Les habitants de Port au Prince sont de grands constructeurs. En dépit de leur pauvreté, ils ont fait de cette ville un perpétuel chantier grouillant de milliers d’initiatives individuelles. Ils construisent avec peu de moyens, la plupart du temps sans autre règle que celle de l’imitation de ce qui existe. Comportements socialement dynamiques mais techniquement dangereux. Au bout du compte, économiquement désastreux et humainement meurtriers lorsque la sanction est infligée par un séisme. En l’absence d’organisme de régulation et d’autorité pour diffuser les règles et veiller à leur application, peut-on changer ces comportements ? Et si oui, comment ?
Peut-on changer les comportements en construction ?
Le « modèle architectural » de Port-au-Prince
Le précédent séisme en 1946 a été bien plus brutal : 8.1 sur l’échelle de Richter, c’est à dire 30 fois plus fort que celui du 12 janvier 2010 (l’échelle de Richter est une échelle logarithmique). Pourtant, il n’a tué « que » un peu moins de 2000 personnes alors que la population de la ville devait avoisiner 300.000 personnes, soit moins de 1 mort pour 150 habitants ; tandis que le séisme de 2010, de moins de 7 sur l’échelle de Richter en a tué plus de 200.000 dans la capitale 1 qui comptait 2 millions de personnes, soit une personne sur dix. Un mort pour 150 personnes en 1946, un pour 10 en 2010. Pourquoi une telle différence ?
La capitale est aujourd’hui extrêmement dense : plus de 25.000 habitants au km2- c’est plus que Paris intra-muros qui en compte 20.000 - ; malgré un faible développement en hauteur : on compte peu d’immeubles de plus de 3 niveaux - heureusement -, probablement pour de simples raisons économiques : il y a peu de promoteurs assez riches pour cela. Comment la ville a-t-elle pu accueillir l’augmentation de sa population au cours du dernier demi-siècle ? Peut-on reconnaître un "modèle architectural" qui aurait accompagné cette évolution ? A quelques exceptions près, les immeubles abritant les activités économiques (artisanat, commerce ou service) ou administratives suivent le même modèle architectural que les habitations ; cela probablement parce que toutes ces activités sont étroitement imbriquées dans le tissu urbain, et que chaque immeuble peut abriter successivement l’une ou l’autre. Il en résulte une très forte densité des zones urbaines centrales très actives. En fait, la croissance de la ville a été à la fois verticale et horizontale. Comment son expansion verticale s’est-elle faite ? Il y a encore peu d’années, toutes les constructions portaient des toits en pentes qui ont aujourd’hui presque tous disparu, n’apparaissant plus qu’exceptionnellement sur quelques rares constructions du patrimoine historique. Partout, ils ont fait place aux toits plats, en dalle ou plancher béton laissant voir des fers en attente d’un possible étage supplémentaire lorsque les moyens le permettront. Grâce à ce premier changement de modèle architectural, la porte a été ouverte pour une croissance de la ville en hauteur. C’est ainsi que la plus grande partie du parc immobilier a gagné un ou deux étages au fil des années et des possibilités financières du propriétaire du moment, souvent sans que la résistance de l’étage inférieur à supporter leur poids n’ait été préalablement vérifiée, surtout lorsqu’entre temps la propriété a changé de main. Alors que les constructions d’un seul niveau sont devenues rares, le paysage urbain s’est progressivement homogénéisé autour de constructions de deux, trois et quatre niveaux, progressivement bâtis, le plus souvent étage par étage, sur les niveaux inférieurs. Mais cette expansion verticale n’est pas la seule façon par laquelle la densité de la ville a augmenté. Elle s’est combinée à une expansion horizontale des maisons faite sur un mode original, forcé par l’exiguïté du terrain de la capitale. Une importante surface globale de planchers a été obtenue par une expansion horizontale de chaque nouveau plancher ; chaque nouvel étage débordant systématiquement sur l’étage inférieur. Les maisons de la ville s’élargissent au fur et à mesure qu’elles poussent vers le haut, grâce à des porte-à-faux successifs en encorbellement au dessus des niveaux précédents, comme des pagodes posées à l’envers 2 . C’est ainsi qu’est né à Port-au-Prince, graduellement, un modèle architectural dont la multiplication sans fin génère un paysage urbain unique, grouillant de vie et formidablement plein de charme, mais qui recèle aussi tous les ingrédients qui ont transformé le séisme de force 6,3 du 12 janvier 2010 en une catastrophe majeure qui a enseveli 230.000 personnes sous les décombres de dizaines de milliers de constructions dont les empilements de planchers en encorbellement successifs se sont effondrés en moins d’une seule minute comme des châteaux de cartes. Ce modèle architectural, techniquement difficile à réaliser si l’on veut respecter les normes, a été multiplié trop souvent dans l’ignorance ou la simple négligence de ces dernières. Tout allait bien tant qu’il n’y avait pas de sanction. Les autorités de régulation de la construction ont laissé faire. La sanction est venue sous la forme d’une secousse tectonique, qui rappelé tout le monde à l’ordre, en infligeant son lot de punitions fatales. Dans les 15 ans qui viennent, la population de la ville doublera. Si le traumatisme d’aujourd’hui n’est pas saisi comme une opportunité de faire changer profondément les modèles sur lesquels se sont développés jusqu’ici l’urbanisme et l’architecture de cette ville, combien de morts comptera la prochaine catastrophe ?
Que faire avec les bidonvilles ?
Quand on regarde les collines sur lesquelles se sont développés les bidonvilles, on voit à l’œil nu qu’elles sont constituées de matériaux sédimentaires peu stables parce que très riche en sable. C’est, en fait, un très ancien fonds de mer d’il y a quelques centaines de milliers (ou millions) d’années qui a été progressivement exhaussé au cours du temps géologique. Le bas des collines est constitué d’un mélange d’argiles, limons et sables au milieu duquel se trouvent de petits rochers et cailloux selon une densité qui diminue au fur et à mesure qu’on monte et qu’augmente celle du sable. La stabilité de tels ces sols est très faible en temps normal, encore plus, on le comprend aisément, en cas de séisme, car ils manquent de liant entre les parties dures. Les pentes de telles collines sont naturellement classées non-construisibles, et c’est bien entendu pour cela que les squatters y ont installé leurs bidonvilles. C’est la conjugaison du manque d’autorité d’application des règlements et la crainte des conflits sociaux en cas de volonté éventuelle de les appliquer qui leur a permis de rester. Les grappes de maisons bidonvilloises accrochées plus haut que les autres, donc sur un sol totalement sableux dont la cohésion en cas de séisme est nulle, ont littéralement coulé sur celles d’en dessous. Plus bas, d’autres zones bidonvilloises, accrochées sur des sols plus riches en matériaux durs ont un peu mieux résisté et le pourcentage des maisons effondrées y est moins grand. Des familles habitent toujours dans les maisons restées debout. Les prochaines pluies vont s’infiltrer dans ces sols que la secousse à "décompactés" rendant le sol ainsi aéré plus absorbeur des eaux de pluies et donc plus meuble. Et une bonne partie de ce qui reste de maisons debout peut très probablement s’effondrer. Dans l’immédiat, les bidonvillois sont plus en sécurité dans les refuges provisoires actuels tant qu’une solution n’a pas été trouvée pour leur avenir à moyen et long terme.
La solution pour le long terme est un projet d’envergure et de longue haleine. Comme dans toute opération de résolution de zones d’habitat précaire, l’on peut compter quatre options : 1) consolider les sites existant et les viabiliser pour permettre une occupation régulée de l’espace ; 2) un recasement des squatters dans de nouvelles zones urbaines aménagées pour cela ; 3) une combinaison des deux ; 4) ne rien faire et laisser le bidonville se reconstruire. L’option 1 requiert des travaux importants de terrassements, consolidation des sols, et création d’infrastructures de desserte d’autant plus coûteux qu’ils concernent des zones géologiquement défavorables. Il n’y a aucune prédictibilité pour le financement de tels travaux qui seront en compétition avec les besoins de reconstruction des zones « normales » de la ville. L’option 2 se heurte à la faible disponibilité de terrains viabilisables et non occupés à une distance du centre suffisamment faible pour que les nouveaux occupants y restent. La plupart des activités des bidonvillois sont dans le tertiaire, surtout informel, le plus souvent liées à la vie du centre ville dense. Les zones non occupées sont loin du centre, pour l’essentiel au fond des vallées, et donc le plus souvent inondables. C’est bien pour cela qu’elles sont libres ; elles sont non constructibles, sauf à y entreprendre de grands travaux. L’option 3 demande, à l’évidence, des études préalables longues pendant que les bidonvillois, laissés à eux même, seront de facto dans l’option 4 : ils retourneront tout naturellement à leur place d’origine, y rebâtiront leurs logements avec encore moins d’argent qu’avant et une qualité encore plus mauvaise. Leurs logements seront encore plus vulnérables aux séismes et aux cyclones.
Pourtant, s’il existe des terrains, même peu nombreux et même loin, pour qu’une fraction, même petite des bidonvillois ne retourne pas dans le bidonville, il convient de déclencher ces solutions. L’opportunité créée par le déplacement actuel de fait des bidonvillois les rend plus susceptible d’accepter d’aller ailleurs. Ce serait une amorce de l’option 3. C’est maintenant, dans les camps de fortune actuels, qu’il convient que commence le dialogue entre les autorités et ces derniers. S’il existe des espaces de recasement, il convient d’y ouvrir des écoles, signal visible pour ceux qui voudront s’y déplacer. Et pour éviter d’hypothéquer l’avenir et fournir immédiatement le service éducatif, il convient de monter des hangars provisoires.
Reconstruire Port-au-Prince ?
C’est presque toute la ville qu’il faut reconstruire. Les besoins de reconstruction sont estimés à 11,5 milliards de dollars. La communauté internationale s’est engagée à réunir 4 milliards de dollars pour les premiers dix-huit mois. Ils pourront se matérialiser assez facilement dans la reconstruction des bâtiments publics. Cela, on sait faire ! Que ce soient les bailleurs de fonds ou le gouvernement ; même si ce n’est pas facile, c’est réaliste. Mais les habitations et les écoles privées, qui sont, en proportion, au nombre de quatre sur cinq ? Ne parlons pas même du fameux imbroglio, inextricable, des titres de propriété. Les gens sont pauvres, et il le seront plus encore qu’avant lorsqu’ils vont reconstruire leur ville. Le Port-au-Prince de demain ressemblera probablement beaucoup à celui d’hier. Dans ce contexte, il est probable que seule une approche d’habilitation des communautés (ce que les anglophones appellent community empowerment) qui permet de leur donner la responsabilité des opérations de reconstruction, (une approche similaire à celle que les anglophones appellent community-driven development) soit la seule viable et efficace si l’on veut canaliser des fonds publics vers les communautés privées pour les aider à (se) reconstruire. C’est là une option pour le moyen terme. Mais dans l’immédiat, que faire ?
S’attaquer aux comportements: dix règles simples pour sauver des vies
Il est vraisemblable que les établissements publics seront reconstruits selon des normes parasismiques, et il est probable que les ingénieurs et des architectes haïtiens vont tous devenir des experts en parasismicité. Mais quel impact sur tout le reste ? Comment renverser la situation générale de négligence des règles de construction. S’il faut changer les comportements des habitants de la ville lorsqu’ils construisent, comment s’y prendre ? Il faut aussi changer les habitudes des maçons du secteur informel, dont la plupart n’ont jamais rencontré un ingénieur. C’est à dire changer les comportements de tous. Dix règles simples, si elles sont suivies, sont suffisantes pour rendre parasismiques les petites constructions réalisées par tout un chacun lorsque seront reconstruits magasins et maisons par les petits entrepreneurs ou tâcherons du secteur informel. Elles vaudront aussi quand se reconstruiront les écoles privées. Ce sont dix règles « de bon sens » pour éviter les erreurs les plus flagrantes qui rendent les constructions particulièrement vulnérables aux séismes. Elles ne demandent pas un niveau d’instruction élevé pour être comprises et pourraient aisément faire l’objet d’un petit guide, transcrit en créole, et avec des illustrations pour les rendre accessibles aux non alphabétisés, ce qui permettrait une diffusion de masse. Ne peut-on pas s’atteler à diffuser ces dix règles ?
- Ne pas construire à moins de 3m du ravin.
- Faire un plan simple : éviter les formes en L ou en T ou bien mettre un joint entre les parties ;
- Faire une fondation plane, pas une fondation en escalier ;
- Enfoncer la fondation d’au moins 70 cm dans le sol.
- Mettre un chainage en béton armé en bas et un en haut des murs avec quatre fers de 10 mm;
- Ne jamais faire de porte-à-faux (ou bien le faire calculer par un ingénieur) ;
- Mettre des poteaux en béton armé aux angles et aux intersections de murs (avec des fers de 10mm) et bien liaisonner les fers des poteaux à ceux des chainages pour que la construction soit comme une « boite » ;
- Pas de mur de moins de 1 m de large entre deux fenêtres ou entre une fenêtre et un angle de la maison ;
- Pas de toitures lourdes comme les dalles en béton mais plutôt des toitures légères sur charpentes métalliques ;
- Bien attacher les charpentes au chaînage-haut et aux murs pour qu’en plus d’être parasismique, la construction soit aussi résistante aux cyclones.
Construire des équipements provisoires, mais vite !
Prenons l’exemple des écoles : il faut remettre les enfants à l’école le plus vite possible. On peut envisager trois approches : 1) construire bien comme il faut, selon les normes, de belles écoles parasismiques ; 2) installer des hangars provisoires partout, en attendant de mettre en œuvre l’option 1 ; ou 3) installer tout de suite des hangars provisoires qui sont les premiers éléments de constructions complètes qui se complèteront progressivement pour devenir, à terme les écoles comparables à celles de l’option 1. Il est possible que les discussions s’éternisent autour du choix d’une stratégie consensuelle. Le ministre de l’éducation voudrait construire sans tarder des « abris provisoires » en tôles pour remettre les enfants à l’école. Il a sans doute raison. L’urgence immédiate n’est probablement pas compatible avec le long terme qui demande toujours des études et des conditions préalables. Si on veut aller très vite, il vaut mieux ne pas mélanger la recherche d’une solution immédiate et généralisable, avec celle d’une solution associant en même temps la notion d’immédiateté et celle d’un investissement à long terme. Il faut d’urgence offrir un toit aux écoles, qui soit plus solide que les tentes lorsqu’arrivera la période des cyclones. Faut-il profiter de l’occasion pour construire des hangars « évolutifs » ? redécouvrir les matériaux locaux améliorés ? Est-ce compatible avec l’urgence ? Si on veut construire des hangars « évolutifs », il faut avoir des terrains immédiatement disponibles et qui sont de bons emplacements pour le long terme. C’est ce qui manque le plus. Si on veut introduire une nouvelle technologie, il faut avoir le temps pour la formation et les ressources qui vont avec, ce qui n’est pas le cas actuellement. Il vaudrait mieux utiliser des technologies que tous les artisans locaux connaissent : les structures en fer couvertes de tôles, posés sur des dalles de béton. Cela donnerait du travail à des milliers d’artisans qui savent le faire, et redistribuerait des revenus. Pour le plus long terme, comme quatre école sur cinq appartiennent à des opérateurs privés, il est souhaitable de leur faciliter l’accès à un système de microfinance adapté aux besoins de la reconstruction. Le gouvernement pourrait soulager leur effort par un don de démarrage, apporter sa caution aux opérateurs qui ont de bonnes références passées et bonifier les taux d’intérêt du système de microfinance, tout ceci sous réserve que les constructions respectent le minimum de règles parasismiques
Il est probable que tout cela prendra du temps à ce mettre en place. En attendant, les habitants de Port-au-Prince vont se débrouiller pour reconstruire leur ville. S’ils peuvent suivre les 10 règles ci-dessus, leur nouvelle ville sera moins vulnérable au prochain séisme.
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Sur l’hypothèse que plus de 70% des 280.000 personnes ayant perdu la vie étaient dans la zone métropolitaine (de la capitale). ↩
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Le profil des rues de Port au Prince d’aujourd’hui n’est pas sans rappeler celui des villes européennes du Moyen-Age quand chaque habitant faisait avancer un peu plus chaque nouvel étage au dessus de la rue, car l’expansion horizontale de la ville était définitivement bloquée par ses propres remparts. ↩