« Il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui […] ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses doléances, pour publier un reportage ou autre texte du même genre. Entre l’auteur et le public, la différence est en voie de devenir de moins en moins fondamentale. […] À tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. 1 »
Un texte sur le web participatif ? Non, mais voici ce qu’écrivait Walter Benjamin, en 1935, au moins 60 ans avant le web 2.0. Ce petit texte témoigne de l’existence d’une tendance vers une participation différente des citoyens dans l’espace public : les gens ont envie de prendre la parole et de décider des sujets dont ils veulent discuter.
On peut alors se poser cette question : est-ce l’Internet qui modifie les pratiques, ou bien sont-ce les pratiques qui changent et poussent à la création d’outils techniques pour répondre à de nouveaux besoins ? Question vieille comme la philosophie, elle nous rappelle le débat entre Aristote et Anaxagore sur le rapport entre la main et l’intelligence : est-ce que l’homme est le plus intelligent des animaux parce qu’il a des mains, ou bien a-t-il des mains parce qu’il est le plus intelligent ? Si l’on y prête attention, cette forme de question toute simple sous-tend de nombreux débats sur les enjeux politiques de l’Internet : l’Internet correspond-il au développement technique naturel d’une tendance sociale en place depuis des millénaires, ou bien est-ce une découverte inattendue qui bouleverse le destin de la société et crée une rupture forte dans le parcours de l’histoire humaine ?
Actuellement au cinéma, The social network nous raconte l’histoire d’une explosion, imprévisible et inattendue, même pour ses créateurs : Facebook, un petit réseau social créé au sein d’une Université, arrive au bout d’un an à un million d’utilisateurs. Les jeunes ingénieurs du numérique qui mettent en place ce nouvel outil ne se posent évidemment aucune question d’ordre politique : la nouvelle plate-forme est cool et puis c’est tout. Le film entier, comme le fait remarquer Joachim Lepastier dans les Cahiers du cinéma, est dominé par ces quatre lettres : « cool ». Et pourtant, il y a lieu de s’interroger sur les implications sociales et politiques de cet outil de communication. Avec aujourd’hui cinq cents millions d’utilisateurs, Facebook bouleverse les limites entre la vie publique et la vie privée : il détruit la vie publique parce qu’il met en avant un bavardage sans intérêt et fait oublier les questions sociales fondamentales, disent les uns ; il élargit l’espace public en donnant la parole à ceux qui étaient sans voix, disent les autres. Et c’est la même question que celle que l’on peut retrouver entre les lignes du texte de Benjamin.
Tout ceci montre une sorte d’ambiguïté constitutive d’Internet. C’est sur cette ambiguïté que s’interroge Dominique Cardon dans La démocratie Internet.
« On prête à Internet toute sorte d’inconscient politique. Il valoriserait les individus et la libre initiative ; il subvertirait l’autorité ; il transformerait en bien commun ce que d’autres voudraient privatiser, et ainsi de suite. Mais il est vain de chercher à lui assigner une place sur l’échiquier politique : sa forme est inclassable. » (p. 7)
D’emblée l’auteur nous demande d’abandonner toute volonté de donner à Internet une connotation politique reconnaissable par avance. Il s’agit plutôt de chercher à analyser de près de quelle manière Internet change les structures de la démocratie participative. En effet, Internet ne favorise pas une vision politique plutôt qu’une autre, mais bien plutôt bouleverse les formes mêmes du politique. Dominique Cardon prend ainsi en compte la valeur procédurale des pratiques liées à Internet pour comprendre de quelle manière les usages ont déterminé des nouvelles formes de participation.
Si l’hypothèse de fond est que l’outil technique a déterminé un changement social, l’auteur propose en même temps une généalogie du nouveau média pour décrypter quelles furent ses inspirations originaires et rappeler les élans utopistes qui ont motivé ses pionniers. Né dans l’esprit de la contre-culture qui a caractérisé les années 60, Internet est porté par les mêmes principes de liberté et de décentralisation. L’absence d’une autorité centralisée qui gère l’espace internet fait imaginer un monde où il n’y aurait plus d’inégalités entres les individus, où la liberté d’expression serait complète et la censure ou le conditionnement totalement absents. Dans le livre, cette vision utopique se trouve tout de suite contrebalancée par une autre approche : l’aspect libertaire d’Internet se trouve opposé à un aspect plutôt libéral. D’un côté, souligne l’auteur, on pense le web comme un lieu où se développe une autonomie de l’individu qui lui permet de « nourrir son engagement d’un projet de transformation de soi » (p. 32). D’un autre côté, on trouve une version libérale plus faible de cette autonomie, qui se limite à affirmer la nécessité de « préserver les personnes des contraintes qui pourraient entraver leur liberté et leurs intérêts : d’une part un web capitaliste-libérale, de l’autre un web anarcho-individualiste. D’une part le lieu où les individus peuvent s’épanouir en exerçant leur liberté positive, de l’autre le lieu où des entreprises comme Google peuvent réaliser un maximum de profits sans être limitées par les contraintes des États ».
Voilà donc l’ambiguïté constitutive d’Internet qui empêche tout jugement monolithique sur sa nature politique. Aussi est-il nécessaire d’étudier le modèle d’espace public que l’Internet tend à déterminer. C’est cette analyse que l’auteur développe dans le deuxième chapitre de son ouvrage.
L’espace public traditionnel identifiait ce qui est visible et ce qui est public : les informations rendues visibles étaient sélectionnées préalablement et relevaient toutes d’un intérêt commun. La publication sur Internet, en revanche, montre que l’on peut d’abord publier, sans aucune validation et aucun choix des contenus, et que le filtrage intervient ensuite. Tout devient de cette manière visible et il est impossible de départager ce qui a un intérêt public et ce qui n’en a pas.
Dans les systèmes d’informations que l’on connaissait avant le développement du web, un groupe restreint de personnes (éditeurs, journalistes, intellectuels ou experts) prenaient la parole pour publier des contenus considérés comme intéressants et pertinents pour la communauté. Ces contenus pouvaient concerner des personnalités publiques (politiques ou autres) ou bien des inconnus dont les histoires, témoignages etc. relevaient de l’intérêt général. Le pouvoir de publication que le web accorde désormais à tout le monde crée de nouveaux modèles : un non-professionnel peut prendre la parole pour rendre compte d’évènements liés à une personnalité publique, mais aussi pour parler de la vie et des activités de tout un chacun. C’est la base de ce que Dominique Cardon appelle le web en clair obscur, auquel il dédie le troisième chapitre.
L’espace public d’Internet met côte à côte l’information et le bavardage et ce bavardage modifie l’information. L’auteur s’interroge sur la valeur de cette participation collective sur Internet. On pourrait avoir l’impression que la conversation ouverte d’Internet n’est la plupart du temps rien de plus qu’un exhibitionnisme, de l’ordre du « désengagement politique et du culte narcissique de la consommation » (p. 69) plutôt que d’une véritable implication citoyenne. Mais Dominique Cardon montre qu’il y a une forte valeur politique dans cette participation. Elle redessine en effet l’espace public : celui-ci n’est plus ordonné et habité par un petit nombre de citoyens éclairés et directement investis dans le débat politique. On a affaire à un espace public plus complexe : par exemple, les discussions sur un film voient s’entrelacer commentaires politiques et bavardages entre les usagers. Or cet espace a une richesse que n’avait pas l’espace public traditionnel. C’est un lieu qui permet un élargissement de la démocratie. C’est le lieu où, par exemple, on peut attirer l’attention sur des problèmes qui ne seraient pas pris en compte autrement. La grande visibilité permise par le web peut donner à l’intervention d’un inconnu une force qui n’aurait aucune chance d’apparaître dans les médias traditionnels.
Voilà donc qu’une véritable forme politique d’Internet se profile : une démocratie décentralisée et désordonnée où la prise de parole de n’importe qui (« le quidam » écrit Dominique Cardon) peut prendre un poids important. L’auteur remarque certes que l’égalité présupposée sur internet est menacée par le fait que la visibilité est proportionnelle à l’activité. Seul celui qui agit a le droit de parole : il y a une espèce d’exclusion des passifs. Cette forme d’exclusion est d’une certaine manière corrigée par des pratiques de participation minimale qui s’imposent de plus en plus sur Internet : le « I like it » de Facebook, par exemple ; ces interventions ont elles aussi un poids parce qu’elles motivent la participation des plus actifs.
Pour autant, il ne faut pas croire qu’Internet réalise une égalité démocratique tout à fait nouvelle. Ainsi par exemple, on y retrouve sous plusieurs formes le paternalisme qui caractérisait l’espace public traditionnel. En premier lieu, rappelons que le code, les algorithmes sur lesquels internet est construit ne sont pas neutres : ils représentent déjà des modèles politiques. C’est le cas de page Rank, l’algorithme de Google, basé sur un principe méritocratique. En second lieu, il y a le dispositif mis en place par les intérêts du marché. Les entreprises du monde numérique essayent de renfermer l’ouverture initiale de l’Internet afin de pouvoir gérer l’attention des internautes et limiter leur navigation « dans des sous-systèmes du web qui leur appartiennent ». Il s’agit d’une véritable tendance de normalisation du web qui menace, selon Dominique Cardon, « l’infrastructure décentralisée du réseau » (p. 101). Le parcours de Dominique Cardon se boucle ainsi sur l’ambiguïté de laquelle il était parti.
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Au terme de ce parcours, qui clarifie plusieurs aspects de l’Internet et articule une série complexe et hétérogène de pratiques nouvelles, je reviendrai sur ma question initiale : y a-t-il, dans l’évolution des formes politiques, une tendance à l’élargissement de l’espace public qui pousse à la création d’Internet, ou bien est-ce Internet qui détermine cette tendance ?
Je crois que l’ambiguïté constitutive du réseau dont parle Dominique Cardon peut avoir deux causes opposées, que je présenterai ici comme des hypothèses. Première hypothèse : Internet est une rupture, il change le cours de l’histoire humaine ; il crée la possibilité d’un espace public élargi où le plus grand nombre de personnes peut s’exprimer. Mais on constatera une résistance à cette ouverture, du fait que la société est réglée par des formes politiques plus centralisées. Seconde hypothèse : une tendance à l’élargissement de l’espace public se développe depuis des siècles dans la société ; elle tente de s’exprimer au moyen des outils dont elle dispose, elle a notamment exploité la naissance du réseau ; mais l’outil Internet ne répond pas complètement à ce besoin d’ouverture et de liberté.
Il faudrait ici analyser de plus près la conformation technique d’Internet. Son ambiguïté est probablement constitutive, comme écrite dans son ADN technique. Internet est un réseau fortement centralisé et ses protocoles d’échanges de données ont été créés pour garantir une possibilité du contrôle (le protocole TCP/IP). Le réseau Internet est fait de nœuds privilégiés (les serveurs, les fournisseurs d’accès etc.) et de nœuds secondaires (l’ordinateur d’un usager quelconque) ; la circulation des données est centralisée et surtout contrôlée puisqu’on ne peut pas recevoir ou envoyer de données si on n’a pas précédemment déclaré son identité.
Mais alors, où trouve-t-on l’utopie de liberté, d’égalité et d’anonymat qu’Internet semblait promettre ? On devrait peut-être faire une distinction entre les implications politiques du web et celles d’Internet. D’une part en effet, on peut reconnaître l’élan vers un élargissement de l’espace démocratique dont parle Dominique Cardon. Mais d’autre part, on a affaire à un réseau qui techniquement détruit, ou du moins limite fortement cette liberté.
Le web peut être considéré comme une partie d’Internet, si l’on considère qu’il représente en effet seulement l’ensemble des données échangées à travers le protocole http et qu’Internet permet l’échange de données sous plusieurs formes différentes (ftp, mail, chat etc.). Mais on peut considérer aussi que l’Internet est une limitation du web : les données de la toile ne peuvent être partagées qu’à travers un unique outil technique. La « structure ouverte et décentralisée de l’Internet » (p. 17) dont parle Dominique Cardon, issue des utopies qui ont poussé au développement du web, est limitée ou voire même contredite par les caractéristiques techniques du réseau unique dont le web dispose pour se diffuser.
Internet n’est pas un réseau pur, la centralisation et le contrôle sont inscrits dans les codes qui le font fonctionner. Nous avons sans doute à nous interroger davantage sur cet aspect.
Note
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W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2006, p. 48. ↩