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La démocratie comme fin de l’histoire et après

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      • Mot-clésFR Éditeur 96 articles 3 dossiers,  
        96 articles 3 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 8 articles
        8 articles
      Texte

      Le philosophe Michel Foucault montrait dans Les Mots et les Choses que la perception humaine de l’Histoire comme mouvement de progrès était une invention récente. Au dix-septième siècle, la notion d’Ordre fondait l’épistémologie, comme elle fondait la politique (la classification des espèces fixes répondant à la stratification sociale des castes et des ordres). A la fin du dix-huitième siècle se dégage l’idée que les formes figées sont le produit d’une évolution réelle et constante – idée qui va peu à peu envahir toutes les disciplines scientifiques : de la théorie de l’évolution au Big Bang en passant par la linguistique comparée et la révolution industrielle, matière, vie ou esprit, tout le réel n’existe plus que comme le résultat d’une transformation dans le temps. L’Histoire désigne non pas une réalité universelle, mais le moment épistémique, daté et local, entre 1750 et 1950, où une lecture historique du Monde et du Réel s’est mise en place ; et ce conjointement avec la domination Européenne du monde, l’émergence du capitalisme industriel et le début de l’impact irréversible de l’homme sur la Terre. Or c’est tout cela qu’il faut à présent re-questionner.

      Le mouvement de révolte qui traverse les pays du Maghreb et du Proche Orient est historique. Historique au sens commun où il marque un événement politique qui va transformer durablement la région. Historique plus encore au sens philosophique où il marque le réamorçage, et peut-être la « fin », de l’Histoire comme moteur de changement.

      Ce mouvement de l’histoire, comment le comprendre ? Les révoltes actuelles en « Méditerranée orientale » révèlent-elles que la Démocratie est la fin de l’histoire politique – c’est-à-dire l’horizon universel des transformations sociales à travers le temps ?

      Ce qu’indiquent les révoltes secouant presque en son ensemble le « monde Arabe », malgré l’hétérogénéité très grande existant entre les différents pays concernés, c’est d’abord l’erreur manifeste des généralisations culturalistes. En pensant l’Histoire contemporaine dans l’optique d’un choc des civilisations, on a commis l’erreur d’absolutiser les différences géographiques. Or si la géographie nous sépare, l’histoire nous réunit. Certes, nous vivons tous en des lieux différents, aux mœurs spécifiques, mais nous sommes aussi tous connectés à un même processus historique. Ce processus historique peut être soit indéfiniment ralenti par des régimes conservateurs et réactionnaires, soit subitement accéléré par des mouvements de révolte ; il n’en avance pas moins. En une nuit, en une semaine, c’est vingt, trente années ou plus qui passent : le conservatisme faisait une hypothèque sur le futur, la révolte solde d’un coup  tout le passé.

      Si ce mouvement de révolte semble avoir pris de cours les chancelleries mondiales, c’est donc qu’il était impensable dans le cadre de pensée que l’Occident s’était donné. Et qu’il va falloir complètement réviser. L’erreur de l’Occident, de l’Europe comme des États-Unis, fut d’avoir eu une compréhension étroitement culturaliste de l’Histoire, d’avoir cru que l’Histoire leur appartenait. Nous autres européens avons cru que nous avions inventé l’Industrie, les Sciences, le Capital, la Démocratie alors que nous avons simplement eu la chance relative d’être aux premières loges d’un mouvement de fond, qui n’est pas lui-même européen, et qui ne sera achevé que lorsqu’il se sera diffusé complètement à l’ensemble du globe. Comme si le Temps était réductible à l’Espace, comme si l’Histoire suivait la Géographie, nous avons cru que la « Modernité », le « Capitalisme », la « Démocratie », la « Liberté » étaient incompatibles avec « l’Orient » et « l’Asie ». Certes le Japon nous démontra le contraire mais l’essor de la Chine fut interprété comme la preuve que la meilleure manière de diffuser l’économie de marché dans les pays en voie de développement était de déconnecter le développement économique du progrès social. Comme si, en Chine, la martingale du pain sans liberté satisfaisait tout le monde et alors même que l’Inde, plus grande démocratie du monde, affichait le même ratio de croissance. Enfin, malgré l’exemple de la Turquie à certains égards mais bien aidé par l’émergence d’Al-Qaida, nous avons voulu voir dans les pays arabes et plus encore l’Islam, notre ultime frontière. Las, cette barrière vient aussi de tomber.

      Il faudra expliquer aux générations futures pourquoi les élites intellectuelles de l’Occident s’accrochèrent à une idéologie désuète, à une forme de racisme culturel (dont on fait mine de s’étonner qu’il puisse « détremper » sur la xénophobie des masses) et pourquoi l’Europe, plus précisément, fut victime d’un tel aveuglement. Alors que la plupart des critiques contre l’Union Européenne dénonce une administration technocratique, sans idée ni valeur, c’est au contraire d’une forme d’idéalisme qu’elle fut victime. L’erreur peut-être fut d’avoir cherché à donner à l’Europe une « identité culturelle », d’avoir cherché à identifier des « valeurs » européennes pouvant justifier les limites à imposer à l’Union : philosophie grecque, christianisme, esprit des Lumières. Ces trois héritages historiques, passablement contradictoires entre eux, étaient supposés justifier l’exclusion de l’Autre, savoir l’Asiatique et plus encore l’Oriental, si loin, si proche. Comme si la philosophie grecque n’avait pas transité par les pays arabo-musulmans, de Bagdad à Cordoue ; comme si l’Islam n’appartenait pas comme le Judaïsme et le Christianisme à la même branche du monothéisme ; comme si les Lumières (celles de Socrate, d’Averroès ou de Descartes) avaient pour vocation d’éclairer uniquement la France, l’Angleterre et l’Allemagne. En se cherchant des valeurs, l’Europe a oublié « ses » principes : en cherchant à se réunir derrière des valeurs spécifiques, l’Europe a oublié ce qu’avaient d’universels les principes qu’elle n’avait su faire sien qu’au prix de luttes immenses et qu’en les confisquant d’ailleurs temporairement : ce fut la colonisation. Penser que l’Autre ne puisse pas avoir le Développement et la Démocratie, la Science et la Liberté, c’était continuer la colonisation par d’autres moyens, par procuration, par délégation. Et c’est cela qui s’achève enfin.

      Avec l’Orient et l’Occident réunis, l’Histoire, comme moteur de la diffusion au monde des « universaux » du bien-être matériel, des libertés publiques et de l’éducation pour tous, serait en voie d’achèvement. Mais, contrairement à ce que clame le catastrophisme des Cassandre du risque, la fin de l’Histoire n’est pas la fin du Monde. Au contraire, la fin de l’Histoire permet la formation du Monde comme surface globale d’échange.

      Car Foucault, dès 1967, désignait par le nom de Réseau le nouveau modèle qui devait remplacer l’Histoire (au moment même où l’ARPANET, ancêtre de l’Internet des années 1990, était en train de se mettre en place) : « Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau ». Que le Réseau, le Web 2.0, Facebook et Twitter, aient eu un rôle à jouer dans les révoltes actuelles est peut-être un signe révélateur des nouvelles forces qui sont en jeu.

      L’ironie amère de l’histoire venait de ce que l’Histoire ne propageait l’universel qu’en montant les particularismes les uns contre les autres : le riche contre le pauvre, l’homme contre la femme, l’hétérosexuel contre l’homosexuel, l’Occidental contre l’Oriental, l’Européen contre le Chinois, le Christianisme contre l’Islam... Quand l’Histoire s’achève, les inégalités et asymétries qui fondaient ces conflits ne disparaissent pas mais leurs oppositions cessent d’avoir un rôle moteur. A partir du moment où les individus entrent en contact les uns avec les autres sans médiation, où des communautés virtuelles se forment, indépendamment des castes et des peuples, où le lien devient plus fort que le lieu, alors l’habitude de créer de l’Ordre en opposant les hommes entre eux, classe contre classe, sexe contre sexe, culture contre culture, nation contre nation, perd de son pouvoir. 

      Dès lors, ce qui ferait retour, c’est le groupe social comme tel, que l’émergence de l’État avait capturé et inféodé à ses propres objectifs historiques : « la société contre l’État », le titre du livre de Pierre Clastres sur les sociétés primitives pourrait aussi s’appliquer aux sociétés post-historiques. Dans ce cadre nouveau du Réseau et non plus de l’Histoire, la gouvernance du monde devient le fait d’un ensemble de réseaux d’influence (lobbys, groupes de pressions, ONG, mafias…) dont les membres sont unis par des intérêts communs plus que par des frontières linguistiques ou étatiques.

      Si la « Démocratie » comme idéal social est bien la fin (au sens de but) de l’histoire politique des peuples, la fin (au sens de terme) de l’Histoire n’est pas à interpréter comme un dépassement de la Démocratie : le soi-disant consensus de Pékin (le pain sans la parole) s’est brisé sur le dissensus qu’à créé la (non-)réception du prix Nobel de la Paix par Liu Xiaobo. Ce qui disparaît avec la fin de l’Histoire est la Démocratie comme forme statique mais non comme force motrice. Si la Démocratie comme réalité politique est la fin de l’histoire, c’est parce qu’elle est le lieu où la Révolution ne peut plus advenir : la Démocratie est la forme de Pouvoir plus stable que toute autocratie. Mais si la fin de l’Histoire politique n’est pas la fin de la Démocratie, c’est parce qu’elle le début de l’aventure même de démocratie : comme pratique politique du réseau qui creuse la stabilité de ce régime politique ultime d’une nouvelle forme d’instabilité créatrice. Dans le monde du Réseau, la sphère d’influence de la Démocratie (comme nécessité pour les gouvernants de répondre de leurs actes face aux gouvernés) ne se réduit plus au seul contrôle indirect du pouvoir politique via des élections dans des États souverains mais demande à s’étendre au pouvoir économique (contrôle citoyen des flux de capitaux) comme au pouvoir médiatique (production anonyme d’informations).

      Ainsi ce que semblerait nous indiquer les révoltes en cours au Maghreb et dans le Proche-Orient, c’est donc que, contre le déterminisme économique et culturaliste, les sociétés veulent vivre et avoir leur espace autonome de réalisation : propager les réseaux sociaux dans leur triple dimension politique, économique et médiatique (Démocratie réticulaire) et non pas simplement entrer dans une Histoire que l’Occident avait (mal) compris comme étant sa propriété.

      Heurtebise Jean-Yves
      Wormser Gérard masculin
      La démocratie comme fin de l’histoire et après
      Heurtebise Jean-Yves
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2011-03-26
      Philosophie
      Politique et société
      Démocratie
      Révoltes arabes