La Colombie est perçue en Europe à travers le prisme déformant de son exceptionnelle biodiversité combinée à l’impunité des divers acteurs du trafic de drogue. Il y a de bonnes raisons pour cela. De multiples biotopes accompagnent l’étagement des terres et des eaux, depuis les mangroves caraïbes jusqu’aux forêts amazoniennes, en passant par les hautes vallées où vivent la plupart des Colombiens. Huit millions d’entre eux habitent la capitale, Bogota, et le taux d’urbanisation atteint aujourd’hui 80% de la population, contre 30 % voici un demi-siècle. La Colombie dispose de richesses naturelles qui pourraient à elles seules assurer la prospérité de ses habitants, et de cadres assez nombreux pour coordonner les politiques publiques et l’économie. Son patrimoine colonial et la gentillesse de ses habitants sont des atouts supplémentaires pour l’avenir. Mais ce développement est contrecarré par les acteurs d’une sale guerre qui assure, depuis des décennies, la prévalence d’intérêts très particuliers. Si ceux des militaires chargés de réprimer les trafiquants de drogue sont les plus visibles, c’est toute une économie liée à ce conflit qui s’est structurée au fil du temps, en raison de ses ramifications internationales. Cette économie de monopoles où les finances publiques servent des carrières privées agit comme les drogues qu’elle prétend combattre : elle inhibe la sensibilité à la douleur, réduit la capacité de coordination du corps social, affecte la capacité de mémorisation collective et de renouvellement des apprentissages. La Colombie semble ainsi bloquée, voué à répéter mécaniquement des cycles où la violence justifie la confiscation des libertés, la marginalisation politique des pauvres et le peu de considération accordée aux initiatives civiques.
Ce cycle infernal pourrait-il être prochainement rompu à l’issue du second tour des élections présidentielles ? Les violences récentes ont vivement contribué à la croissance démographique de la capitale, où vit à présent 20% de la population du pays. Il en est résulté la formation sur place d’une génération de cadres techniques et intellectuels : les ingénieurs et les universitaires ont su canaliser le développement urbain, former une part significative des jeunes colombiens et sont au cœur d’une nouvelle sociabilité progressiste qui ne se satisfait pas de la ségrégation de fait entre une Colombie de la consommation et une Colombie de la misère. Au moment de célébrer le Bicentenaire de l’indépendance du pays, nombreux sont ceux qui sentent qu’une autre Colombie est possible. Cela explique le surgissement récent d’une fièvre démocratique des plus remarquables. Ancien maire de Bogota, Antanas Mockus est en passe de faire vaciller le processus électoral en vue de la succession de l’actuel président Alvaro Uribe. La Cour constitutionnelle a rejeté il y a quelques mois la tentative de ce dernier pour briguer un troisième mandat : après l’élection sans anicroches en mars d’une Chambre des députés acquise au gouvernement en place, Uribe s’apprêtait donc à laisser son poste à Juan Manuel Santos, ancien ministre de la défense dont l’accession au pouvoir déplairait tout particulièrement à ses voisins équatoriens et vénézuéliens. Comptant sur le réflexe nationaliste coutumier dans la région, ainsi que sur l’appareil d’un parti dont les bases locales sont étayées par diverses pratiques clientélistes, l’élection de Juan Manuel Santos semblait une formalité : c’est à peine s’il avait prévu de faire campagne. Mais l’ancien maire de Bogota, un universitaire issu d’une famille d’immigrants lituaniens, en le mettant en ballotage, vient de dérégler une machine politique bien rodée. D’ores et déjà, le pays vit un débat public comme il n’y en a pas eu depuis des décennies et qu’il sera difficile d’interrompre.
Profession de foi et engagement démocratique
A la veille du premier tour, le candidat du parti vert évoque l’espérance qui naîtra d’une refondation démocratique par l’éducation, le respect scrupuleux de la légalité, la confiance dans le dialogue et les technologies numériques . Santos en est réduit à lancer un appel à la jeunesse dans lequel il s’excuse d’avoir dû couvrir les exactions de l’armée. Il personnalise à l’extrême sa profession de foi et laisse entendre que sa fibre sociale a pu être ignorée par ceux qui ont suivi sa carrière, en dépit de son action au fil de ses ministères. Il rapporte son expérience de la Colombie réelle alors qu’il était jeune soldat à Carthagène, critique l’intellectualisme doucereux de la capitale et promet de multiplier les emplois. Si le président Uribe fait ouvertement campagne pour Santos, lequel déclare que son prédécesseur pourra choisir à sa guise sa nouvelle fonction institutionnelle, le candidat officiel semble sur la défensive. Il admet que les jeunes peuvent avoir une image déformée de sa vie et de son personnage. A la suite du premier tour, la visite annoncée de Hillary Clinton à Bogota déterminera le style de la campagne du second tour : les États-Unis peuvent difficilement s’aliéner le futur gouvernement colombien, traditionnellement son allié, quelques mois après avoir obtenu d’installer des bases militaires dans le pays. Antanas Mockus a prudemment écarté de ses propos toute idée de revenir sur les accords pris par le gouvernement précédent.
Les Colombiens ont payé assez cher durant des années pour savoir que les institutions légales servent souvent de paravent à une illégalité permanente. Selon les dernières statistiques en date, près des deux tiers de la population active sont au chômage ou travaillent dans l’économie informelle. De ce fait, le tiers des Colombiens vit dans une véritable misère, sans aucun accès à une économie monétaire. Livrée à elle-même pour disposer d’un toit, souvent au prix d’une relégation à des kilomètres d’un centre urbain, sans moyen pour se déplacer, sans hygiène et sans services sociaux ou éducatifs dignes de ce nom, une partie considérable de la population est faite d’exclus de l’intérieur, de ces « surnuméraires » dont parle Saskia Sassen dans ses travaux récents (lire sur Sens Public ) : chassée des terres qui les ont vu naître ou exploitée sans restriction, cette population émarge au compte de pertes et profits de la mondialisation financière. Si elle n’affecte pas les plus riches, cette misère entrave fortement le développement général du pays. Elle explique que les candidats à l’élection se refusent à envisager d’augmenter le salaire minimum fixé à 200 euros par mois, faute de la moindre possibilité de faire appliquer une telle mesure. Nombre d’entreprises licencient leurs jeunes employés après les avoir formés : passé la trentaine, nombreux sont ceux qui deviennent alors sous-traitants de leurs anciens employeurs, pour une bonne part dans l’économie informelle. Beaucoup finissent, au fil d’une mise en concurrence permanente, par rejoindre le petit peuple des vendeurs ambulants et des boutiquiers, des gardiens de la paix ou des chauffeurs de taxis ou de bus collectifs... Les campagnes n’ont pas ces ressources et la population y est d’autant plus sujette à devenir victime du clientélisme politique ou d’une exploitation sans limites par cette autre économie informelle - celle de la drogue, de la répression militaire et des rackets en tout genre. D’où la grande plaie du pays, les « déplacés » : cinq millions de personnes ont ainsi été chassées de leur terre au cours des années récentes, en raison des pressions antagonistes des guérillas et des troupes anti-guerrilla, du fait des pouvoir exorbitants donnés à quelques compagnies pour exploiter de vastes surfaces cultivables au prix de l’éviction des habitants qui étaient sur place et dont les titres de propriété, tout naturellement, n’existent pas.... ou en raison des exactions directement exercées contre ceux qui osent lever la tête, parviennent à fédérer des énergies pour lutter et s’opposer aux processus en question....
Le peintre Pedro Ruiz a superbement représenté la mutilation qu’impose ces déplacements: chacune de ses victimes devient étrangère dans son propre pays, habitée par des fantômes et des souvenirs. Il a imaginé des pirogues qu’un déplacé habite de ses rêves nostalgiques : un morceau de forêt, un village, un arbre particulier deviennent autant de signes de cette détresse dont les esprits colombiens sont habités. Maria Victoria Duque, fondatrice de la revue Razon publica , nous le confirme par l’exemple de sa propre famille. Après la mort de son père, sa mère a souhaité faire de leur domaine agricole près de Pasto, dans le Sud voisin de la frontière équatorienne, un parc naturel dont les paysans seraient des gestionnaires pour les générations futures. Il s’en est suivi une prise de conscience par les paysans des formes d’exploitation qui prévalaient dans le voisinage et le bannissement par les autres propriétaires de cette famille trop idéaliste. Une génération plus tard, tous ses membres ont quitté la région après avoir été individuellement inquiétés. Cet exemple d’une famille de propriétaires bien établis en dit long sur ce qui se passe en silence quand sont évacués des villages entiers pour faire place à des plantations industrielle ou afin de restreindre les possibilités de cultures illicites dans les zones mal contrôlées par l’armée. Si quelques procès ont permis d’établir des responsabilités dans des cas isolés, tout un processus de réhabilitation sera un jour nécessaire pour rendre au pays un sens de son identité. Le travail opiniâtre des associations pour les droits civiques est un socle indispensable : il explique le légalisme absolu qui marque la campagne d’Antanas Mockus. Cependant, au moment de fêter le bicentenaire de sa proclamation d’indépendance, le pays semble maintenir encore une dissociation ruineuse entre l’émancipation à l’égard de la couronne espagnole d’un côté, une impossible égalité civique de l’autre : l’abolition des privilèges ne fait pas fait partie de l’héritage du dix-neuvième siècle, la Colombie n’a pas connu de révolution comparable à celle du Mexique, qui a au moins réintégré les mémoires indiennes dans sa culture centrale et fortement séparé l’État de l’Église. Rien de tel ici, bien au contraire : la confusion des pouvoirs est restée la règle jusqu’à présent.
Pourtant certaines initiatives laissent percer une capacité critique plus ferme. La belle exposition intitulée « Habeas Corpus » établit le lien entre les limites de la démocratie colombienne et la mainmise d’une Église pratiquant le culte du martyre et du sacrifice (notons la présence dans le catalogue de l’exposition du texte de Jean-Luc Nancy 58 indicios sobre el cuerpo dans sa traduction espagnole). Cette exposition a été célébrée par des critiques avertis , mais il est tout à fait cohérent qu’aucun de nos interlocuteurs sur place n’ait semble-t-il visité cette exposition ouverte en plein centre de Bogota. Les forces critiques de la société colombienne restent encore fragiles et isolées, et c’est tout le sens de la campagne électorale en cours que d’éveiller l’opinion publique et de s’appuyer sur elle pour développer une dynamique de création culturelle, d’investissements dans l’éducation et la recherche ainsi que d’initiatives économiques. Nos discussions sur place nous ont montré quelles attentes suscitait ce programme : toute une génération attend avec impatience de pouvoir s’internationaliser sans devoir dépendre des réseaux de parrainage traditionnels. Eduardo Cifuentes, ancien directeur des Droits de l’Homme à l’UNESCO et doyen de la faculté de Droit de l’université des Andes nous le confirme, tout comme nos correspondants de l’université nationale, de l’université del Bosque ou de l’Office de promotion de la recherche COLCIENCIAS. S’il est élu, Antanas Mockus devra subtilement ouvrir des débats de fond pour délégitimer la violence dans le pays et préparer la transformation de sa culture politique : ce sera la mission d’une jeune génération d’universitaires et de responsables associatifs.
La richesse de la nation
Maire de la capitale à deux reprises, mathématicien et philosophe, ancien doyen de l’université nationale, parfait francophone, Antanas Mockus mène un parti vert dont les mots d’ordre sont la transparence, la lutte contre la corruption et la restauration de la neutralité de l’État. Dans la capitale, sa démarche a fortement contribué à accroître la qualité de vie de tous. Le service de bus en site propre TransMillenio, créé voici dix ans après l’échec des projets pour créer un métro, rencontre un succès considérable : il s’exporte en Amérique latine. Une noria de bus articulés irrigue quelques grandes artères de la capitale et des véhicules complémentaires intégrés au système font converger vers lui les usagers venant de quartiers périphériques. Leur vie quotidienne en est transformée pour une somme modique. Les emplois de conducteurs et les services d’entretien relèvent d’adjudications à des entreprises privées concessionnaires dont les contrats sont transparents. Le respect des lois du travail et des normes environnementales est de rigueur. Cet équipement social est victime de son succès : les bus sont souvent bondés, le développement du réseau n’est pas assez rapide pour satisfaire tous les besoins qu’il stimule. Les bus collectifs traditionnels poursuivent leur activité pour desservir les autres secteurs de la ville. La police urbaine rassure la population tout comme un nombre impressionnant de gardiens d’immeubles et de vigiles en tout genre. On nous rapporte que la municipalité Mockus a fortement accru la convivialité et le respect mutuel entre citoyens de Bogota. Ses réalisations récentes à Bogota parlent donc pour lui : ses concitoyens disent à quel point il est parvenu à civiliser la ville, qui dispose à présent de boulevards interdits aux voitures le dimanche - les familles s’y pressent - et d’un ensemble de services municipaux dignes de ce nom. La ville est propre et sûre dans la plupart de ses quartiers. De nombreux programmes de logements sociaux et d’équipements scolaires suivent l’urbanisation spontanée afin que celle-ci échappe à l’enclavement propices aux activités illicites. La voie est donc indiquée pour le candidat des Verts.
Son programme est presque entièrement axé sur l’investissement dans l’éducation, seul à même de donner aux jeunes générations du pays un destin acceptable. Aujourd’hui, en effet, seule une élite accède aux universités, et celles manquent assez largement de moyens en dehors de Bogota. Ce programme est logique dans un pays dont le quotidien est marqué par un sous-emploi chronique mais au sein duquel une population jeune aspire à connaître un destin plus facile que celui de la génération de ses parents. Hors des quartiers Nord, les plus riches de la capitale, où les embouteillages constituent le problème principal d’une classe privilégiée entourée d’une multitude de petits employés de service, les activités traditionnelles du commerce, souvent ambulant, donnent aux rues leur caractère pittoresque, mais ne suffisent plus à nourrir la population, qui a besoin de renforcer sa qualification pour accéder à de vrais emplois.
A contrario, il reste beaucoup à faire pour satisfaire les besoins fondamentaux d’une grande part de la population. A Bogota, Ciudad Bolivar est une région « mal connue » de la métropole. Hormis les travailleurs sociaux, qui peut bien s’intéresser au demi-million de personnes qui vivent dans la montagne à une heure de route du centre-ville et dont on dit que l’existence est contrôlée par des bandes qui filtrent les accès, ou dissuadent du moins les horsains d’y pénétrer ? Ailleurs, nombreuses sont les familles vouées à la misère, même si elles ne sont pas nécessairement confrontées aux conditions extrêmes qui règnent aux environs de Carthagène, dans un ghetto où les égouts à ciel ouvert sont bordés de milliers de maisons à la construction précaire, ou dans des lieux de relégation plus éloignés encore : les paysans déplacés sont à la merci d’exactions, le racket frappe les commerçants...
Comment créer une avancée transformatrice sans provoquer la fuite des capitaux et la désertion des cadres de l’actuelle administration ? La partie n’est pas jouée, tant elle heurte des intérêts et des traditions séculaires. Affirmer que la vie est sacrée et ajouter que l’argent public l’est presque autant, ce sont là des slogans presque révolutionnaires. Experte mandatée dans nombre de pays latino-américains, Josyane Bouchier nous confirme en effet que le respect de la propriété privée est infiniment plus fort dans la culture d’Amérique latine que celui de la vie des pauvres ou des biens publics. Ainsi, le fait pour Mockus d’être le seul des candidats à dire formellement aux électeurs qu’il souhaite augmenter les impôts pour financer l’investissement dans l’éducation est en soi un engagement très fort pour améliorer la gestion des finances publiques. Par cette déclaration, il marque d’ailleurs la fin de la campagne d’une manière très puissante : ses adversaires directs qui s’indignent d’une telle orientation avouent par là leur impuissance à restaurer le crédit de l’État là où le candidat vert joue sur le bilan de son action municipale et sur sa réputation d’intégrité.
Mais le fait marquant est déjà de pouvoir évoquer cette probable victoire de Mockus au second tour, si les élections se déroulent normalement. C’est d’autant plus étonnant que la première phase du processus s’est déroulée conformément aux vœux du pouvoir en place. La chambre des députés élue en mars ne laisse en effet que peu de place à l’opposition. Faute de pouvoir la dissoudre, Antanas Mockus devra composer avec elle s’il est élu. Sa pratique gouvernementale l’obligera à des compromis en sorte que le pays sera juge du respect par chacun de ses engagements. Quelle meilleure pédagogie démocratique ?
Cette certitude donne d’ailleurs à la campagne un caractère insolite. Juan Manuel Santos aura tenté de s’exposer le moins possible, se réservant pour le second tour et comptant sur ses relais locaux. Et Antanas Mockus se voit reprocher par certains de ses amis le ton modéré avec lequel il s’exprime. Il insiste sur son approche légaliste et sur le caractère progressif de tous les changements qu’il faudra opérer. S’il devait être élu, la Colombie se lancerait dans une transition de quatre années, une expérience et un débat démocratique continu pour entamer à l’échelle du pays un processus allant bien au-delà de l’expérience réussie à Bogota. Il sera alors temps d’ouvrir des débats concernant l’histoire nationale, en remontant au moins à 1948 et à l’assassinant du président Gaitan, qui fut le point de départ de la Violencia dont le cycle s’achève peut-être sous nos yeux.
Par-delà 2010
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Après la victoire incontestable de Juan Manuel Santos au premier tour des élections présidentielles - où il obtient presque 47 % des voix, laissant Mockus à 21 % avec moins de la moitié de ses propres suffrages -, il lui suffira de quelques reports du parti conservateur pour s’assurer la victoire au second. Les quatre années qui viennent montreront si une alternative nationale est possible ou bien si la division du pays est trop profonde pour qu’on puisse l’envisager. Les leçons de ce vote sont très claires. En premier lieu, la participation est restée inférieure à 50% de l’électorat, même si elle dépasse les 60% à Bogota et dans sa région. Même dans la capitale, Mockus ne parvient pas à précéder Santos. Mais le clivage le plus évident est entre les villes et les campagnes. Celles-ci sont très majoritairement pro-gouvernementales, surtout là où les régions sont tenues par l’armée. C’est elle et la police que Santos a remerciées en premier lieu et il semble difficile de gagner des élections sans avoir les militaires avec soi. L’armée et la police sont les principaux employeurs du pays. Et l’ancien ministre de la défense Santos fut leur patron. Ainsi, même une participation accrue ne serait en rien un gage d’une évolution des institutions.
Par-delà la déception des supporters de Gustavo Petro, candidat de gauche qui recueille de bons scores dans la région de Carthagène, mais dont le parti peut déplorer que la focalisation des instituts de sondage sur le duel Santos / Mockus lui ait fait perdre des électeurs, il est manifeste que Mockus, avec ses déclarations légalistes à la Vaclav Havel, se trouvait dans une situation voisine de celle des chefs de l’opposition anticommuniste en Europe centrale voici vingt ans. Ces derniers n’ont jamais pu s’emparer du pouvoir qui leur est tombé dessus au plus fort d’une démoralisation avancée des forces de l’ordre et des relais traditionnels du pouvoir soviétique. Havel rappelait d’ailleurs récemment comment l’apprentissage des procédures démocratiques et de leurs lenteurs avait douché les enthousiasmes de la population et de ses représentants (voir Vaclav Havel « Les Surprises de l’histoire », Le Monde, 31 octobre 2009). Les élections en Colombie viennent de montrer que la population rurale colombienne ne saurait plébisciter une alternative politique venue de cadres urbains qui ne la représente pas directement.
Le scénario de sortie du populisme paramilitaire en Colombie ne pourra donc venir, semble-t-il, que de l’intérieur des sphères du pouvoir, si la croissance d’une économie tertiaire rendait possible une démilitarisation de la société rurale. La Colombie en est loin, et les travaux récents de Saskia Sassen nous font penser qu’un travail de fond serait le préalable indispensable pour faire évoluer cet état de fait. Antanas Mockus et Gustavo Petro ne sauraient mieux faire que de s’en convaincre et d’entreprendre une campagne d’information populaire permanente principalement centrée sur les zones rurales et les quartiers périphériques des villes, qui donnent actuellement massivement leurs voix aux candidats officiels. C’est l’orientation qui semble découler de la réaction immédiate de Ricardo Duarte publiée par Razon publica lundi 31 mai .
Nous avons là une des clés d’interprétation complémentaire pour les phénomènes du type « narcotrafic » et des votes favorables aux militaires en Colombie et ailleurs. Les pays du Nord ne s’impliquent pas dans le maintien de la "dignité humaine" dans les zones reculées dont la production n’a pas de valeur spéculative. En conséquence, les populations qui les habitent sont prises dans l’étau d’une misère permanente et sans remède, qu’accompagne leur expulsion par des bandes armées et/ou leur exploitation au service d’activités spéculatives (banane, coca ou cuivre, c’est tout pareil...). Ces populations ne voient pas comment se protéger autrement qu’en pactisant avec des « forces de l’ordre » qui créent localement des emplois et un semblant de sécurité. Cela contribue à maintenir les apparences d’une « maîtrise », quand bien même ces opérations miliciennes assurent l’impunité des forces économiques et de leurs agents administratifs. Pour peu que les ONG acceptent de faire du travail sur place, le système se boucle pour le plus grand profit de ceux qui tirent les ficelles, constate Saskia Sassen. Il n’y a même pas besoin d’envoyer des troupes pour coloniser, les pauvres du cru se chargeant de désespérer les partis de gauche et les intellectuels idéalistes... Il en va de même dans les banlieues du monde où le face à face entre les bandes et la police interdit de poser à la société dans son ensemble la question de ses valeurs de solidarité : on ne discute pas avec des violents et des caïds...