Sens Public – Votre campagne a placé l’universalité des principes démocratiques au centre de toutes ses propositio ns. Le pouvoir du citoyen étayé par une raison politique et publique doit se voir dans tous les ac tes de ceux qui luttent pour obtenir leurs suffrages. En ce sens, la campagne verte n’était ni de droite ni de gauche : elle se situait au point d’où il est possible de critiquer aussi bien l’impunité des dirigeants que les propositions utopistes d’une opposition qui profite des divisions du pays. Comment va-t-il être possible de continuer à défendre « l’intérêt général » alors que le clientélisme traditionnel a démontré toute sa force ?
Antanas Mockus – Nous étudions plusieurs pistes, certaines assez traditionnelles, d’autres moins orthodoxes : suivi critique des actions du gouvernement (ce qui inclut un bilan des cent premiers jours) ; identification préventive des points cruciaux des politiques les plus susceptibles d’être affectés par le clientélisme ; indiquer de façon détaillée quels processus de changement culturel volontaire auraient pu ou pourraient être stimulés pour s’attaquer aux principaux problèmes ; monitorat et accompagnement des initiatives liées aux deux grandes priorités défendues durant la campagne (« ta vie est sacrée » et « ressources publiques, ressources sacrées ») et des actions de sur-coopération citoyenne [voir, à la fin de l’entretien, l’« opération gazelle », contraire de l’ « opération tortue », NDLR].
Sens Public – Une des plus grandes difficultés du débat politique colombien est le cloisonnement qui existe entre les différents groupes sociaux. D’où un manque de solidarité et d’unité sociologique du pays qui permet aux groupes les plus influents de garder le contrôle de tout le pays. Le vote pour les élections présidentielles a été très différent selon les communes et les régions – très favorable à Uribe/Santos aux frontières, une forte opposition en Caraïbe, très divisé à Bogota... Sans doute un travail politique intégré à la vie quotidienne des villages les plus retirés est-il nécessaire pour que les gens s’identifient davantage aux idées et aux valeurs promues durant la campagne. Comment développer l’unité sociale du pays et faire que la solidarité entre les classes sociales et les régions soit plus grande ?
Antanas Mockus – Sergio Fajardo [maire de Medellín de 2003 à 2007, pleinement associé à la campagne de 2010, NDLR] a mené l’expérience de « parcourir le pays », ce qui a concerné de nombreux villages des plus retirés mais n’a eu qu’un effet électoral partiel. L’unité sociale peut et doit être cherchée par l’argumentation et le recours à la Constitution (« patriotisme constitutionnel »). Mais, disons la vérité, au jour d’aujourd’hui l’unité est avant tout émotionnelle (moyens de communication, surtout la télévision). La planification participative et la hiérarchisation collective des besoins permettraient de rendre plus visibles les intérêts communs, et en particulier à moyen et long terme, tout comme un système éducatif tourné vers l’initiative et l’innovation.
Nous croyons — et la proposition est déjà faite — que les membres du Congrès pourraient rendre des comptes de façon beaucoup plus satisfaisante si 70% des représentants de la Chambre basse et 60% des sénateurs étaient élus dans des circonscriptions uninominales. Chaque citoyen se souviendrait plus facilement pour qui il a voté et qui le représente et pourrait réclamer des comptes publiquement, avec tous les citoyens de la circonscription correspondante. Et le membre du Congrès élu ainsi saurait devant qui il répond.
L’isolement social et la fragmentation sont dus pour une large part à la culture du raccourci : celui qui recherche à tout prix un résultat à court terme méconnaît d’ordinaire les effets à moyen et long terme (myopie temporelle) et les conséquences pour des acteurs sociaux plus lointains (myopie culturelle, sociale, économique et géographique). Il y a une attitude d’irrespect généralisé : nous ne regardons pas assez loin devant nous, pas plus que nous ne regardons en arrière ou sur les côtés.
Sens Public – La campagne verte était clairement soutenue par les classes éduquée s et professionnellement qualifiées du pays. Promouvoir l’éducation est ainsi le moyen le plus puissant pour développer non seulement l’économie, mais aussi la vie politique. À Bogota, on voit très bien que le changement de perspective est issu des formations universitaires. Les ingénieurs, les médecins, les juristes et les employés qualifiés veulent s’enrichir, mais ils savent aussi que le bien être de tous est une garantie de sécurité pour leur propre vie. Quelles sont les perspectives du développement social à court terme en Colombie ? Quels en seront les effets sur le gouvernement de Juan Manuel Santos ? Comment peut-on faire prendre conscience aux gens que les valeurs de l’éducation s’appliquent dans leur vie quotidienne ?
Antanas Mockus – Les personnes qui n’ont pas reçu d’éducation ou très peu vont continuer à n’avoir que peu de capacité de négociation dans le domaine du travail et du politique. Il y a des liens entre le fatalisme et la culture du raccourci : « qu’advienne ce qui doit être » rejoint facilement « ce qui compte c’est le résultat ». La résignation devant les hauts niveaux de corruption et de violence vient en partie de là.
L’espoir, c’est qu’il se produise une sorte d’insurrection pro-éducation, un mouvement social emmené par les jeunes gens eux-mêmes réclamant une formation de qualité. Et que ce mouvement découvre que l’on peut aussi chercher l’éducation en dehors des salles de classe. Et que toute la société entre dans ce que l’on pourrait appeler un état de « pédagogie généralisée » où chacun de nous reconnaît qu’il apprend de tous.
Je place beaucoup d’espoirs dans l’innovation. Mais il est facile de l’invoquer. La produire, en revanche, non. Cela suppose une communication et une interaction accrues et, parfois, des facteurs exogènes qui créent des ouvertures, relativisent des intérêts ou des perspectives, génèrent des erreurs productives, etc.
Sens Public – Il semble que l’opposition entre Uribe et Chávez soit tombée à pic pour les deux présidents. Les relations politiques entre la Colombie et le Venezuela sont l’une des questions les plus importantes pour l’avenir du pays. Comment peut-on penser les relations futures entre les pays les plus démocratiques d’Amérique Latine ? La Colombie et le Venezuela peuvent-ils continuer à se battre pour défendre leurs intérêts immédiats ? Quelle alternative entrevoir pour les années à venir ?
Antanas Mockus – Une fois encore, deux tentations, deux intérêts à court terme s’opposent : rétablir les relations économiques et affermir et exploiter les sentiments nationalistes. L’inquiétude à long terme qui devrait prévaloir est absente : si l’Amérique Latine ne s’intègre pas elle deviendra une région toujours plus négligeable au plan de l’humanité. D’où doit venir le signe le plus important de l’intégration ? D’Europe. Chaque fois que l’Europe cafouille, notre processus prend du retard.
Document exclusif
Les Verts lancent « l’opération gazelle » : « Démontrons le pouvoir de la coopération citoyenne »
Propositions d’Antanas Mockus, 1 er septembre 2010
(Politique par actions)
- Choisir techniquement (ou par la voie du débat public) l’initiative du gouvernement qui dépendra le plus de la coopération des citoyens.
- Appliquer la méthodologie de la culture citoyenne (transformation des normes sociales ; harmonisation de la loi, de la morale et de la culture ; raisonnement moral ; capacité de susciter une satisfaction morale et une reconnaissance sociale grâce à des comportements appropriés et, remord et honte pour des comportements malvenus) pour augmenter cette coopération.
(Politique par délibération)
- Démontrer dans un domaine très spécifique comment les choses s’amélioreraient si les citoyens coopèrent (par exemple en respectant durant un mois une disposition légale précise qu’aujourd’hui personne ou presque ne respecte). Rendre compte du déroulement et, si possible, en montrer l’impact grâce à quelques indicateurs.
- Profiter des discussions suscitées pour que beaucoup de gens comprennent que les politiques publiques peuvent produire de meilleurs résultats si on les accompagne d’une intensification de la coopération citoyenne.
(Politique par l’interprétation)
- Identifier et discuter des initiatives similaires, passées ou possibles. Comparer par exemple, avec les mobilisations éclair, les flash-mob.
- Reconnaître une forme curieuse, à contre-pied, de pression citoyenne : au lieu de « l’opération tortue », « l’opération gazelle ». Chercher ou imaginer des formules analogues (« caresse de l’oeil, baiser de dents »).
- Identifier des dangers associés à la coopération sélective. Découverte du pouvoir de réguler collectivement combien on coopère. Une coopération maxima peut devenir le minimum. Il peut y avoir de l’iniquité parce que certains apportent et d’autres non (exemples concrets de free-riding en Colombie : en bonne santé se maintenir en régime subventionné quand on devrait contribuer, subventionner la valorisation de terres par des travaux qui comportent un projet d’HLM [VIS] 1 , etc.).
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Vivienda de interes social (VIS). Littéralement « Logement d’intérêt social ». ↩