Depuis les premiers signes triomphants du printemps arabe, l’histoire semble se ralentir, et ce malgré l’accélération souvent associée à l’essor de la culture numérique, ses effets sur nos institutions et notre quotidien. Ce ralentissement, dans le cas du monde arabe, répond à des spécificités locales, des enjeux régionaux et des choix stratégiques. Une sorte de géographie politique de ce contemporain en quête de changement s’est mis en place : des hommes forts, des dictateurs, des princes et des rois, enfin des présidents... Toutes ces figures représentent en fin de compte la crise de légitimité qui marque la région, car elles sont toutes héritières d’un processus qui a été inventé afin d’éloigner, pour ne pas dire éliminer, le citoyen de toute forme de participation politique.
Ainsi, les républiques géraient et continuent à gérer les élections comme des célébrations d’une personnalité, alors que les monarchies et les principautés ne font que chanter la gloire de la largesse de leurs souverains. Le monarque saoudien, en rentrant chez lui, annonce des réformes qui sont toutes ou presque des programmes économiques (qui, en réalité, renforcent son contrôle et son pouvoir, car ils privilégient les forces de sécurité et les religieux conservateurs, voire même réactionnaires). Mais, on le sait, derrière cette façade se cache une réalité plus sombre. Aujourd’hui, pour ne parler que de la région du Golfe, il semble que les monarchies incarnent la stabilité la plus sûre et la plus naturelle. Il suffit de lire la presse saoudienne pour s’assurer de cette simple vérité. On se croit dans un autre âge, au temps duquel on louait sans cesse le lien mystique entre le monarque absolu et son peuple, une identification familière entre la personne sur le trône et le royaume. La monarchie est meilleure car elle est naturelle...
Sauf que ces monarchies ne semblent tolérer ni dissidence ni diversité. En Arabie Saoudite, les chiites représentent une minorité marginalisée et opprimée. La générosité et la souplesse s’arrêtent devant le mur sectaire. Ainsi au Bahreïn, pays à majorité chiite. La suppression de la révolte à l’aide des forces saoudiennes continuent tous les jours : c’est une sorte de répression silencieuse qui vise à éliminer toute voix dissidente, toute personne ayant osé exprimer un désir de vraie réforme dans le pays. L’arme contre ces gens est on ne peut plus simple : défendre la stabilité au nom de la légitime défense contre l’influence étrangère. L’autochtonie reprend tous ses droits et dicte les choix politiques. Mais c’est une autochtonie au service de tous les régimes autoritaires.
Dans le Golfe, cette autochtonie exprime une autre peur, un autre danger, celui du chiisme. Les chiites du Bahreïn, même dans la presse occidentale, sont toujours présentés comme des suppléants d’un autre pouvoir, celui de la République Islamique. C’est comme si ces gens n’avaient jamais pu parler pour eux-mêmes ni adopter des positions et opter pour des choix politiques, excepté sous l’influence du grand diable à côté. Pire encore, la religion, dans ce cas, semble l’emporter sur le sol et le sang. L’individu chiite, nous fait-on croire, suit les autorités qui ne sont point de chez lui (ils sont en Iraq, au Liban, etc.). De par sa religion, il n’est pas et ne peut pas être autochtone, car dans cette région, l’authentique appartient à la majorité sunnite et c’est elle qui a droit de déterminer les allégeances. On l’a vu déjà en Iraq : le chiisme est une secte comme les autres qui peut donner naissance à des partis politiques différents et qui, dans le monde arabe, et ce parfois malgré des liens privilégiés avec l’Iran, reste un problème interne, local.
Le cas du Bahreïn est éloquent. Une monarchie se légitime en dénonçant la majorité de la population du pays comme infidèles, comme des traîtres potentiels, comme des agents d’un autre pays, d’une autre culture et d’une autre secte ! Le chiisme est ici purement politique. Ce choix est déterminant car il traduit la volonté des tenants du pouvoir de neutraliser les réformes et de les détourner. Chemin faisant, avec l’aide des idées reçues, ces régimes construisent une image dangereuse de ces populations. Le chiisme s’associe ainsi quasi-naturellement au terrorisme d’état (dans le cas de l’Iran) et au terrorisme tout simple (comme dans le cas du Hizballah). Il devient l’expression d’une manière illégitime car souvent violente de faire la politique. Ces manœuvres nous invitent à revisiter un autre problème du monde arabe, et surtout de la région du Golfe. C’est celui de la tolérance.
Pour dire tolérance, l’arabe utilise tasamuh (qui se traduit littéralement par pardon mutuel), une sorte d’oubli des différences. Cette spécificité linguistique exprime les difficultés des réformes dans la région, surtout quand on pense à la nécessité de surmonter l’association intime entre secte, religion et politique. Plus encore, le cas du Golfe et du Bahreïn en particulier, nous rappellent que la stabilité promise s’érige, pour le moment, au prix d’une violence inacceptable. Car le politique reste, dans la grande majorité du monde arabe, soumis aux pressions des catégories religieuses. Et ces autorités, qu’elles soient sunnites ou chiites, abhorrent ce qu’elles se représentent comme hérésies. Mais la tolérance, c’est bien la liberté et l’autonomie de l’hérétique. C’est bien du statut de l’hérétique qu’il s’agit. Il suffit de fréquenter un peu les sites saoudiens officiels pour apprécier le poids de l’orthodoxie wahhabite et ses effets sur toute la région. On retrouve ici cette particularité vantée du modèle monarchique : l’homogénéité comme source de la paix et de la stabilité interne, mais aussi une légitimité du pouvoir politique qui élimine tout rôle citoyen au profit d’une loyauté inscrite dans la tradition et la religion. C’est cette “élection’ toute archaïque qui fait obstacle à tout vrai changement et qui sacrifie le progrès au nom de la tradition. Le droit divin des rois est toujours vivant, semble-t-il.
Un long chemin reste à faire pour surmonter cet obstacle qui nourrit les institutions politiques dans la région. Les vraies réformes viendront quand le monde arabe aura su inventer sa propre forme de tolérance. Car la tolérance est le seul moyen de faire vivre la tradition. Le défi du monde arabe, de sa jeunesse, est de trouver les voies de cette tolérance qui seront les leurs face aux résistances des pouvoirs actuels.