Traducteur littéraire, je fais partie de ce qu’on pourrait appeler « les artisans des produits culturels » et suis donc toujours intéressé à faire progresser la culture sous toutes ses formes, croyant encore, comme Socrate (mais en ayant perdu quelques-unes de ses illusions), à l’utilité de faire régresser l’ignorance.
C’est dire que j’ai applaudi à la création de la notion de « patrimoine mondial » par l’UNESCO, il y a quelques années de cela, et applaudi derechef lorsque qu’une commune voisine de la mienne, Saint-Émilion, fut classée parmi des sites aussi prestigieux que Venise, Borobodur ou le Mont Saint-Michel. J’imaginai que cette reconnaissance s’accompagnait de nombreux avantages, dont celui, fondamental à mes yeux, de sacraliser un lieu et d’éviter qu’on ne le massacre : le classement avait au moins, me semblait-il, une valeur conservatoire.
Mais un doute s’est insinué en moi, une sorte de gêne qu’il m’a fallu un certain temps à comprendre. Tout d’abord, qui choisissait ? Quels critères étaient retenus ? Fallait-il poser sa candidature (j’ai appris depuis que c’est le cas), comme pour entrer à l’Académie française ? Au vu du palmarès actuel de ce programme, il est cependant très difficile de se montrer critique ; les choix ne paraissent pas discutables et on ne peut guère lui reprocher que des absences.
Justement. Il viendra bien un moment où tous les sites qui provoquent des invasions de touristes ayant été dûment répertoriés et consacrés, d’autres devront peut-être faire l’objet d’une décision qui sera plus controversée. Il y aura les classés d’office au patrimoine mondial (Venise, etc.) et ceux qui seront passés avec une ou deux voix de majorité. On vient de classer Le Havre, par exemple, et même si je n’ai rien contre Le Havre, déjà le doute s’insinue. Le Havre ? Ah, bon. À quand Caen ? Et peut-être des recalés - sûrement, un jour ou l’autre, des recalés.
Pougne-Hérisson, par exemple. Quoi, vous ne connaissez pas Pougne-Hérisson ? Mais voyons, Pougne-Hérisson est rien moins que le centre du monde : si-si, la chose a été scientifiquement établie par ses habitants. Ces derniers, qui sont de sympathiques rigolos dotés d’un sens de l’humour assez british, ont en effet décidé qu’il en était ainsi il y a quelques décennies, et organisent une fête pour commémorer la chose tous les ans. Pougne-Hérisson se trouve quelque part en Poitou-Charentes, il me semble. Alors, pourquoi Pougne-Hérisson, en tant que centre du monde officiellement déclaré (c’est le premier qui l’a dit...) ne pourrait-il pas figurer au tableau du patrimoine mondial ? Le problème est que si c’est un village charmant, il est fort banal et je doute que ce seul titre de centre du monde, que d’aucuns voudront discuter, suffise.
Déjà le bât blesse là : en effet, où s’arrêtera-t-on ? Mais à mon sens, il y a plus fondamental et plus grave. En instituant ce catalogue des « belles-choses-dont-on-peut-être-fier » (j’imagine le directeur de l’UNESCO le remettant en grande pompe à quelque visiteur lointain descendu de sa soucoupe volante), on applique une formule normative, c’est-à-dire morale, à un univers où il n’a pas sa place : celui de la culture. Classer les sites de cette façon revient à faire un jugement moral, et non plus esthétique. Le jugement esthétique a ceci de particulier qu’il est le fait de tout un chacun. J’ai parfaitement le droit de préférer une croûte de Bouguereau à un portrait de Rembrandt, ou la Dentellière de Vermeer aux Noces de Cana, ou le Beau Danube bleu à la 9e de Beethoven (etc.). On peut ne pas être d’accord avec moi, on peut remettre mes choix en question, mais on ne peut pas me dire qu’il sont faux : il sont les miens. Je ne nie pas non plus que les livres sur l’art ne soient truffés de jugements de valeur que leurs auteurs nous poussent à partager, mais cela revient au même : c’est leur jugement, qu’ils défendent avec l’autorité que confère la chose écrite et au préalable (on l’espère) pensée.
Ce passage insidieux du jugement esthétique au jugement normatif est la raison pour laquelle je récuse l’idée d’un organisme supra-national, l’UNESCO en l’occurrence, établissant le catalogue de ce qui est le plus admirable et le plus précieux sur cette terre : car ce catalogue est forcément indiscutable. Il institue une norme à l’aune de laquelle tout devra être dorénavant mesuré. Il grave dans le bronze un onzième commandement : « Tu admireras tout ce qui est inscrit au patrimoine de l’humanité ». Je ne doute pas que les intentions de ceux qui ont institué ce classement aient été parfaitement bonnes ; mais elles sont en fin de compte perverses.
Et puis, pour vous dire le fond de ma pensée, il me paraît qu’une seule chose, en réalité, devrait être classée au patrimoine mondial de l’humanité. Une chose minuscule, fragile, se perpétuant miraculeusement dans un état d’équilibre précaire au milieu d’un monde de fournaises et de glaces, une chose que l’on martyrise passablement, en plus, depuis deux siècles : notre planète.
Je propose qu’on classe la Terre au patrimoine de l’humanité - et qu’on n’en parle plus si ce n’est pas pour s’en occuper comme elle le mérite.