J’ai été amené, depuis quelques années, à m’intéresser à l’écologie et à l’éthologie, et j’ai donc, dans cette direction, fait quelques lectures, livres et articles. A l’expérience, il s’est avéré que certains livres, plus que d’autres, me satisfaisaient. Ce sont vers eux que je revenais, et reviens, le plus fréquemment, et cela non pas tant parce qu’ils me fournissent un matériau riche, mais parce que, comme on dit, « ils me donnent le plus à penser », et j’ajouterai également, à sourire, à rire, à m’émouvoir et à apprendre. Bref, je les apprécie et je les aime, comme on dit. C’est là une expérience banale de lecteur : dans un domaine quelconque de connaissance auquel, comme c’est mon cas ici, on accède principalement par les livres, certains restent et trouvent écho en nous, d’autres non.
Une première réflexion me fit dire ceci sur cette évaluation initiale : ces ouvrages qui me satisfaisaient pouvaient être caractérisés par leur aptitude à lier de façon très intime, deux choses. D’une part, une très solide connaissance du monde animal (car c’était bien des connaissances que je cherchai), mais d’autre part un très grand souci du monde animal, l’expression pas moins forte d’un respect pour ce monde, disons encore l’expression d’une sorte d’intérêt très profond et très vif pour le monde animal ; disons enfin l’expression d’une très grande familiarité avec lui. C’est le lien de ces deux rapports qui semblait me satisfaire, et non, comme c’est souvent le cas, leur simple juxtaposition : d’un côté les connaissances, de l’autre des déclarations de respect pour le monde animal, non liées au travail même de la connaissance.
J’ai cru trouver là comme une rhétorique exemplaire, et qui en tout cas en première approximation, me satisfaisait et permettait de m’orienter dans ces lectures (en particulier K. Lorenz, Frans de Wall et certains articles du Courrier de l’environnement de l’INRA).
Rhétorique et expérience
Et tout d’abord je voudrais justifier de façon un peu générale cette importance que j’attache aux manières de parler ou à la rhétorique. C’est une approche trop peu habituelle pour que je ne m’en explique pas.
On peut, me semble-t-il, distinguer deux niveaux dans ce que nous nommons « connaissance animale ».
Le premier niveau est celui que, avec Montaigne, je nommerai le commerce avec les animaux. Nous avons, disait Montaigne, quelque commerce avec le mode animal, et qui sait finalement si, quand je me joue avec ma chatte, ce n’est pas plutôt elle qui se joue avec moi ? Qui sait en effet ?
Ce niveau est celui du chasseur, qui connaît l’animal qu’il poursuit, qui lui prête comme spontanément intelligence. C’est encore celui, ou c’était encore celui du fermier, qui connaissait ses bêtes, qui les nommait et leur parlait. C’est encore celui de l’éthologue d’aujourd’hui, que ce soit en laboratoire, dans les zoos où il observe ses animaux en état de semi-liberté, ou encore sur le terrain.
A ce niveau se jouent des choses relativement étranges, mais dont en un sens nous ne doutons pas. Ainsi par exemple un article récent du journal Le Monde (20.07.2002) expliquait la dépression et l’augmentation du taux de suicide chez les paysans du Cantal, en invoquant, entre autres causes (difficultés économiques, et difficultés de trouver une conjointe), la détérioration du rapport traditionnel et familier aux animaux de la ferme. Le sort fait aux animaux d’élevage aujourd’hui, déprime ceux qui leur étaient les plus proches, et cela est rapporté par ce journal supposé sérieux comme une sorte de fait dont tout un chacun convient même s’il en est fort éloigné, même s’il ne saurait probablement pas l’expliquer (soit dit en passant, on aurait fait, par exemple, sourire David Hume en cherchant à expliquer ceci en disant que dans ce sort fait à l’animal le fermier imagine et anticipe le sien. Hume aurait plutôt dit qu’il y avait ici la destruction d’une forme de sympathie naturelle).
Étrange encore, mais pas moins très « compréhensible » me semble-t-il, cet aveu de Jane Goodal, célèbre primatologue, disant que c’est la femelle chimpanzé Flo, qu’elle fréquenta longtemps, qui lui apprit à être mère, ou plus précisément qui lui rendit cette possibilité d’être mère (citée par Vinciane Despret, in Quand le loup habitera avec l’agneau, Les empêcheurs de tourner en rond, p.151). Étrange formule là encore, mais qui je crois est au fond assez compréhensible, et ne se réduit pas au transfert d’un certain nombre de comportements de la femelle chimpanzé à elle. Et cela nous renvoie aux faits liés à l’animalo-thérapie, en particulier l’hippo-thérapie, immortalisé pour moi par cette boutade d’un médecin du roman de Samuel Butler, Ainsi va toute chair, proposant à son patient un peu nerveux, une cure de vache : allez au bord d’un champ, et regarder les vaches et vous verrez, cela ira beaucoup mieux !
De tels « faits » sont assurément étranges, et je n’en méconnais nullement la difficulté, mais je crois que nous ne pouvons d’emblée en récuser le sens, à savoir que le monde animal ne nous est pas rien, que nous avons commerce avec lui, que des échanges se font ici ou là, selon assurément des voies très problématiques.
Il me semble juste de dire que c’est à ce niveau, pris dans sa plus grande généralité, que se situe certaines réflexions philosophiques, et je pense ici principalement à Socrate, à Montaigne, à Claude Lévi-Strauss, à Gilles Deleuze, et même à Heidegger contrairement à ce qu’une lecture un peu rapide fait dire le plus souvent de cet auteur.
Bien sûr, c’est le niveau de tout les dangers, parce que c’est là que l’on rencontre le problème de l’anthropomorphisme, ou plus justement peut-être de l’anthropocentrisme (pour reprendre cette distinction à F. de Wall dans Quand les singes prennent le thé, Fayard, 2001, ch.1, p.72 particulièrement), parce que l’on ne sait peut-être pas bien faire la distinction entre projection de nos propres problèmes sur les animaux et commerce avec eux, ou encore parce que l’on risque des généralisations tout à fait abusives ; mais que ce niveau soit une zone aux dangers multiples n’empêche pas toutefois de lui accorder réalité et sens.
Le deuxième niveau auquel on peut se situer quand on parle de connaissance du monde animal est le niveau peut-être plus évident pour nous aujourd’hui de la connaissance du monde animal au sens objectif du terme. C’est là qu’il s’agit de construire des connaissances objectives et scientifiques de ce que sont les animaux, dans leur diversité, dans leurs milieux respectifs. Il ne s’agit plus de commerce ici, il ne s’agit plus de faire état d’un commerce avec le monde animal, ou avec tel ou tel animal. Pour reprendre l’exemple de Jane Goodal, celle-ci ne serait pas la primatologue réputée qu’elle est si elle s’était contentée du récit que j’évoquais plus haut. Elle nous a appris ce que sont les chimpanzés, comment ils vivent, et c’est bien cela que nous cherchons dans les livres, des connaissances, et non pas des récits. Reste qu’elle jugea nécessaire de mentionner l’épisode.
Ce deuxième niveau entre dans un rapport complexe au premier. Très certainement il entre dans un rapport critique, mais plus justement il entre dans un rapport plus grand de détermination : on n’y parle pas ou guère de l’animal en général, ni de tel ou tel animal, de tel ou tel rapport particulier, et en ce sens la forme du récit ou de l’anecdote est bannie ; on y détermine en revanche ce que sont les animaux, dans leur différence et surtout leur spécificité. Je crois toutefois que cette relation ne s’arrête pas là, et c’est ici que se situe ma perspective.
Car je crois en effet qu’il y a quelque chose comme un troisième niveau, que je définirai formellement comme le retour ou le maintien du premier dans le second, le travail du premier dans le second exactement comme le second intervient dans le premier. Beaucoup d’éthologues l’affirmèrent très clairement, en disant par exemple qu’un certain anthropomorphisme était non seulement utile mais aussi nécessaire à la pratique de leur métier (en un sens heuristique par exemple). Ils le dirent encore en se servant des modèles du fermier et du chasseur pour penser le rapport à leur propre travail. Pour le dire autrement, le sujet de la science ne me semble pas clivé ici, même s’il fait droit à une certaine séparation (mais qui dit séparation, ne dit pas forcément clivage ou rejet), et c’est d’ailleurs précisément ce clivage qui est régulièrement dénoncé par les éthologistes à travers la critique, si fréquente et régulière chez eux, encore de nos jours alors que l’on dit pourtant que le problème est dépassé, de l’approche purement behaviouriste ou skinnerienne de la connaissance des animaux.
Telle est donc l’hypothèse que je voudrais faire mienne et qui me semble pouvoir expliquer la préférence accordée à certains ouvrages : leur force singulière s’expliquerait par une rhétorique susceptible d’articuler et de lier surtout deux niveaux de « connaissance » ; commerce échange d’une part, connaissance objective de l’autre. Les lier n’est ni les confondre, ni les cliver.
Pour préciser un peu cette hypothèse je voudrais faire fond sur l’analogie suivante. De Baudelaire, Walter Benjamin disait que ses poèmes reflétaient l’expérience de la ville. Il voulait dire par là qu’à la différence d’autres poètes qui avaient seulement pour but de décrire la ville, Baudelaire quant à lui « était plus préoccupé d’enfoncer l’image dans le souvenir que de l’orner et de la peindre » (Sur quelques thèmes baudelairiens, o.c., folio Essais ; tome 3, p.348). Baudelaire, selon Benjamin, ne parle pas tant de la ville qu’il cherche à l’exprimer. Plus exactement il dit nos rapports à la ville, et ses poèmes expriment, ou veulent exprimer, le rapport que nous avons et que plus profondément nous sommes à la ville, ce que nous devenons à travers elle, ce que nous sommes devenus. Faire l’expérience de la ville, c’est se laisser transformer par elle et exprimer et connaître quelque chose de ce rapport.
Je dirai alors que, mutatis mutandis, et particulièrement en tenant compte du fait que le scientifique, à la différence du poète baudelairien, a bien pour projet de dire ce que sont les animaux ou le vivant, je crois que les éthologues font eux-mêmes et font faire à ceux qui les lisent cette expérience en ce sens là, et qu’à travers ce qu’il disent des animaux, ils retranscrivent un rapport au monde animal et appellent à le partager. Cela se voit dans leur rhétorique, dans leur manière de parler, de même que ce sont les rythmes des poèmes de Baudelaire, le choix de ses métaphores, qui font « sentir » quelque chose comme notre rapport à la ville. Leur souci est d’exprimer indirectement un rapport, et forcer l’approche scientifique à dire et exprimer ce rapport (un rapport ne peut être qu’exprimé et non pas dit : chercher à le dire, c’est prétendre se tenir en dehors de lui, et donc en être sorti, ou le prétendre.)
Mais quelle est donc cette rhétorique ? Et de plus, si elle doit recueillir, à travers la discipline scientifique, ce qu’il en est de notre rapport ou commerce au monde animal et au vivant en général, alors elle ne doit pas être totalement indépendante de tout ce qui a pu se dire sur le monde animal, sur l’animalité en général, sur le vivant en général. Et cette remarque est une invitation à lier les caractéristiques de cette rhétorique, aux propositions ayant cherché à dire ce qu’était l’animalité ou le vivant en général, qu’elles émanent des scientifiques, des épistémologues, des philosophes, ou d’autres encore. Je ferai en ce sens, ici ou là certains liens, entre les caractéristiques de cette rhétorique et les caractéristiques du vivant.
Une rhétorique furtive
Le premier trait de cette rhétorique particulièrement satisfaisante à mes yeux, est ce que je nommerai une rhétorique du montrer.
Qu’est-ce que j’entends par là ?
Pas un seul ouvrage d’éthologie générale qui n’évoque les multiples faits attestant de la diversité, de la richesse, de la haute complexité des compétences animales : les perroquets de Pepperberg, les chimpanzés et maintenant les bonobos, Kanzi, Flo, dont l’intelligence ne cesse de nous surprendre ; les orques, chez qui on repère semble-t-il une aptitude à éduquer activement leurs petits ; les phénomènes où l’on peut à bon droit parler de culture chez les animaux, etc. Toutefois ces faits sont reliés dans des rhétoriques de sens tout à fait différents.
Chez certains, on les trouve enrobés d’une rhétorique que je dirai militante et au fond édifiante, c’est-à-dire, dans ce cas, d’une rhétorique qui entend bien nous convaincre de la continuité des animaux à l’homme ou encore de la très grande proximité des animaux et de l’homme. Continuité et proximité n’ont pas la valeur dans ce cas de principes ou d’hypothèses qu’il faudrait examiner, mais de vérités dont il faudrait convaincre un esprit prompt à les refuser. « Toujours plus haut », semble-t-elle dire, les animaux sont capables de choses qui n’ont pas fini de nous étonner. Almost human, selon le titre d’un livre de 1923 de Robert Yerkes à propos des chimpanzés, comme si la meilleure chose qui pouvait arriver aux animaux était de nous ressembler. Tout se passe ici comme si non seulement on voulait défendre une thèse, mais qu’on voulait la défendre contre un interlocuteur a priori rétif ; l’on s’adresse à son esprit, avec toute une rhétorique très puissante.
Tout autre est me semble-t-il l’attitude de quelqu’un comme Frans de Wall. Si l’on trouve chez lui la position d’un tel interlocuteur sceptique, d’abord elle est explicite. L’interlocuteur est cerné et précisé, renvoie souvent à certaines situations, certaines écoles, certaines positions de domination dans les disciplines ayant pour objet le vivant ou l’animal. On ne s’en prend pas à une supposée conscience commune, générale, supposée stupide et qu’il faudrait éclairer (c’est particulièrement net dans Quand les singes prennent le thé, p.51-52). En un mot, l’interlocuteur est « matérialisé », particularisé (animalisé ?), situé, et de même par contre-coup le locuteur. Son problème n’est pas de convaincre l’autre, mais de faire accepter la simple possibilité d’un point de vue, la simple possibilité d’une autre version. Et cela me semble être la définition même d’une rhétorique minoritaire : non pas chercher à convaincre l’autre en se situant au plan unique du discours, mais plaider pour une existence, une possibilité de voir autrement.
Ensuite, la réponse qu’il donne est généralement celle-ci : cet interlocuteur rétif, emmenons-le voir, emmenons-le sur nos terrains et dans nos zoos, et il verra de lui-même, il verra finalement que les animaux sont plus intéressants que l’on ne pense, et que ce n’est pas sans raison si l’on peut parler chez eux de réconciliation, d’expression de pardon, de rire, etc. (voir par exemple dans De la Réconciliation chez les primates, [R.P.] p.187). Il verra d’ailleurs ou il ne verra pas ; parfois même il refusera de venir voir, arguant en particulier de ceci : « A quoi bon ! Il nous sera plus facile de rester objectif si nous ne sommes pas influencés. » Telle est la réponse que Frans de Wall entendit alors qu’il proposait à son interlocuteur sceptique de l’accompagner sur son terrain d’observation (cité dans Quand les singes prennent le thé, p.52.) Ainsi, en suivant une telle rhétorique, l’on s’expose à un refus de venir et peut-être aussi de voir, mais tout se passe comme si cette rhétorique, où il s’agit seulement d’emmener voir, avait assumé initialement cette relative impuissance et avait reconnu que le pouvoir de conviction entre les humains avait ses limites. Je veux dire ici et plus précisément que l’enjeu n’y est jamais simplement de convaincre par des raisons mais de déplacer un regard, ouvrir une oreille, faire admettre une autre possibilité.
Ainsi en premier lieu, je crois pouvoir dégager le profil d’une rhétorique du montrer, qui s’oppose, et se distingue en tout cas, d’une rhétorique du convaincre. Ici il ne s’agit pas de chercher à convaincre, mais de donner à voir. Donner à voir, non pas tant pour chercher à persuader ou convaincre de quoi que ce soit, mais montrer, montrer comment soi-même on en est venu là, ce qui fait qu’en l’espèce on en est venu à parler ainsi des animaux.
Une telle rhétorique ne s’adresse pas à l’esprit, si l’on entend par esprit cela qui ne se laisse convaincre que par des raisons, ou que par la puissance des images et des exemples. Je ne dirai pas pour autant que la rhétorique du montrer ne s’adresse qu’au sentiment car je reconduirai là une opposition dont précisément cette rhétorique oblige à sortir. C’est enfin une rhétorique relativement impuissante, et qui se sait comme telle : le pouvoir de persuasion a ses limites, non pas tant au sens où il rencontrerait des échecs, mais au sens où il ne peut que montrer et donner à voir.
Maintenant en quoi cette rhétorique convient-elle au monde animal ? En quoi révèle-t-elle quelque chose du monde animal ? Les animaux ne parlent pas ; ils ne s’ensuit pas pour autant que l’on doive parler pour eux, ou à leur place ; il s’ensuit plutôt que l’on doit présenter les choses de façon à ce que l’interlocuteur rétif se laisse toucher, trouve intérêt, accepte de se poser certaines questions, de voir et d’entendre autre chose. Une rhétorique qui montre seulement et ne s’adresse pas, et en ce sens qui ne parle pas. Elle a forcément la faiblesse de ce geste.
A ce premier trait cependant on doit aussitôt ajouter les deux traits suivants : je nommerai le premier une rhétorique du temps long, et surtout du temps lourd et lent.
Faire voir le monde animal, faire voir l’animal, ce n’est en effet pas simple, et il ne suffit sans doute pas de bien ouvrir les yeux et les oreilles. Ce « montrer » suppose des médiations. Lesquelles ?
Il me semble qu’une première direction de réponse consiste à dire que faire voir le monde animal ou végétal c’est faire sentir, ou traduire dans nos façons de parler, les différents temps de la nature en tant qu’ils sont spécifiquement distincts de nos temps humains, en tant aussi qu’ils s’entremêlent à ces derniers. C’est intégrer la temporalité humaine dans d’autres, dont les rythmes sont beaucoup plus longs et lents.
J’évoquerai très brièvement ce point (trop brièvement) avec l’œuvre d’Aldo Léopold, Almanach d’un comté des sables. Chacun des essais qui le compose est fait de l’entrelacement de différentes temporalités, dans lesquelles les temporalités de l’action humaine apparaissent comme diverses et surtout référées et adossées à d’autres beaucoup plus longues, répétitives mais aussi événementielles. C’est particulièrement net dans « Élégie des marais », où c’est la temporalité du marais lui-même, quasi géologique mais aussi historique, qui est rapportée et entrecroisée avec la temporalité d’une espèce animale, la grue et diverses espèces végétales. Bien qu’il ne mette pas en jeu la temporalité humaine, je citerai ce bref passage, pour en donner une idée un peu concrète :
« La sensation du temps pèse très lourd sur un lieu comme celui-ci. Chaque année depuis l’ère glaciaire, ce marais est réveillé au printemps par la clameur des grues. Les couches de tourbe qui le constituent sont déposées dans le bassin d’un ancien lac. Les grues se tiennent, en quelque sorte, sur les pages détrempées de leur propre histoire. Ces tourbes sont les restes compressés des mousses qui encombrent les étangs, des mélèzes qui s’étendaient par-dessus la mousse, des grues qui claironnaient par dessus les mélèzes depuis le retrait des glaciers. Une caravane interminable de générations a construit de ses propres ossements ce pont vers le futur, cet habitat où de nouveaux hôtes pourront vivre à nouveau et procréer et mourir.
A quelle fin ? Là-bas, dans le marais, une grue finit d’avaler quelque grenouille malchanceuse et prend son élan ; sa lourde carcasse s’élève, battant le soleil matinal de ses ailes puissantes. Les mélèzes font écho à sa certitude claironnée. Apparemment, elle sait. »
(p.128.)
Et là on devine bien le caractère très savant de la description, mais aussi le souci de rendre sensible à un rapport, ici rapport à la terre, sous la forme de ce lieu qu’est un marais. Par la force d’une rhétorique, qui est à la fois celle d’un savant et d’un poète, le paysage devient synthèse : synthèse de différentes temporalités, de différents aspects du lieu, de différentes espèces végétales et animales. Cette synthèse est assujettie ici au point de vue de la grue. Sa clameur et son cri, son envol aussi, suffisent à la signifier : c’est elle qui relie ciel et terre, différentes espèces, différents temps.
Une analyse plus poussée de cette oeuvre ferait voir les différentes modalités selon lesquelles les temps géologiques, historiques, événementielles et humains enfin, sont articulés, et cela toujours dans le but de faire voir un animal, ou une espèce végétale selon son milieu, en tant qu’il ou elle en fait la synthèse. Montrer l’animal, c’est ainsi en adosser la description à un milieu, et aussi bien à la provenance, de longue durée, de ce milieu (naturellement, la question de la place du temps humain dans ces différentes temporalités serait cruciale d’un certain point de vue ; mais pour le dire rapidement, A. Léopold n’est pas forcément l’idéologue que l’on croit qu’il est en France, et l’intervention du temps humain n’est nullement pensé chez lui simplement et exclusivement comme une catastrophe.)
Mais d’un autre point de vue, peut-être plus significatif, et cette fois-ci chez Frans de Wall, ce temps long, lent et surtout lourd, peut se montrer autrement. La lenteur et la lourdeur sont celles tout d’abord des protocoles mêmes d’observation. C’est bien sûr la lourdeur et la méticulosité de l’appareil statistique, qui est toujours présent, mais comme en sourdine, discrètement. C’est aussi la lourdeur de l’observation elle-même : il faut avoir l’attention bien accrochée, bien stabilisée pour accepter de rester devant une tribu de singes, en sorte que l’individu observateur devient capable de les individualiser, de les reconnaître chacun, puis de suivre ce qui arrive après chaque altercation, pour chacun de ces singes. Ce à quoi j’ai trouvé intérêt, ce qui m’a satisfait, c’est l’évocation latérale, discrète mais toujours présente, de cette lenteur et cette lourdeur du temps de l’observation. On n’a pas simplement, d’un côté, des résultats brillants ou surprenants, et de l’autre, réservée aux seuls spécialistes, la description des protocoles d’observation, alors que pourtant ce partage me semble monnaie courante (comme si, dès lors qu’ils écrivaient pour le grand public, les avants devaient ne plus parler de leur travail, de leur façon de travailler, d’eux-mêmes en somme). Les deux se mêlent intimement et ne se séparent pas l’un de l’autre. Mais quel est l’effet de cette rhétorique ?
Pour mieux cerner cet effet, je m’appuierai sur un passage du livre de F. de Wall, concernant les macaques ours (De la Réconciliation chez les primates, p. 211 et sqq.), dont se dégagent les choses suivantes :
La présence latérale de l’appareil statistique, comme je le disais plus haut ; la prise en compte, aux côtés des résultats les plus réguliers, de pourcentages faibles, en tant qu’ils montrent et exhibent un fait nouveau, qui pose question. On n’a plus ici une opposition entre le typique et le singulier, mais ce dernier est présent comme l’obstacle qui permet et exige que l’on dépasse la première généralisation. Et sur ce point, on peut penser à G. Canguilhem disant, dans une ligne bachelardienne :
« le singulier joue son rôle épistémologique non pas en se proposant lui-même pour être généralisé, mais en obligeant à la critique de la généralité antérieure par rapport à quoi il se singularise. Le singulier acquiert une valeur scientifique quand il cesse d’être tenu pour une variété spectaculaire et qu’il accède au statut de variation exemplaire. »
(Études d’histoire et de philosophie des sciences, Du singulier et de la singularité en biologie, Vrin, 1979, p.219.)
C’est exactement ceci que nous avons ici. La continuité ensuite entre le comportement typique, le comportement rare et le comportement rarissime. Aucun de ces aspects n’est privilégié, et en particulier le comportement rarissime n’est pas le seul présenté. Les deux, voire les trois, sont présentés simultanément, en sorte que l’attention est conviée à les prendre conjointement en vue : le comportement animal est à la fois typique, rare et singulier. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre, mais de les inclure dans le même tableau.
Ce qui apparaît encore assez bien ici, c’est que la réconciliation n’est pas quelque chose comme une forme servant à identifier une espèce, mais comme une problématique générale permettant de mettre en rapport et de rendre visible par contraste les proximités des différentes espèces de singes autant que la diversité de certains comportements. « Nous comprenons maintenant que ces individus qui se livrent à des bagarres intestines ne sont en aucun cas les primates exemplaires que nous avons cru, et chaque espèce a développé ses propres variations sur le thème de l’organisation sociale », comme le dit l’auteur à la fin du passage précédemment cité. Nous retrouvons là encore la même perspective chez Canguilhem. Reprochant à Claude Bernard d’avoir été dominé par une épistémologie au fond platonicienne, en ce qu’elle opposerait un ordre de la légalité à un ordre de l’accidentel, il plaidait pour l’idée « que l’on doit considérer la vie comme un ordre de propriétés, c’est-à-dire comme une organisation de puissances et une hiérarchie de fonctions dont la stabilité est nécessairement précaire, étant la solution d’un problème d’équilibre, de compensation, de compromis entre pouvoirs différents donc concurrents » (La connaissance de la vie, Vrin, 1965, p.158 et sqq.) C’est exactement ceci que l’on retrouve dans ces pages de F. de Wall. Ce point est tout à fait décisif : il permet de réguler la comparaison. On ne dira pas par exemple que les humains, dans leur tentative et modalités de réconciliation, sont comme les singes (c’est pourtant bien ainsi que les travaux de Frans de Wall sont présentés le plus souvent par les journalistes). On dira plutôt qu’à un même ensemble de problèmes ils ont répondu par des comportements à la fois similaires et distincts, spécifiques en un mot.
Enfin et naturellement, toute cette description résonne chez nous, nous les humains. Je veux dire qu’il est difficile de lire ces pages sans se demander par exemple si le plus souvent, en ce qui nous concerne, en ce qui concerne en particulier le rapport aux enfants, les souhaits ou demandes de réconciliation ne reviennent pas finalement la plupart du temps à des demandes de reconnaissance du statut dominant, et rien d’autres.
Enfin, il y a un dernier niveau où l’on perçoit bien cette rhétorique du temps lent et lourd, et c’est sans doute le plus important. Ce niveau, c’est celui où existe notre esprit, et plus précisément notre esprit collectif. C’est celui de ce que nous nommons habituellement nos préjugés. Les exemples abondent, et cette abondance elle-même est significative, comme si le travail scientifique ne pouvait se faire ici que dans la prise en compte et l’interaction constante avec les préjugées ; comme si encore l’exposition de ces travaux, qui parvient assurément à des résultats très fermes, n’excluait nullement un débat constant avec les « préjugés ».
On peut penser ainsi au poids qu’ont pu représenter, dans le domaine de la primatologie, certaines généralisations rapides, et le cas exemplaire pourrait être ici celui des travaux de Zuckerman, qui sans doute contribua à faire naître la primatologie comme science, mais dont les généralisations rapides furent longuement contestées et demandèrent pour ce faire un travail d’expérimentation et de réflexion proprement gigantesque (De la Réconciliation chez les primates, p. 49 et sqq. ; même constat chez Vinciane Despret, chapitre 2 de Quand le loup habitera avec l’agneau). Au poids et à la lourdeur encore de certaines vérités tenues pour allant de soi au sein même des sciences, par exemple le paradigme de la domination des mâles, ou encore l’idée que les femelles des grands singes n’auraient pas d’orgasme (pour le premier point, voir Vinciane Despret, chapitre 7 ; pour le second, F. de W., De la Réconciliation chez les primates, p. 196 et sqq.), non pas tant en ce qu’il serait faux, mais en tant qu’il est partiel, et qu’il orienta longtemps l’attention de manière à ce que l’on ne s’enquiert pas de ce qui pouvait le relativiser.
Enfin je pense à toutes les indications attestant du poids, de la force, de la lourdeur de certains préjugés, de leur caractère massifs, des ramifications multiples et non perçues qui sont les leur.
Ce sont là, me direz vous, des banalités ou des choses bien connues. Sans doute. Mais le point important, et peut-être moins banal, consiste à cerner et à être sensible à la façon dont ces préjugés sont évoqués et présents dans le travail même du scientifique. Dans le livre dont je citai plus haut un passage, il faut au moins dire ceci. Ces préjugés ne sont pas extérieurs au travail de la science, ils ne sont pas le fait d’une conscience ignorante ; ils ne peuvent être tenus pour l’antiquité de cette science. On ne semble pas non plus pouvoir s’en dégager en les ridiculisant. Au contraire, attester de leur force, ou de leur plausibilité, est le premier travail. Et c’est même la voie par laquelle on a quelque chance de s’en dégager.
Peut-être que la présence massive et forte de ces préjugés dans ces livres s’explique par le caractère assez jeune de la primatologie ; mais peut-être aussi que le vivant donne lieu à beaucoup plus d’interactions entre ces préjugés et ce que peut établir une entreprise mieux contrôlée. L’éthologie révèle en ce sens une plus grande adhérence de ce que nous nommons préjugé à notre esprit, de sorte que elle invite à retravailler cette notion de préjugé et la débarrasser de certaines simplifications. Mais du même coup également, elle inviterait à penser différemment le travail de l’esprit, ou l’esprit même.
Quoiqu’il en soit, la force de ces textes que je commente ici vient de ce qu’ils montrent très nettement (et encore une fois une chose est de le dire, autre chose est de le montrer) que le temps de la science est tout de même un temps très lent et lourd, dès lors que l’on ne se focalise pas sur les résultats. Où est le danger à montrer cette lenteur et cette incertitude, à la rendre bien visible ?
L’autre trait, qu’il faut ajouter à cette rhétorique du montrer, je le nommerai une rhétorique parcellaire. Ce trait est aussi visible partout.
Il s’exprime dans la nécessité, si l’on veut comprendre le comportement animal de faire jouer des approches très différentes, et Frans de Wall cite l’approche individuelle, l’approche du groupe, la connaissance biologique (De la Réconciliation chez les primates, p. 41).
Il s’exprime également dans la diversité des sites d’observation : laboratoires, où l’expérimentation peut être plus active, situation de demi-liberté, à demie « anthropisée » des zoos contemporains, enfin observation, si difficile d’ailleurs dans la « forêt primitive » ; aucun de ces sites n’est privilégié, chacun a des avantages et des inconvénients, une bonne connaissance des primates suppose l’articulation des trois. Il n’y a pas d’un côté l’animal naturel, qui serait le vrai, et de l’autre l’animal en situation de semi-liberté qui serait le faux, mais les deux approches, se vérifient, se complètent, se relancent, se corrigent, selon des sens à chaque fois différents (id, p. 47 et sqq.).
Il s’exprime enfin dans une rhétorique du contraste : chaque espèce n’est pas comme fermée sur elle-même, elle est au contraire toujours saisie dans son contraste avec d’autres. Ce qui permet ceci, c’est la forme générale de la réconciliation, en tant qu’en elle s’articule des différences et des ressemblances.
Je précipiterai maintenant un peu ma conclusion. Vers quoi au fond tout ceci nous mène et qu’est-ce qu’au fond cela dit de notre rapport aux animaux, et finalement de l’animalité ? Il me semble que la conclusion est celle-ci : les animaux ne sont jamais tout à fait visibles , et l’on se tromperait à vouloir voir absolument leur identité, soit dans des comportements typiques par exemple, soit dans des comportement exceptionnels (ce souci va très loin chez de Wall : il se défend d’intégrer chaque espèce dans une totalité unique, comme cela apparaît par contraste dans l’évocation des recherches de l’éthologue français B.Thierry, p. 217.) Comme le dit Frans de Wall dans une formule qui me semble très suggestive, « des animaux nous n’avons jamais qu’une connaissance furtive ». On ne voit pas, on ne voit pas toujours ce que l’on voulait voir, on voit souvent autre chose, et l’objet semble ici non pas tant se dérober que plutôt jouer avec nous. De quoi sont ils vraiment capables ? On ne le sait pas. Que font-ils dans leur forêt, loin de nous, lorsque nous ne sommes pas là ? Et ce que fait tel chimpanzé particulier, en laboratoire, l’intelligence qu’il montre, en aurait-il besoin ailleurs, ses congénères peuvent-ils tous faire la même chose, ou bien est-ce le fait seulement de ce singe là ? Qui peut le savoir ?
Or, de ce dernier point de vue, l’importance donnée à l’observation me semble décisive. Et là je voudrais prendre position à la fois contre une trop grande importance, ou exclusivité dans le régime de la preuve, de l’expérimentation en laboratoire, et contre certaines déclarations ou positions épistémologiques de Canguilhem concernant l’expérimentation. Poursuivant un des textes que je citai plus haut, Canguilhem écrivait ceci : « Gaston Bachelard a montré que le propre de l’esprit pré-scientifique consiste à rechercher des variétés plutôt qu’à provoquer des variations » (Études d’histoire et de philosophie des sciences, p. 219). Admettons, admettons ce propos constant dans l’épistémologie de Canguilhem. Le problème est me semble-t-il qu’il ne laisse pas de place à ce travail d’observation qui est pourtant le lieu commun des travaux des éthologues. Tout se passe comme si chez eux on devait, et l’on pouvait, obtenir des variations par le seul truchement de l’observation.
Une rhétorique de la justice
Après avoir dégagé ce que je nomme ainsi une rhétorique du furtif, je voudrais m’intéresser à un autre aspect de cette rhétorique. Ce que je trouve également, c’est une rhétorique de la justice.
Là encore et comme précédemment, ce qui m’intéresse c’est l’intrication et le lien de ce souci de justice dans le travail même des scientifiques et lorsqu’ils parlent de ce travail.
Or, je crois que cela est tout à fait visible.
Je m’appuierai ici sur trois exemples pris à nouveau aux travaux de Frans de Wall.
Sensibilité aux mots
Voici deux affirmations de cet auteur. La première reproduit une notion commune de la primatologie : les mâles et les femelles babouins vivent dans des harems ; les harems voyagent ensemble en bandes ; et un certain nombre de bandes sont unies pour former une troupe d’une centaine de membres qui passent la nuit ensemble sur les mêmes falaise servant de dortoir (R.P., p.51). Que la vie sociale des babouins, et des singes en général, soit structurée autour de harems, pas de jugement plus fréquent chez les primatologues. Et voici pourtant ce qu’en dit l’auteur deux pages plus loin : le fait d’appeler des unités familiales de babouins hamadryas des « harems » comme je l’ai fait ci-dessus pour des raisons pratique et pour rendre ma présentation plus vivante, est contestable. Si le terme s’applique à une espèce, c’est bien à ce babouin, mais même dans leur société la femelle n’est pas une simple marchandise. Elle exerce tout de même un certain choix (id.,p. 53). Ainsi il y a bien une sensibilité aux mots, en tant à la fois qu’ils disent et ne disent pas, qu’ils disent mais caricaturent et simplifient. Le terme de harem n’est pas récusé, mais rectifié, et la « vérité » du monde animal apparaît dans ce mouvement.
La sensibilité aux mots n’est pas qu’une attitude littéraire, mais elle semble faire partie du travail même du scientifique, en tant qu’il a reçu un certain langage, qu’il partage un certain langage avec la communauté des primatologues. Et ce langage dit et trompe à la fois.
Par contre-coup, c’est la notion de harem, en tant cette fois-ci que réalité sociale humaine, qui devient un peu plus problématique : ce qui se passe chez les babouins fait naître l’idée que ce qui se passe, ou se passait, chez les hommes sous ce nom, est probablement beaucoup plus complexe. C’est la réalité même de ce qu’était le harem qui devient un peu plus vivante et problématique.
Une telle sensibilité aux mots et aux expressions de « sa tribu », on le trouve très fréquemment sous la plume de l’auteur. Elle atteste me semble-t-il que l’auteur sait que son travail de scientifique ne cesse d’avoir affaire à ces mots, que le travail sur les mots n’est pas extérieur, pour le redire, à la science elle-même, au moins dans ce cas, de la primatologie et de l’éthologie.
Le deuxième exemple de cette sensibilité aux mots concerne les macaques ours. Ceux-ci sont des singes assez « flegmatiques » ; mais ils se trouvent certains primatologues pour traduire cette caractéristique comme « abence totale de tempérament et d’énergie » ; ils se trouvent encore certains psychiatres pour dire que les macaques ours sont des singes rhésus lobotomisés (pour les textes, voir R.P. .p. 187, et page 191). Ces jugements sont cités par l’auteur, produits dans son texte, et vont donner lieu à un certain nombre de réflexions. Ils ne sont pas rejetés comme le propre d’une conscience ignorante, violente, etc. Ils sont accueillis, commentés, pensés. Frans de Wall dira certes qu’il y a bien erreur ici : non, non, ils ne sont pas si gentils que cela.
Mais cela me semble secondaire par rapport à l’insulte. Où se trouve l’insulte ici, où se trouve la violence ? Certainement dans l’évocation brève de la lobotomie, mais plus certainement aussi dans l’équivalence sous-jacente à tout le raisonnement, selon laquelle finalement exister, exister vraiment, c’est être agressif. ; celui qui n’a aucun caractère, n’est pas agressif, est un moins que rien, un sous-singe, un singe lobotomisé, un singe à qui il manque quelque chose. Rapporter un trait quelconque à un manque, l’analyser en fonction d’un supposé plein imaginaire, voilà l’origine de l’insulte.
L’évocation de ces préjugés n’est nullement extérieure au travail du scientifique. Comme on le voit tout d’abord c’est de l’intérieur de la communauté des primatologues que ce type de préjugé survient. Ils ne peuvent être dès tout bonnement référé à une conscience supposé stupide et extérieur aux sciences. Ils gagnent ainsi en profondeur et en précision. Mais ensuite, l’évocation de ces préjugés oblige à revenir sur certaines vérités de la science afin de mieux les comprendre. Et ce qui est en question ici c’est la compréhension de la théorie darwinienne. Darwin a-t-il dit cela, et la lutte pour l’existence a-t-elle le sens que seuls les agressifs s’en sortent ? Ne confond-on pas ici processus et résultat ? D’où le titre d’un article de de Wall, La survie des plus gentils. Gênes égoïstes, chiens altuistes.
Évaluation
Dans un chapitre où il traite des bonobos, et après avoir dit la particulière séduction que les bonobos exercent sur lui (si l’on voulait une comparaison, les bonobos sont un peu comme le Concorde, tandis que les chimpanzés sont comme des boeing 747, p.225, R.P.) il se heurte cependant au préjugé suivant, qui voudrait que les bonobos soient beaucoup plus intéressant, séduisant, proche de nous que les chimpanzés. Il semble que de ce point de vue, il soit très difficile de parler de l’intelligence des grands singes sans aussitôt impliquer la notion de hiérarchie : les bonobos sont beaucoup plus intelligents que les chimpanzés. Et voilà ces derniers détrônés. Soit par exemple ce passage d’un livre récent de ce grand éthologue français qu’est Rémy Chauvin :
« Ces capacités exceptionnelles (celles de Kanzi) furent retrouvées chez sa sœur Pambanisha, bien qu’à un moindre degré peut-être ; ainsi, non seulement les bonobos sont notoirement plus développés que les grands chimpanzés du point de vue psychique, mais ils renferment des sujets d’élite dont on verra plusieurs exemples. »
(L’homme, le singe, et l’oiseau, p.97-98, Odile Jacob, 2000.)
Donc, non seulement ils sont les plus évolués - mais comparativement à quoi ? - mais qui plus est en leur sein on distingue des individus plus ou moins développés.
Je crois qu’il est important de noter que lorsque Frans de Wall s’en prend à cette façon de voir, l’auteur s’en prend aussi aux bonobos de laboratoires, ceux qui sont étudiés en laboratoire. Il dit par là, indirectement me semble-t-il, une des orientations courantes du travail en laboratoire, toujours tourné semble-t-il, dans le cas qui nous occupe, vers des compétences exceptionnelles et vers des individus exceptionnels.
Il y a là comme un déni de justice à l’égard du chimpanzé, mais aussi finalement à l’égard même du bonobo, dont on ne veut retenir que les capacités exceptionnelles, sans mentionner des qualités plus problématiques, et qui en tout cas font basculer la balance du côté du chimpanzé, à savoir sa grande émotivité. En ce sens, il ne s’agit pas seulement de remettre du poids dans l’autre partie de la balance, ou d’en enlever à la première.
S’il y a déni de justice c’est dans la forme de la comparaison elle-même qui n’arrive pas à échapper à l’emprise de la hiérarchisation, qui n’arrive pas à voir dans le chimpanzé et le bonobo deux solutions, dont l’une est peut être plus élégante, au même problème d’équilibre pour reprendre l’expression de Canguilhem. C’est, comme je l’ai dit plus haut, toute la force et tout l’intérêt du travail scientifique de donner les moyens d’échapper à ce regard là en forgeant ce concept de réconciliation, en tant qu’un ensemble de problèmes dont les solutions sont diverses. En ce sens, on peut dire que ces travaux éduquent au pluralisme. Et l’on voit effectivement et précisément, les conditions qui permettent une véritable éducation au pluralisme.
Il ne s’agit pas de dire que l’on ne doit pas juger, que l’on ne doit pas être séduit, que l’on ne doit être qu’objectif ; mais plutôt il s’agit de donner et de conférer à l’attention qui privilégie certains aspects, en met en avant certains au détriment d’autres, une certaine plasticité.
Je retrouve au fond un motif dégagé plus haut : une rhétorique qui s’oblige à ne pas laisser l’attention du lecteur se focaliser sur tel ou tel trait, alors même que le travail scientifique parfois semble l’exiger. On voit bien ici comment l’exigence de justice travaille le discours de l’intérieur : il s’agit bien de ne pas surreprésenter un aspect des choses, et de dresser l’attention du lecteur à une attention plus mobile, moins satisfaisante, qui ne peut s’arrêter en prétendant saisir quelque chose comme la vérité du bonobo ou la vérité du chimpanzé, l’essence ou la forme essentielle de ces espèces.
Parole, gestes, et émotion
Mais je voudrais donner un exemple où c’est moi qui juge, et non plus de Wall. Soit le livre de vulgarisation, La plus belle histoire des animaux, où écrivent les noms les plus prestigieux des disciplines engagées dans ce thème : Boris Cyrulnik, Jean-Pierre Digard, Pascal Picq, Karine Lou-Matignon enfin. Voici ce que l’on trouve sous la plume de Boris Cyrulnik. D’abord, la critique des « prétendues théories » ayant eu pour projet d’établir une ligne de séparation nette entre l’animal et l’homme. Critique assez sommaire il faut bien le dire, de ce qui est ramené à une pure et simple idéologie (pp.183-184). Il semble ainsi que la parole ne soit pas un bon critère, ou tout du moins elle est renvoyée à une pure idéologie, et cette différence est mise sur le même plan que d’autres de signification très différente me semble-t-il.
Mais là n’est pas l’essentiel pour mon propos. Ce qui est plus important, c’est la comparaison de ce passage avec le passage suivant p.212 :
« Les animaux éprouvent des émotions intenses, mais ils ne possèdent pas la parole pour remanier cette émotion. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils sont capables d’avoir des troubles psychosomatiques beaucoup plus importants que les humains. .... A un enfant qui souffre de la perte de sa mère, on peut dire "maman va revenir" ; et dans ce cas, cette simple représentation verbale peut calmer l’enfant, alors qu’un animal va souffrir jusqu’à manifester des troubles physiques. »
Voilà donc que le critère de la parole est ramené, sans plus de précaution, dans cet effet qu’elle aurait sur les émotions humaines.
Or, je crois là qu’il y a une erreur et finalement une insulte.
D’abord, il y a le fait, non mentionné ici, que les animaux connaissent des mécanismes de réassurance qui ont précisément pour fonction de remanier leurs émotions et de les apaiser (R.P., pp.110-111, et p.217). Cela dit, le propos de Cyrulnik ici ne le nie pas, bien qu’il ne le mentionne pas.
Mais ensuite, et cela me semble plus grave - je crois que là est en effet l’insulte - qu’il n’est pas tout à fait exact de dire que le meilleur moyen, ou le seul, ou le plus efficace que nous avons de remanier les émotions, soit le langage ou la parole. Parfois la croyance en la parole et sa toute puissance est de trop. En ce qui me concerne par exemple je crois que la possibilité d’être un peu violent naît chez moi lorsque, ayant expliqué à mon fils qu’il n’avait pas à avoir trop peur de telle ou telle situation, je lui assène que puisque je te l’ai expliqué, il ne doit plus pleurer et geindre. Le prendre dans mes bras aurait peut-être fait l’affaire. L’insulte tiendrait ici à la dénégation d’un rapport physique que nous avons et partageons avec les bêtes et qui en effet rassure, peut rassurer du moins et remodeler nos émotions. Ce que je veux critiquer ici n’est pas l’importance de la parole dans ce travail sur les émotions, et la possibilité d’un développement des émotions dans la parole. Mais l’impérialisme de cette modalité, ou son exclusivité. Croire ici en la toute puissance de la parole, ou croire qu’elle seule peut calmer ou apaiser des émotions trop vives, procéderait de cette dénégation. La réassurance est un mécanisme plus large qui englobe à la fois les rapports corporels et les rapports de parole. La penser ainsi, c’est s’ouvrir au monde animal, et à la diversité de ses mécanismes de réassurance. C’est bien rétablir d’une certaine manière la continuité à laquelle on tient, et ne pas l’effacer derrière le rapport à la parole.
Je citerai ces pages d’Alain qui sut dire la solution humaine à ces problèmes de réassurance : si cela se dit à travers la métaphore maternelle, c’est toute la société qui est comprise dans cette métaphore, et en particulier l’école.
« Cette panique d’enfants et cette noyade me ramenaient à penser que l’école, qui est proprement la société des enfants, est et doit être séparée de la nature. L’école veut des jardins, c’est-à-dire une nature dessinée, ordonnée, limitée par l’homme. Toute l’activité se dépense alors au travail scolaire et au jeu, sans aucun réel souci de production ou de défense. Ces conditions sont réglées par la nature même de l’enfant, qui est absolument sans défense contre les passions. Un désespoir d’enfant passe aussitôt toute mesure et viendrait à la convulsion, si une force supérieure, qui est celle de la maman ou de la nourrice, ne l’enlevait de la terre indifférente, trop sévère pour cet âge, et ne le roulait de nouveau dans le tissu humain d’où il vient de sortir, d’où se répand, sur le petit être, avec la chaleur et l’amour, le puissant remède des larmes et du sommeil.
On saisit, dans un enfant porté à bras, cette juste proportion entre l’enfance, qui ne sait pas vivre, et l’humanité, qui garde l’enfance Aussi voit-on partout, dans le travail, et même dans le mouvement emporté de nos villes, l’enfant heureux ou l’enfant dormant, transporté, voituré, aussi tranquille dans ce geste enveloppant que dans son berceau. Cette sagesse de l’enfant nous trompe : elle est de nous, non de lui. »
(Alain, Propos sur l’éducation, XV)
La parole, et les rapports de parole ne sont certes pas exclus de cette vision du social, mais en même temps il semble bien que ces rapports soient inclus dans un ensemble plus large dont font partie le geste, les larmes, le sommeil.
En conclusion
On pourrait se demander si ce que j’ai décris ici comme relevant d’une rhétorique scientifique en adéquation avec les animaux, ne relève pas au fond d’un tout autre point de vue, ou n’aurait tout simplement pas pu être décrite simplement comme la rhétorique, ou la démarche de la science elle-même, toujours connaissance approchée comme on dit, et connaissance soucieuse d’obstacles en tant que ceux-ci exigent d’elle plus de réflexion ? C’est peut-être exact, ou admettons-le. Toutefois, je crois qu’il resterait vrai de dire que les individus deviennent capables d’une telle discipline scientifique, non pas parce qu’ils s’y obligent, mais aussi peut-être par ce que c’est le respect même de leur objet qui les y invite. En ce sens je dirais que c’est peut-être le monde animal qui aujourd’hui peut apprendre aux individus cette discipline.
Pour finir par où j’ai commencé, c’est-à-dire par un sentiment personnel, je voudrais dire que ce que ces livres m’ont appris c’est que la démarche scientifique pouvait, dans certains cas, adhérer de beaucoup plus près à nos façons de parler communes et par-là être le motif d’une connaissance où le sujet qui fait la science n’est nullement étranger à son objet, pour qui encore cet objet est le motif d’un retour à soi, ou d’une réflexion sur soi qui apprend. Et c’est bien par là renouer avec une connaissance de type philosophique, si celle-ci se spécifie par le fait qu’elle est une connaissance de soi obtenue par le détour d’une connaissance du monde - ici principalement des primate - et donc connaissance latérale de soi.