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Une politique tirée de sa propre ignorance

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Texte

La parabole est connue : des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n’entendent pas, une bouche qui ne parle pas... Tandis que Julian Assange, Voltaire de notre temps, est en résidence surveillée, les puissants de l’heure ou de la veille font mine de n’avoir rien su des errements qui ont marqué leurs propres décisions. Huit ans après son discours devant l’ONU, que j’entendis, médusé, chez un ami qui m’accueillait dans sa maison enneigée des Monts Catskill, Colin Powell demande une enquête pour comprendre comment la CIA s’était servi d’un menteur payé (qui revendique aujourd’hui ses romans), que lui-même avait évoqué à l’appui de la décision américaine d’envahir l’Irak 1 .

L’ancien Secrétaire d’État de Bush, à la droiture reconnue, est-il resté sous le choc de cette mission ? Sa répugnance manifeste à repartir en guerre s’était trouvée contrée par les proches conseillers de la présidence américaine. N’étant pas du genre à démissionner, comme Jean-Pierre Chevènement le fit quelques années plus tôt, il but le calice. Et au beau milieu du French bashing, la guerre se doublait d’un conflit face à l’opinion. Tony Blair et George Bush perdirent rapidement cette partie, mais leurs rivaux européens ne surent pas créer d’alternative. Le spectre du terrorisme fit son ouvrage, radicalisant l’opinion et détournant les médias d’observer scrupuleusement la gouvernance interne : la surenchère eut raison de l’enquête.

Des décisions politiques de cette ampleur n’ont-elles réellement tenu qu’à un faux-témoignage monté en épingle ? Nous attendons l’avis de George W. Bush et de Dick Cheney, tandis que les anciens responsables de la CIA disent aujourd’hui leurs doutes d’alors.

L’ère de la sot-cratie

Bientôt dix ans après l’attentat du 11 septembre, la jeunesse musulmane rejette violemment ses gouvernements. Celle des pays développés oscille entre précarité et dépolitisation. Et nous voyons que l’engagement pour la liberté, dans le monde arabe, ne pouvait venir d’armes étrangères : la frustration populaire s’est manifestée lorsque les nouveaux réseaux locaux de communication ont mis en évidence le sens politique de la violence policière. Quand les militaires ont dû choisir entre le régime et leur popularité, les manifestants l’ont emporté. La jeunesse éduquée de la capitale égyptienne a enfoncé un coin entre la bureaucratie et les réseaux numériques. Ce séisme parcourt le monde et ébranle des régimes fragiles du fait de l’isolement des princes. Relisons Montesquieu, pour qui les révolutions de palais caractérisent le despotisme : les puissants se surveillent et se combattent dès que leur pouvoir est menacé. Laissant le peuple soumis dans une relative tranquillité, ils sont incapables d’unité face à une révolte générale.

Notre siècle sera-t-il celui d’une politique tirée des propres ignorances de ses gouvernants ? Je ne parle pas ici de l’ignorance philosophique – celle qui nourrit le doute et l’autocritique – mais de celle qui méprise le bon sens, plie les jugements aux intérêts, postule l’impuissance et l’impunité. « J’ignore que je ne veux rien savoir » : notre politique inverse radicalement l’adage socratique. Alors que l’Europe des Lumières associait les libertés publiques et le progrès des connaissances, le devenir de l’expertise technocratique et médiatique nous a précipités dans une ère de sot-cratie plutôt que de démo-cratie. A l’âge des drones, les centres de décisions névralgiques s’autorisent à congédier toute « evidence-based diplomacy » au profit d’une politique de la patate chaude. Les Démocrates doivent se contenter, avec Obama, de pomper les cales remplies des déséquilibres économiques et des injustices des gouvernants antérieurs. En France, les pouvoirs publics se sont évertués à réduire leur prise sur les leviers d’action. Ils associent le mimétisme à l’endogamie, avec les résultats que l’on sait.

Faits incompréhensibles ? Faut-il croire que cette situation absurde résulte de l’irrationalité de foules qui élisent les moins aptes à diriger ? Mais les États occidentaux reposent sur l’establishment le plus légitime, sur un personnel au parcours prestigieux ! Derrière leur style populiste, pensera-t-on, les responsables politiques doivent bien travailler, n’est-ce pas ? En douter, c’est dévoiler l’arbitraire sous la médiocrité et trahir les électeurs. Le peuple veut s’identifier à ses dirigeants, et cela suscite tour à tour des sentiments de fierté ou de honte. On a dit que les Tunisiens voulaient sortir de l’inaction alors que WikiLeaks révélait au monde les abus de ses chefs. Évoquée souvent à propos de pays scandinaves ou africains, ce désir de s’identifier aux dirigeants a permis de vanter, dans le premier cas, un pouvoir modeste, et d’ironiser sur le tribalisme autocratique dans le second. Mais loin de se limiter à de petits pays « sans histoire », ce processus joue à plein dans le discrédit des élites, s’il révèle des manques moins immédiatement visibles, mais très significatifs. En ce cas, les classes dirigeantes sont à l’origine de leur propre échec.

L’éducation, entre émancipation et instrumentalisation

Time Magazine a diffusé récemment un tableau inspiré de la dernière enquête PISA de l’OCDE 2 . Une donnée centrale tient à la déconnexion potentielle entre le rendement des investissements éducatifs et le PIB. La jeunesse shanghaienne, nonobstant un niveau de consommation dix fois inférieur à celui des jeunes américains, obtient des résultats scolaires exceptionnellement élevés à l’échelle mondiale. On peut douter de la validité de ce test, mais la comparaison avec la Corée du Sud, dont le PIB est inférieur à la moyenne de l’OCDE, avec le Japon, Taiwan ou Hong-Kong, permettent de localiser un cercle vertueux de la connaissance. Nous sommes au moins prévenus : les millions d’ingénieurs, de financiers et de cadres que l’Asie emploiera demain seront davantage formés que les Européens. L’Europe a connu ce processus il y a quelques décennies, en rivalisant avec les USA, et semble avoir globalement réduit son effort ; la Finlande, les Pays-Bas et la Belgique font figure d’exception. Le malheur des jeunes mexicains se lit dans le contraste avec le Canada...

Les anciens Grecs imputaient les échecs de leurs gouvernants à une hybris dont ne les préservait pas leur éducation. Aujourd’hui, les groupes dirigeants du monde développé sont finalement à l’image des systèmes de formation et de rétribution. La stabilité politique et sociale depuis un demi-siècle fait que les « fils de... » sont légion en tout domaine, formés par leurs pairs. Les travers de la formation des élites ne résultent ni du hasard, ni de la malchance, ni d’un complot : ils sont l’effet de ce que les pères ont voulu pour leurs enfants, leurs parcours et leurs modes de pensée relèvent d’une volonté politique maintenue. Trois générations de dirigeants ont librement assumé leurs perspectives sur le monde, et transformé les démocraties en « idiosyn-craties ». L’idéologie de la fin de l’histoire fut accompagnée de la célébration du succès personnel à court-terme. Les structures collectives, jugées coûteuses, en ont été affaiblies – sauf bien sûr dans la gestion financière ! Nos institutions publiques ont simplement imité le management des multinationales, sans chercher d’alternatives. Leurs caciques sont d’ailleurs à la remorque de cet espoir, caressé par tant de diplômés, de faire fortune en quinze ans, pour intégrer précocement une aristocratie du plaisir. Certes, ce fantasme de l’accélération court-termiste et individualiste est aussi de mise dans les grandes économies émergentes. Mais il ne peut cependant s’y réaliser que sous la clause d’une efficacité sociale suffisante, comme on l’a vu en Chine depuis vingt ans. Et surtout, l’ouverture des postes à des familles, qui prennent pour la première fois confiance dans leur avenir économique et social, donne provisoirement le change. Ainsi, même si nous supposions le cynisme généralisé des élites, nous resterions en présence d’une asymétrie majeure et difficile à contrarier : la vénalité, d’abord associée au boom économique, finit par bloquer toute capacité d’évolution. Et si la prééminence des Occidentaux ne devait se maintenir qu’avec la généralisation du mal... quelle catastrophe !

Raymond Aron tenait le suicide européen de 1914 pour la suite d’une « erreur de lecture » sur Clausewitz 3  : comme si l’attaque à tout crin pouvait se substituer à toute vision politique. Mutatis mutandis, les MBA et leurs équivalents n’ont-ils pas commis la même erreur que les écoles de guerre au temps de Schlieffen ? De l’idolâtrie d’un marché où tous les coups sont permis, et dont la démocratie serait magiquement un sous-produit, a résulté la promotion de l’industrie chinoise, ce graal des placements financiers en passe de diriger le monde ! Coup double que les indices viennent confirmer, et qui ne sera ralenti que par le vieillissement démographique du pays.

Un autre cap ?

Les Républicains du 19e siècle avaient vu que le succès économique, s’il ne repose pas sur l’exploitation brutale, exige un projet d’éducation. Au despotisme russe, ou au travail servile, ces patriotes opposaient la promotion du talent, une rétribution sociale du courage et de la modération, et un enrichissement résultant de l’activité permanente de la majorité. L’utilitarisme fit, comme le socialisme non marxiste, de l’égalisation des conditions le ressort du progrès. Durkheim avait conseillé les politiques publiques : on peinerait à pratiquer encore ses discours aux instituteurs.

A l’image du réchauffement climatique, un changement de cap n’a d’effets qu’après une génération, comme nous le montre le succès répété des élites asiatiques. Nous ne tenons nos régimes pour irréformables qu’en raison de la domination du court-terme dans les choix des classes dirigeantes. Ce qui n’empêche pas certains de tenir cette orientation pour « pragmatique », alors qu’elle a mené l’Occident à la crise. Un dernier paradoxe est sans doute la caution qu’elle donne à l’interprétation marxiste du capitalisme, puisque seuls les surprofits d’aujourd’hui semblent pouvoir financer les programmes d’aide au développement de demain... en attendant les managers chinois.


  1.  Cf. The Guardian, « Colin Powell demands answers over Curveball’s WMD lies »

  2.  Cf. Time magazine, « In global testing, Shanghai and other parts of Asia left the U.S. in the dust  »

  3.  Aron, Raymond, Penser la Guerre, Tome 2, Clausewitz, Paris, Gallimard, 1976.

Wormser Gérard
Wormser Gérard masculin
Une politique tirée de sa propre ignorance
Wormser Gérard
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2011-02-23
Philosophie
Politique et société
Clausewitz, Carl von (1780-1831)
Mondialisation
Capitalisme