Une fois n’est pas coutume ! On connaît le dédain des Français pour leurs entrepreneurs, leurs financiers et leurs capitalistes ; on fera pourtant, par ces temps de crise, un voyage utile au cœur du monde des affaires français en se plongeant dans la biographie non-autorisée mais richement documentée consacrée à Antoine Bernheim, surnommé « le parrain du capitalisme français », et rédigée par Pierre de Gasquet, le correspondant du quotidien Les Échos à New York.
Antoine Bernheim : bien sûr, ce nom est loin d’être connu du grand public. Et pourtant, « d’une certaine manière, c’est le dernier grand "parrain" d’un capitalisme de bâtisseurs, par opposition au capitalisme d’héritiers issu des "deux cents familles" actionnaires de la Banque de France dans l’entre-deux-guerres », précise d’entrée de jeu l’auteur de la biographie. Conseiller des puissants, « doyen de la finance française », faiseur de rois, « Talleyrand des affaires », octogénaire plus heureux dans l’ombre, en coulisse, que son rival Claude Bébéar, mentor des riches industriels Bernard Arnault et Vincent Bolloré, ainsi que d’un certain Nicolas Sarkozy à ses débuts ; l’ouvrage de Pierre de Gasquet est une plongée passionnante dans le cercle très restreint des capitalistes et autres hommes de pouvoir français, dans lequel Bernheim a joué de son influence au long de sa carrière avec beaucoup d’habileté, souvent, ou en engrangeant quelques échecs amers, parfois.
Tour à tour en poste en Italie, à Paris et à New York au cours de ces dernières années, Pierre de Gasquet a pu suivre l’évolution d’Antoine de Bernheim et reproduit au fil des pages ses entretiens avec celui qui eut pour mentor André Meyer, lui-même décrit par le magazine Fortune comme « le plus important banquier d’investissement du monde occidental » et qui fut l’un des dirigeants de la grande banque d’affaires Lazard.
Alors qu’il est encore à la tête de Generali, l’un des groupes financiers les plus riches d’Europe, quand tant de ses coreligionnaires sont déjà à la retraite depuis longtemps, Antoine Bernheim en est brutalement remercié en 2010 à cause de son âge, ce dont il ne décolère pas tout au long de l’ouvrage. Agnostique au caractère indépendant et au regard perçant, l’homme a pourtant eu une existence riche. Ses parents – son père était un grand militant sioniste – disparaissent à Auschwitz au cours de la Seconde guerre mondiale, ce qui l’affectera pour toujours, même si l’homme, entré en résistance, semble ne jamais vouloir rouvrir cette blessure secrète. Après la guerre, le voici à donner des cours de droit à des assureurs, dont il apprend ce faisant le métier ; plus tard, on le retrouve parmi les piliers de la banque Lazard, avant de le voir atterrir chez l’italien Generali. Son flair, tant pour réussir dans les affaires que pour débusquer les futurs talents, lui sert tout au long de sa vie. « C’est moi qui les ai faits », dit-il même de Bernard Arnault et de Vincent Bolloré.
Au fil des pages, l’on croise André Meyer et David David-Weil de Lazard, mais aussi Matthieu Pigasse et Xavier Niel (désormais propriétaires, avec Pierre Bergé, du journal Le Monde), l’on suit les trajectoires des richissimes Vincent Bolloré, Bernard Arnault, François Pinault, Arnaud Lagardère et Martin Bouygues, l’on rencontre l’intellectuel Alain Minc, ou encore John Elkann, le président de Fiat, l’on observe les amitiés, les rivalités et les trahisons qui scellent des destins ou créent des empires, et l’on découvre également ces sanctuaires d’influence français, comme le club Le Siècle, « le dernier salon mondain qui compte » dans l’Hexagone, ainsi que les relations entretenues par ces puissants avec le pouvoir politique français, incarné dans l’ouvrage par Nicolas Sarkozy. L’on apprend également beaucoup de leur appréciation sur les errements de Wall Street et cette crise qui a fait flancher le monde mais semble n’avoir guère abîmé leurs royaumes.
Tout l’intérêt de l’ouvrage est bien là : avoir une vue détachée sur le monde de ces banquiers et industriels qui semblent être les piliers inamovibles du capitalisme français – à l’inverse des États-Unis, où les fortunes se font et se défont (plus rarement) rapidement au fil des années. Et à la différence de tant de précis écrits à la va-vite ces temps-ci, la biographie de Pierre de Gasquet puise également dans les références livresques, culturelles et économiques du journaliste, au grand bonheur du lecteur non-initié qui se laissera guider dans ce voyage de 276 pages au cœur du capitalisme français.