Lien vers le site consacré au livre et discussions autour - Orange : le déchirement
« Quand Christine Lagarde proclame : "je n’ai pas à donner de leçons de management à France Télécom, je ne veux regarder que les chiffres !" non seulement cela est aberrant du point de vue de l’actionnaire, mais, de plus et surtout, cela traduit le fait que la première instance de régulation sociale, l’État, n’a pas voulu jouer son rôle. (…) En optant pour des méthodes sommaires et brutales avec le résultat que nous connaissons aujourd’hui (…) le choix d’une logique de guerre qui ne s’avoue pas comme telle contre les collaborateurs ne correspond-il pas à une fuite en avant ? »
(p. 107)
En ces temps d’inquiétude sur la rigueur budgétaire à l’ordre du jour des principaux pays européens, le retour sur l’aventure des années qui ont mené France Télécom de la privatisation à la rupture est bonne à méditer, surtout s’il s’agit d’indiquer les voies possibles d’une réconciliation. Bruno Diehl et Gérard Doublet traitent d’un emballement organisationnel qui a beaucoup réduit la capacité de résilience d’une collectivité professionnelle dont la réactivité avait été le creuset de la mutation qui a suivi son changement de statut. Cette chronique d’une déchéance annoncée est particulièrement instructive dans un contexte où les grandes entreprises se sont largement substituées aux pouvoirs publics pour assurer le maintien d’une empreinte française sur les marchés internationaux. L’échec de France Télécom à maintenir ses positions internationales affaiblit en partie les capacités françaises à développer et à exporter des modèles industriels. Le fait d’avoir été dirigée par des patrons issus des plus grands corps de l’État, qui ont souscrit aux vues court-termistes des entreprises de conseil en management qu’ils ont appointé ces dernières années pour redresser l’entreprise est très significatif. Même sans recourir à des considérations d’ordre anthropologique, comment ne pas voir dans cette saga du management financier une variante contemporaine des mythes qui pétrirent les cultures traditionnelles étudiées par Georges Dumézil au siècle dernier : histoires de rivalités de guerriers et de prêtres, de combats entre puissance divines, de ruses entre personnages aux intentions obscures...
La thèse des auteurs est limpide. Une double rupture managériale est à l’origine de la dérive de France Télécom. Improvisée à contre-temps, une ruineuse stratégie d’internationalisation reporta sur les employés d’intenables exigences de retour sur investissement. L’entreprise a tenu, elle tente à présent de se relever. Revenant sur le processus qui s’éloigna des préceptes du dialogue dans l’entreprise (prônés, avec Michel Crozier - à qui l’ouvrage est dédié et qui a donné un entretien à Sens public 1 -, par les analystes conséquents et les créateurs de valeur durable), Gérard Doublet et Bruno Diehl montrent que la gestion de tableaux de bord chiffrés a perdu toute capacité à contrôler les processus qu’elle devait observer. L’emballement de processus sans rétroactions ni contre-pouvoirs fit passer France Télécom du Charybde de l’endettement au Sylla de la défiance. L’entreprise, symbole des réussites françaises des années 1980 devint le repoussoir des méthodes voulues et acceptées par les plus hautes instances du pays. Après le Lyonnais, Vivendi, Natixis, France Télécom a rejoint la liste des faillites de l’establishment français.
La charge porte sur la destruction des contre-pouvoirs capables de compenser les errements des dirigeants de l’entreprise. Les effets ravageurs de l’idéologie des MBA partagée par nombre de dirigeants actuels sont visibles. Une fois évincés les dirigeants qui savent le coût de l’interruption du dialogue interne, la réduction de la capacité d’anticipation accompagne le délitement du contrat au sein des plus belles entreprises. Poser que toutes sont en instance de démantèlement sauf à se fixer exclusivement sur leur valeur boursière, c’est donner le pouvoir aux financiers sur les conseils d’administration. C’est l’agent orange.
Bruno Diehl et Gérard Doublet plaident pour un management innovant qui s’éloignerait du standard des tableaux de gestion. Les auteurs fondent leur conviction sur la rupture brutale qui suivit la période durant laquelle France Télécom, portée par une culture d’excellence technique et une vision large des services aux clients, avait su transformer la Direction Générale des Télécoms en entreprise réactive et dynamique. La période qui vit se développer des cercles de qualité au sein de l’entreprise fut assez riche d’expérience pour que Didier Lombard, sur le départ face à l’échec humain de sa stratégie, confie la responsabilité de rétablir le dialogue dans l’entreprise à leur promoteur de la décennie antérieure... Une entreprise dispose donc en interne de ressources spécifiques pour maîtriser ses évolutions. La négation de cette dimension organique et proprement humaine renvoie les entreprises à une logique d’irrationalité fondamentale, les voue à un volontarisme brutal et ampute leur stratégie, réduite à des actions court-termistes.
Michel Bon avait su mobiliser les équipes de France Télécom en s’appuyant sur une idée typique des années 90 - la subsidiarité. Poser que la responsabilité décisionnaire pouvait être assumée au plus près du terrain par les acteurs eux-mêmes, cela favorisait le dialogue dans l’entreprise et validait un pacte fondé sur l’excellence interne. Avec les collaborateurs de Michel Bon venus de chez Carrefour, la Division grand public devient le fer de lance de France Télécom : elle déploie une démarche commerciale concurrentielle et une informatique de gestion intégrée pour anticiper les besoins d’investissement. Parallèlement, les reconversions internes et les départs volontaires font l’objet d’une attention particulière qui limite les échecs et favorise le contrôle des collaborateurs sur leur évolution de carrière. Avec la fin de ces dispositifs, l’intense pression pour faire partir des milliers de collaborateurs achève de déstabiliser l’entreprise. Le bilan des équipes de Michel Bon (conseillées notamment par J.-B. de Foucault) semble particulièrement positif en comparaison des événements récents.
Mais ce modèle « conservateur » a un talon d’Achille. Fixé sur un marché encore essentiellement captif centré sur la téléphonie fixe et d’entreprise, il n’est guère adapté à des changements instantanés. Bousculé par l’irruption du mobile, Michel Bon n’a pas de solution en 1999 et 2000 quand le partenariat avec Deutsche Telekom se mue brutalement en une rivalité continentale (après le rachat par DT de Telecom Italia). Les péripéties du rachat d’Orange par France Télécom firent l’objet, à l’époque, d’articles de presse où se mêlaient la fascination pour les « dotcom », la spéculation sur les start-up, l’émerveillement pour le succès en Grande-Bretagne du marketing d’Orange... Les commentaires flagorneurs soutinrent un actionnariat qui, bien entendu, serait à la hauteur des risques vertigineux pris avec l’argent des familles françaises, clients de la compagnie de communication comme ils l’étaient de la Générale des Eaux à l’époque de sa transformation en Vivendi par J.-M. Messier. Je me souviens avoir lu, incrédule et ignorant, les articles paraissant alors dans Les Échos sur ces sagas capitalistiques, comme autant de scénarios d’état-major. Comme en 1914, les X se grisaient de leur certitude d’avoir nécessairement raison dans leurs paris les plus inconsidérés. Et face à l’imprévu, il fallut constater l’absence de scénarisation :
« Le groupe, dans son ensemble, n’a pas réussi à concevoir une segmentation des technologies et des offres de produits et services à partir de laquelle il lui aurait été possible de construire une stratégie compétitive. Les efforts de la Direction de la stratégie ne suppléent pas au manque de capacité managériale à choisir un modèle de développement pour le groupe. Comme le Comité exécutif ne fonctionne pas en équipe, il est incapable de statuer sur ces questions. Les quelques éléments de réflexion stratégiques sont consignés dans les petits carnets de Michel Bon ! »
(p. 51)
La fuite en avant financière fut donc une stratégie par défaut, un coup de poker aux conséquences dramatiques. Sans le soutien de l’État et l’abnégation des salariés, la faillite était certaine - France Télécom eût-il pu rembourser sa dette et relancer son offre commerciale ? De là vint la délégation de pouvoir dont bénéficièrent les conseillers extérieurs appointés par la direction :
« Bouleverser la réorganisation et le changement de culture de l’entreprise en cours pour maintenir le cours de bourse, alors que le véritable enjeu de l’entreprise est une transformation contrôlée et régulée des métiers et des modes de management des personnes. »
(p. 54)
Décrétée au moment de la bulle boursière des sociétés internet, cette fuite en avant fit long feu en quelques mois : l’endettement passa de 10 milliards à 68 milliards, et le capital de 32 à 9 milliards d’euros. Ici, le ton de l’ouvrage change. Les auteurs entreprennent de démonter les mécanismes effectifs de ce qui pourrait passer pour un complot. La réalité est plus simple : il y est question, comme dans nombre d’organisations, d’une séparation voulue entre les centres de décision visibles de l’entreprise et ses forces vives engagées au quotidien dans la production. Naguère réseau intégré de services technologiques à vocation nationale, France Télécom devient une holding de tête autoproclamée, coiffant des branches dont le résultat financier est le seul indicateur pertinent.
« Au cours de certaines réunions lorsqu’on tente de leur imposer des mesures financières inacceptables, des dirigeants "historiques" perdent leur calme. Ils ne veulent plus jouer le jeu et se placent en situation de rupture. À ce moment une véritable déchirure se produit. Louis-Pierre Wenes, lui-même, patron des achats, sera soumis à ces pressions des équipes financières et leur résistera pour préserver ses marges de manœuvre.Nous voyons dans cette violence les prémisses de la crise qui s’amplifiera jusqu’en 2009. Rupture du dialogue, résistances ruinant l’édifice mais une direction générale faisant passer en force son programme. (…) Brutalité et déloyauté envers le management participent d’un nouveau style, étranger à la culture de l’entreprise et à ses modes de régulation. Des cadres, pourtant hommes solides, perdent leurs repères. »
(p. 65)
Les auteurs fustigent particulièrement les méthodes mises en place par les Mc Kinsey Boys : celles-ci ignorent les habitus de l’entreprise, réputée ne disposer d’aucun ressort interne de transformation et de réactivité. On croirait à un mauvais film, il s’agit d’un cauchemar. Des méthodes industrielles de production en grande série sont injectées dans une entreprise de services technologiques et de communication, une garde de 500 cadres est chargée de faire agir les unités. Il en résulte une vive rancœur et le scepticisme désabusé de tous ceux dont l’engagement corrigeait certains errements de l’entreprise. La déchirure est là. Elle tient au démembrement d’une culture managériale qui avait permis la mutation des années 90 et
« la perte d’une éthique de la responsabilité managériale parmi des équipes dirigeantes. Les gestionnaires des ressources humaines vont se transformer en coupeurs de tête, en cost-killers et l’homme en un centre de coûts. Comment ne pas penser aujourd’hui que des choix irresponsables et pour le moins peu réfléchis sont à l’origine de la déchirure de France Télécom ? »
(p. 72)
Ce coup de force n’a pu être corrigé en interne, d’où la thèse managériale des auteurs : une entreprise réussit si des contre-pouvoirs peuvent infléchir les stratégies de la direction générale en usant de leviers internes qui jouent sur le dialogue entre les parties associées au devenir global. Levier humain contre levier financier... Faute de dialogue, des résistances sourdes se manifestent là où les services techniques peuvent se protéger, comme la maintenance du réseau, où Jean-Philippe Vanot œuvre pour fédérer les opérateurs de réseaux des divers pays concernés, organisés de manière autonome, dont il a la responsabilité transversale. Mais à compter de 2005, la présidence revenue à Didier Lombard radicalisera la politique antérieure. Les marges de négociation disparaissent là où elles s’étaient maintenues, le président s’affaire aux questions d’innovation, déléguant les questions de Ressources humaines.
« Si le groupe de direction avance sans jamais être remis en cause, sans discussions-concertations, la machine peut s’emballer. La contestation, les confrontations empêchent le système de management de fonctionner en vase clos, sans tenir compte des acteurs actifs, passifs, en résistance, désinvestis ou en perdition. »
(p. 77)
Pourtant, les forces vives de l’entreprise répondent lorsqu’elles sont sollicitées : le projet IdClic permit aux collaborateurs de soumettre leurs propositions d’amélioration. Mais, dans le même temps, les stratégies destinées à pousser au départ des centaines de collaborateurs se renforcent. Après 2006, les dispositifs d’aide ont disparu. Commencent alors des mois de stress intense pour la plupart des cadres sommés, à l’occasion de séminaires internes, de surperformer ou de quitter l’entreprise. Les méthodes expéditives atteignent leur point culminant. Jean-Pierre Wenes, leur promoteur, a coupé tout moyen de bénéficier d’un feed-back de la part de son organisation. Alors que les collaborateurs de l’entreprise ne savent plus comment réagir, les RH multiplient les « formations au management » dont les thèmes sont les suivants :
« - Comment convaincre le collaborateur de la nécessité de réduire les effectifs et de se mettre en position de quitter le groupe ? - Comment coacher les collaborateurs pour qu’ils partent ? - Comment coacher ceux qui restent ? - Comment gérer une crise dure (dispositions à prendre, communication, ...) ? - Quelles sont les points de droit du travail à connaitre pour ne pas se faire piéger par un collaborateur récalcitrant ? Des travaux pratiques simulent les situations : "Vous devez réduire de 50% les effectifs de votre plate-forme. 25 personnes doivent donc partir. Parmi eux il y a un collaborateur dont la mère a une maladie grave et qui va lui rendre visite chaque jour. Sa mutation doit l’envoyer à plus de 100 km Question : Comment vous y prenez-vous pour le faire partir ? (…)". Plusieurs centaines de cadres ont été formés à ces méthodes.Ce "Seppuku management" vise à culpabiliser le collaborateur, à l’inciter à démissionner parce qu’il n’a pas eu le courage de bouger, à la façon du guerrier samouraï faisant tomber sur lui la honte de la défaite face à l’ennemi. L’ennemi, c’est le collaborateur qui, par manque de soumission en lui, n’est pas assez Orange à l’intérieur. La DRH vit chaque départ comme une victoire. La publication des chiffres de départ donne lieu, au cours de ses réunions, à des manifestations de joie, saluées par des "standing ovations", comme lors des publications des bons résultats de la bourse au NYSE ».
(p. 90-91)
Ces méthodes implantent dans la vie d’une entreprise de tout premier rang, et sans défausse possible, des méthodes dont l’histoire a montré qu’il était particulièrement difficile d’y résister individuellement, en raison notamment du puissant sentiment de culpabilité qu’elles induisent. Bruno Bettelheim, qui consacra sa vie aux angoisses et aux enfants autistes, indiquait suite à sa libération des camps de Buchenwald et Dachau le caractère irrémédiable de la rupture de solidarité face à ce qu’il nomme « situations-limites ». A contrario, il soulignait la ressource que constitue « le cœur conscient », soit la conservation individuelle de l’estime de soi que permet l’attention aux autres. Dans les années suivantes, Jean-Paul Sartre montrait dans la Critique de la raison dialectique comment le « groupe assermenté » par l’exclusion de certains de ses membres devient capable d’une violence radicale, aux effets incontrôlables sur ses membres. Avec la fin de l’ère Lombard-Wenes, l’entreprise peut-elle retrouver ses fondamentaux ? A quelles conditions managériales une entreprise comme France Télécom peut-elle se redresser ? Considérant la grande difficulté de cette phase, les auteurs font appel au concept d’intégration pour imaginer le retour d’une dynamique porteuse de sens. Admiratifs de ce que les collaborateurs de France Télécom ont réalisé depuis quinze ans, ils jugent que les acquis techniques, administratifs et de gestion financière restent des atouts considérables pour peu qu’une dynamique d’intégration des équipes puisse reposer sur de larges concertations internes. Mais, selon eux, il importe de rompre avec les modèles classiques du management : pas d’orientation unique pour tous, pas de benchmarking sectoriel, pas de centralisation abusive, mais un mixte de compétition et de coopération approprié aux logiques de chaque division du groupe. La clé de la réussite serait de refonder l’entreprise sur une dynamique de coopération, sans laquelle il n’est pas d’innovation ni d’apprentissages communs.
Les lecteurs de cet ouvrage trouveront de quoi nourrir le sens d’une expérience qui est celle de nombreux cadres professionnels d’aujourd’hui.