Jean Lacornerie (Théâtre de la Renaissance) – Nous inaugurons une série de quatre débats, intitulée Consonances et organisée avec le Musée des Confluences.
Cette première séance est un peu particulière. En effet, nous avons souhaité que le point de départ de ces débats soit un spectacle. En l’occurrence, il s’agit de celui de Thierry Collet, « Pensez, je ferai le reste » ou Influences. Thierry Collet pourra nous en parler. Anne-Caroline Jambaud va présenter nos invités. Je suis très content que l’idée d’un débat autour d’un spectacle soit finalement une soirée à part entière, et non pas un bref échange en bord de plateau, après la représentation.
Anne-Caroline Jambaud – Thierry Collet, vous êtes le responsable du choix fautif du thème de ce débat, qui porte sur l’information et ses manipulations. Effectivement, votre spectacle est intitulé « Pensez, je ferai le reste » et sous-titré Influences. À partir des techniques du mentalisme, on travaille sur des manipulations, sur comment orienter les choix des gens, comment entrer dans leurs pensées, comment les influencer. Magicien, prestidigitateur, mais qui n’a rien d’un Garcimore ou d’un David Copperfield – on a parfois une image de la magie un peu « à papa » –, vous inventez vraiment une magie contemporaine, une nouvelle magie, comme on parle de nouveaux cirques. L’expression « nouvelle magie » vous correspond bien. Vous avez une double formation : une formation de magicien (vous avez été formé auprès de grands maîtres en prestidigitation) et une formation théâtrale au Conservatoire National Supérieur d’Arts Dramatiques. Depuis plus de dix ans, vous travaillez à renouveler les codes et la dramaturgie de la magie avec la volonté d’en faire un art pas seulement comme un ensemble de techniques, de trucs, mais en prise avec les problématiques actuelles, sociales, morales, politiques, esthétiques, etc., pas seulement une technique mais également porteur de sens. Vous êtes acteur, vous avez joué auprès de metteurs en scène reconnus, tels Éric Vigner, Jean Lacornerie, vous avez participé au Rêve du Général Moreau et à Signé Vénus. Conseiller en effets magiques pour de nombreux spectacles de Philippe Adrien, Agathe Alexis et bien d’autres, vous êtes actuellement responsable d’une classe de magie au Conservatoire National Supérieur d’Arts Dramatiques. Vous animez la compagnie Le Phalène au sein de laquelle vous avez créé plusieurs spectacles, les premiers dans une veine assez narrative qui s’appuie sur un texte, un récit. Il y en a eu quatre : L’Enchanteur, La Baraque des prodiges, Maître Zacharius, Nombre. En 2007, vous avez créé le spectacle Même si c’est faux, c’est vrai, dans lequel vous avez abordé une nouvelle étape de votre travail, de votre parcours artistique. La magie n’est plus reliée à un texte mais sert de questionnement sur les modes de perception du réel (qu’est-ce que la réalité ? Sommes-nous libres de la percevoir ?). Avec votre dernier spectacle Influences, vous poursuivez cette démarche : ce spectacle de magie, mental, interactif et théâtral fait entrer le spectateur dans un dispositif d’expériences. On vit les propres expériences du prestidigitateur. Et ici, un mentaliste manipule la pensée, et non un magicien les objets. Le mentaliste intervient, pénètre les pensées, les souvenirs des spectateurs, prévoit leurs choix, influence leurs comportements et leurs décisions, par la force de sa parole. Il y a sûrement d’autres trucs que vous nous expliquerez peut-être. Et donc, on est plus proche de la psychologie, des techniques du marketing ou de la propagande et de la publicité, que de la magie.
Roland Gori, vous êtes vous aussi un homme de parole, un homme dont l’œuvre, l’écriture, la pratique psychanalytique, l’expérience clinique et l’enseignement, sont essentiellement centrés sur la parole, l’acte de la parole, le langage. Vous êtes psychanalyste à Marseille et professeur de psychologie et de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille I. Votre parcours universitaire institutionnel est riche et complexe, votre production éditoriale abondante. Je citerai quelques jalons qui marquent sans doute vos préoccupations essentielles. Passionné par la passion, vous avez publié La logique des passions chez Érès en 2002. Vous avez étudié les idéologies et les rationalités scientifiques, c’était La science au risque de la psychanalyse, publié en 1999 chez le même éditeur. Parmi vos nombreuses critiques du scientisme, certaines nourrissent vos travaux les plus récents dans lesquels j’ai trouvé parfois une force polémique très intéressante : contre la médicalisation de l’existence, La santé totalitaire 1 , sur la civilisation médico-économique, Exilés de l’intime 2 , ou encore L’empire des coachs 3 . Ces ouvrages ont été écrits en collaboration. Vous dénoncez les ravages que les logiques scientistes, autant que libérales, produisent sur les citoyens dont on nie le statut de sujet, donc sujet souffrant, pensant, poétique pourquoi pas aussi, que l’on réifie, que l’on chosifie, en les ravalant au rang d’individus statistiques de « segment de la population sous contrôle », c’est une de vos expressions. Cette fougue vous conduit naturellement à un engagement citoyen et militant. Vous êtes à l’initiative, avec d’autres, de l’Appel des Appels 4 , lancé en décembre 2008, et puis relancé et prolongé par l’ouvrage paru fin 2009, qui réunit des contributions d’une partie des 80 000 signataires. Cet Appel des appels réunit des professionnels de la santé, du travail social, de la justice, de la recherche, de tous les secteurs dédiés aux biens publics, qui entendent « résister à la destruction volontaire de tout ce qui tisse le lien social », et qui selon vous est orchestré par l’avalanche de réformes gouvernementales. C’est haro sur cette nouvelle rationalité néolibérale. Le texte initial de l’Appel des appels, texte court et dense, résume très bien tous ces enjeux.
Frédéric Martinez, maître de conférences en psychologie sociale à l’Université Lumière Lyon II, vous avez sans doute le goût du jeu. Votre domaine de recherches principal couvre les rapports entre l’illusion de contrôle, la prise de risque, la connaissance du résultat d’autrui dans un jeu de hasard et d’argent. Vous nous expliquerez sans doute vos travaux. J’ai bien aimé un de vos articles, qui répond à la question suivante : pourquoi les gens croient-ils qu’ils peuvent gagner à des jeux de hasard et d’argent, alors qu’ils sont presque sûrs de perdre ? Et plus récemment, vous vous intéressez aux comportements de santé, pour améliorer la prévention et l’éducation pour la santé. Il y a peut-être là des points de convergence avec le discours de Roland Gori qui a souvent porté sur le monde médical, le monde médico-économique, comme vous l’appelez.
Tout d’abord, Thierry Collet, parlez nous de votre spectacle, et notamment peut-être du mentalisme. Qu’est-ce que ce mentalisme qui est l’architecture de ce spectacle ? S’agit-il de nouvelles techniques ? Sur quoi s’appuie le mentalisme ? Dans quel truc, quelle tradition se nourrit-il ?
Thierry Collet – Je vais essayer de relier tout cela sur le rapport à la parole. Le magicien mentaliste donne l’impression de lire dans les pensées des gens, de prévoir leurs choix, de maîtriser complètement les comportements. Il utilise un corpus de techniques qui viennent curieusement des faux spirit, du phénomène spirit de la fin du 19e siècle qui a fait fureur en Angleterre et aux États-Unis notamment. Il existait de faux voyants, de faux spirit. Les magiciens ont volé tout ce corpus de techniques utilisées encore aujourd’hui pour donner l’impression qu’on maîtrise la pensée, les décisions et les comportements des gens.
On va parler de psychologie sociale ou comportementale. En préparant le spectacle, j’ai lu de nombreux écrits, parfois littéraires, sur ce sujet. Mon rôle est aussi de reparler de littérature. Il y a notamment deux textes fondateurs du spectacle. Le premier est un chapitre des Frères Karamazov de Dostoïevski : Le Grand Inquisiteur. Ce texte pose d’une façon très forte la question de notre besoin de croire. L’auteur dit qu’il n’est pas de fardeau plus grand pour l’homme que celui de la liberté et que dès qu’on a reçu ce don de liberté, on n’a de cesse de confier cette liberté à autrui. Ce texte magnifique, très fort développe également la question de l’autorité et de la soumission à l’autorité. Le deuxième texte est de Thomas Mann, Mario et le Magicien (1930) dans lequel est décrit un magicien mentaliste qui fait un spectacle. L’auteur fait un parallèle flagrant entre la figure de ce magicien mentaliste et l’ascension d’Hitler en Allemagne. On retrouve des figures comme celles-là dans la littérature.
Je trouve toujours que le magicien, le mentaliste ne travaille pas avec les objets, c’est très peu visuel. C’est beaucoup une question de manipulation du langage. Je pense que celui qui maîtrise la parole maîtrise aussi la perception que les autres ont du réel. Pour donner une autre référence bibliographique, j’ai été frappé par les ouvrages de Victor Klemperer, linguiste qui a suivi la modification de la langue allemande et des termes notamment dans la montée du IIIe Reich, comment certains termes se sont transformés et comment, en modifiant la langue et en proposant des idiomes nouveaux, on pouvait modifier les consciences. Le magicien mentaliste travaille beaucoup sur le langage : il lance des mots, cela crée des associations dans votre esprit, et vous reconstituez des réalités qui ne sont pas forcément celles évidemment qui ont lieu. Cela évoque le discours politique, toute la question des autorités morales, le phénomène des sectes, toute autorité morale qui agit beaucoup par la parole, la fascination par la parole.
Anne-Caroline Jambaud – Vous n’en direz pas plus sur vos trucs de magicien ? Si ce n’est que c’est la parole qui est le vecteur principal. Par exemple, il y a une expérience sidérante dans le spectacle Influences, qui fascine et interroge toujours, notamment les jeunes, celle de la lecture des enveloppes. Je sais que cela fonctionne toujours très bien. C’était dans l’ancien spectacle et cela avait suscité des réactions de la part du public et des lycéens qui venaient vous voir après le spectacle pour savoir comment cela marche. On a du mal à imaginer que la parole permet de prévoir cela à l’avance, avant même le moindre contact.
Thierry Collet – Ce n’est pas la parole qui permet de prévoir cela. La parole permet qu’on ne se rende pas compte de ce qu’il s’est vraiment passé. Ce qui est beaucoup plus pervers et dangereux. La parole fait que vous n’aurez pas la possibilité de reconstituer comment la chose s’est faite. Ce n’est pas par la parole que je devine les souvenirs. Elle fait diversion, occupe, emmène sur d’autres pistes. Elle est une arme plus indirecte, pernicieuse et puissante que d’être simplement et directement l’explication du tour. Je pense que c’est là où la parole politique, l’art de la rhétorique est à son sommet. C’est-à-dire que cela agit par ricochet. Cela touche des espèces de leviers de conscience, de comportement ou de chose dans l’être humain qui ne sont pas uniquement et directement liés à ce qui se passe, mais qui font qu’on s’engage sur une piste de pensée, et qu’on adopte une interprétation du réel. Le langage n’est pas l’explication mais l’outil qui vous emmène sur une piste de pensée où on se dit c’est incroyable, comment peut-il savoir ? Il doit être un surhomme, je lui fais donc confiance.
Anne-Caroline Jambaud – Vous parliez de notre besoin de croire et même de confier notre liberté à autrui, Roland Gori souhaitait intervenir sur cette thématique-là.
Roland Gori – Je vais raconter tout à fait autre chose. Vous avez évoqué la langue du IIIe Reich, la novlangue 5 qui progressivement amène à une nouvelle forme d’intelligibilité du monde. Je reconnais effectivement au cœur du problème de la croyance et de la séduction, et un pas de plus, de la soumission, de la servitude.
Prenons un exemple très concret et très différent de tout ce qu’on a raconté précédemment. Quand au niveau du soin, dans un texte officiel, vous ne parlez plus du soin concernant l’hôpital mais de la prestation de service – ni de patients, mais de clients, quand vous avez une conception du soin tarifiée à l’activité, c’est-à-dire que ne comptent que les segments techniques des actes accomplis et réalisés par les soignants, ce n’est pas seulement une manière d’en parler qui change, mais également une manière de pratiquer le soin, de l’organiser, de le concevoir. À partir de là, progressivement, toute une série d’expressions se décline et vous amène à consentir librement à une nouvelle forme d’intelligibilité du monde. Et c’est un peu ce qui se produit.
Quand aujourd’hui, on va remplacer la psychanalyse, l’éducation, ou les cours pédagogiques par du coaching (le coaching santé, le coaching pour faire ses courses, le coaching pour des affinités amoureuses, etc.), ce n’est pas seulement une manière de parler de la rencontre amoureuse, de s’interroger sur ce que cela représente de faire des choix de vêtements ou des choix d’objets, etc., ou sur ce que représente la manière d’accompagner un patient en détresse, en difficulté, en vulnérabilité. Une certaine conception de l’humain s’installe et progressivement à votre insu, par les mots que vous avez avalés comme des substances toxiques, dit Klemperer, contre lesquelles ensuite, vous ne pouvez plus vous immuniser.
Prenons un autre exemple : la qualité de vie. Cette notion est très importante. Il ne faut pas oublier que ce concept est préfascisant puisqu’on l’a trouvé chez les philosophes qui ont justement informé l’idéologie nazie.
Quand on va insister sur la valeur d’utilité, sur la valeur économique de l’humain, il ne faut pas oublier qu’il y avait les juifs économiquement utiles. C’est-à-dire que par la parole, on modifie insidieusement et progressivement une conception de se vivre soi-même dans le monde, en rapport avec soi-même, avec les autres et avec le monde, ce que Michel Foucault appelle le sujet éthique. Le sujet éthique est la manière dont on s’y prend pour entrer en relation avec soi-même, avec les autres et avec le monde. Et aujourd’hui, nous sommes dans une nouvelle forme de direction de conscience où effectivement, on conduit les individus à se considérer comme des micro-entreprises libérales, autogérées, ouvertes à la concurrence et à la compétition sur le marché des comportements de jouissance. Donc, à partir de ce moment-là, toute une conception de l’humain se transforme. Prenons par exemple les sites de rencontres : sur ces sites, les gens se présentent comme à un entretien d’embauche, c’est-à-dire qu’ils s’objectivent, ils se réifient. Le mot très fort c’est la réification comme l’aliénation absolue puisqu’on perd même les conditions d’analyse de l’aliénation. Non seulement on est aliéné, mais en plus, on perd la possibilité de se soustraire, de s’extraire de l’aliénation. Or c’est cela aujourd’hui qui est en jeu.
Présentement, notre civilisation fait croire aux individus qu’ils peuvent être eux-mêmes et originaux, à condition de se conformer. Ce qui est l’injonction paradoxale de notre civilisation qui progressivement nous amène justement à nous défaire de notre pensée critique, de la culpabilité de penser et de décider, parce que décider, comme dit Hannah Arendt, c’est une des fonctions les plus politiques de l’humain. Si, par contre, on confie à des experts, à des protocoles, le soin de décider pour nous, comme hier on confiait à des directeurs de conscience religieux, voire psychanalystes, le soin de diriger notre vie, il y a l’apaisement d’une certaine culpabilité que représente le choix. Dans notre civilisation actuelle, c’est la signature de la modernité qui est de nous amener à nous soumettre socialement, mais dans une soumission sociale librement consentie, c’est-à-dire dans une forme de servitude où on requiert notre consentement. C’est ce qui fait la différence, avec les formes de totalitarisme du 20e siècle.
Vous me parliez du scientisme. Je n’ai rien contre la science. Je suis un enfant des Lumières, très attaché aux sciences, incontestablement. Le problème est l’idéologie de la science comme manière d’amener les populations et les individus à une certaine façon de se comporter en leur faisant croire que s’ils se comportent de cette façon, ils se porteront bien. C’est-à-dire que la médicalisation de l’existence est une façon de donner des informations aux gens en disant c’est pour votre bien, pour votre bien-être, pour améliorer votre esthétique et votre santé, et là, cela devient une idéologie. C’est-à-dire que c’est une prescription sociale faite au nom de la science, mais qui n’est absolument pas scientifique. Le scientisme, ce n’est pas la science mais la religion de la science, l’obscurantisme de la science. C’est tout de même un rêve du 19e siècle. Ernest Renan parlait de la religion de la science qui nous délivrera de la politique. Et je crois qu’aujourd’hui, il est important de nous délivrer de cette délivrance de la politique en faisant retour à la politique, parce qu’on l’a vu à plusieurs reprises, il est clair qu’une administration scientifique et technique du vivant conduit à la barbarie, barbarie sous ses formes connues au 20e siècle, formes « hard » (fascisme, nazisme, ou stalinisme). Des formes « light » existent et sont peut-être les formes de notre civilisation qui aboutit à une conception du vivant, de l’humain sous la forme fétiche d’une marchandise immatérielle. Puisque nous avons quitté le régime du capitalisme industriel producteur d’objets pour entrer dans le capitalisme financier depuis environ une trentaine d’années pour produire de plus en plus des spéculations, donc jouer sur de l’immatériel sans référence. Ça c’est un tour de magie. Les histoires de Madoff sont un tour de magie. Le problème est que vous n’avez pas le truc Madoff que dans les banques. Vous l’avez maintenant partout, dans l’enseignement supérieur, dans la recherche. La façon dont aujourd’hui nous sommes en train de gober que selon la manière dont on se conforme à certains protocoles, qu’ils soient d’évaluation de la recherche, ou de l’enseignement, ou du soin, ou des acteurs culturels... toutes ces façons de s’y prendre sont aujourd’hui une façon de nous amener à nous soumettre.
Dans la modernité, il n’y a plus une loi qui fait bipartition du permis et du défendu. Nous sommes aujourd’hui dans une société non pas de la loi mais de la norme, dans une société qui essaie d’amener les individus à consentir librement à leur soumission sociale. Donc, pour cela, il faut leur faire croire que c’est pour leur bien. À partir de ce moment-là, on fait appel aux experts. Il n’y a rien de plus épouvantable que les experts. On fait appel à eux au nom d’une administration scientifique et technique du vivant, ce qui est terrible parce qu’on demande au sujet de se comporter comme s’il était l’entrepreneur de lui-même, chargé de rentabiliser au mieux son capital bio-psycho-social. Et ça, c’est monstrueux. Nous sommes aujourd’hui dans ce type de civilisation monstrueuse qui amène les individus à essayer de désavouer leur vulnérabilité, dans des civilisations où justement, on pourra en parler par rapport au suicide à France Télécom, par rapport à la vie de « merde » qui est la nôtre, tout simplement. On nous amène progressivement à consentir à notre servitude en disant qu’on a des indicateurs quantitatifs qui disent qu’on ne peut pas faire autrement, que c’est technique, que c’est la réalité. Or ce n’est pas vrai. La réalité est construite en particulier par des mots, par un langage. On n’utilise pas impunément les mots et le langage.
Thierry Collet – Cette histoire de la performance est intéressante. Dans le spectacle, on fait l’expérience suivante : on demande aux gens d’imaginer quelque chose. Tout le monde imagine la même chose. Il y a un décodage de cela. Pourquoi imagine-t-on la même chose ? Pendant ce décodage-là, des voix enregistrées racontent le procès d’Outreau, comment il y a eu une interprétation commune et comment il ne faut pas en fait dire « je crois ce que je vois », mais plutôt « je vois ce que je crois ». J’ai déjà besoin de croire quelque chose et j’ai besoin d’être convaincu de quelque chose pour pouvoir le voir véritablement. Dans l’affaire d’Outreau, schématiquement, on a tellement voulu voir quelque chose – en tous les cas dans le premier procès – qu’on a fini par le voir. Heureusement, au cours du deuxième procès, les gens se sont rétractés, on a pu revenir. C’est une histoire de temps. L’esprit humain, en tout cas dans notre société, ne peut pas dire « je ne sais pas », « je ne peux pas me prononcer », « j’ai besoin de temps », « j’ai besoin d’information », « je reviens demain », « je vais consulter une encyclopédie », « je vais voir Wikipédia, je vais voir mes copains, mes voisins, peut-être des experts », « je vais me renseigner. » Je vous donne un truc un peu avant que vous alliez voir le spectacle : je ne vous laisse jamais le temps. Je vous demande toujours les choses dans un laps de temps très court. L’éventuelle morale ou posture à avoir est celle de réclamer du temps.
Notre société n’accorde pas de temps. Se sentir toujours obliger de répondre à la question est quelque chose de terrible. Dire « je ne comprends pas », « je ne sais pas » est un aveu d’impuissance terrible. Alors que moi, en tant que magicien, je trouve formidable de dire « je ne sais pas ». Je pense que ce n’est pas un aveu d’impuissance mais le début d’un chemin vers la connaissance (se poser des questions), vers la liberté. Dans notre société, dire « je ne sais pas », ou s’abstenir de répondre est extrêmement dévalorisé.
Anne-Caroline Jambaud – Frédéric Martinez, chercheur en psychologie sociale qui a l’habitude d’étudier les comportements de groupe, comment réagissez-vous à cette phrase d’un des numéros racontés, autour de d’Outreau, « j’ai besoin de croire pour pouvoir le voir » et non « je crois ce que les autres voient ».
Thierry Collet – Certains disent que si des extraterrestres venaient ici, on ne les verrait pas parce qu’ils emprunteraient une forme tellement hors de notre conscience, de notre imaginaire qu’on ne pourrait pas les voir, parce qu’on ne nous a pas appris à les voir.
Frédéric Martinez – Je peux dire que ce n’est pas tout le temps à cause des experts, cela peut être aussi à cause des autres parce que les autres voient quelque chose que je vais voir. C’est pour cela qu’Anne-Caroline Jambaud avait enchaîné en disant « je crois ce que les autres voient ». En parlant de conformisme comme Monsieur Gori l’a fait précédemment, on peut être aussi bien influencé par nos paires que par les experts.
Une expérience en psychologie sociale s’appelle le conformisme. Asch, psychologue américain, a convoqué huit personnes pour observer des lignes (une ligne étalon et trois autres lignes). Ils devaient trouver quelle(s) ligne(s) étai(en)t de la même longueur que cette ligne étalon. Une seule avait la même longueur. Parmi ces huit personnes, un seul était vrai sujet, participant naïf, les autres étant des amis de l’expérimentateur. Et les sept complices ont donné des réponses fausses, en disant que telle ligne, qui était en fait plus grande, était identique à la ligne étalon. Est venu le tour de la personne qui devait dire « mais que se passe-t-il ? ». En fait, sept personnes sur huit se conforment, disent que cette ligne est de la même longueur alors que ce n’est pas le cas réellement. Donc, ce n’est pas uniquement la faute aux experts, on peut aussi s’influencer.
Sur le besoin de croire et de contrôler. Il y a une idée sous-jacente à cette soumission librement consentie : la manipulation. On peut aussi s’auto-manipuler soi-même en voulant à tout prix expliquer les événements de la vie quotidienne, en disant qu’on ne donne pas la place à quelque chose d’incontrôlable, ou d’aléatoire. Il faut tout expliquer. C’est pour cela qu’on fait appel aux experts et aux gens : tout doit être explicable et contrôlable.
Thierry Collet disait que c’était mal vu de dire « je ne sais pas ». Ici, c’est pareil. Il faut à tout prix donner une raison et que tout soit contrôlable lorsqu’on est devant un problème, sûrement pour nous rassurer. On n’a aucun effet sur des choses incontrôlables. Mais également, ces choses peuvent évidemment après faire des erreurs et nous soumettre un peu aux erreurs.
De la salle – Une réflexion sur la parole m’est venue en vous entendant. La parole peut être dangereuse parce qu’elle nous permet d’éviter la réalité, de ne pas voir ce qu’il se passe. À un certain endroit du côté médical, on retire la parole. Il y a ce paradoxe entre cette parole dont on a besoin dans le soin en particulier, et qui à d’autres endroits, peut être démontrée comme étant dangereuse.
Thierry Collet – C’est pour cela que la parole est une arme très puissante. Elle a son revers de médaille.
Roland Gori – On ne va pas reparler de la langue d’Ésope qui est la meilleure et la pire des choses. Effectivement, c’est de cela aussi dont il s’agit. Une phrase de Lacan dit que l’homme qui dans la parole partage le pain du mensonge partage aussi celui de la vérité. Par rapport à cette question, ce qui est terrible au niveau du soin, et en particulier du soin psychiatrique aujourd’hui, c’est qu’il est non seulement remédicalisé, mais terriblement technicisé. Et c’est la raison pour laquelle aujourd’hui, on met davantage en avant la psychiatrie biologique, la neurobiologie des comportements, la génétique des comportements, ce n’est pas parce que des événements scientifiques ont complètement modifié la donne. Ce n’est pas vrai. Une technologie fantastique existe : la résonance magnétique du cerveau. C’est parce que nous sommes aujourd’hui dans le besoin – cela aussi c’est une croyance, mais une croyance de civilisation – d’établir le caractère commensurable des actes. Du coup, nous sommes davantage au niveau du soin, dans une religion du chiffre, et donc tout ce qui est parole se trouve dévalué. Sauf que ce faisant, il y a quelque chose qui déshumanise, qui enlève la spécificité de l’humain : devoir en passer par la parole pour avoir un rapport avec lui-même et avec son semblable. Le danger est incontestablement là aujourd’hui, dans cette civilisation de chiffres.
Camus, dans L’Homme révolté, démonte à sa façon les totalitarismes. Il dit que ce qui est très important pour un régime totalitaire, c’est non seulement de mettre des gens en servitude, mais de les amener à avouer que cette servitude était nécessaire pour leur bien. La manière de passer à cette forme d’adhésion pour aimer les bourreaux qui vous torturent, vous chosifient et vous détruisent, est la quantification. Camus dit explicitement que si on veut amener quelqu’un à avouer que la vérité est le mensonge qu’on lui impose dans le totalitarisme, il faut en passer par une forme de quantification, de religion du chiffre. Ce qui déjà la transforme en chose.
Nous sommes dans une civilisation de l’instant, dans une culture de l’instant et de l’évaluation. Et je maintiens qu’il y a une imposture, une escroquerie, et surtout une abomination parce que cela nous met en esclavage. Le problème est là. Si vous me donnez des chiffres et si on peut en discuter, c’est normal, cela fait partie d’une modernité qui fait de la raison un élément important dans sa conception du monde. Mais si vous me donnez des chiffres pour me faire taire, c’est parce que vous avez l’intention de me faire adhérer à un dispositif de servitude.
Pourquoi la psychanalyse fonctionne-t-elle à ce niveau ? C’est une autre forme de tour de passe-passe. Le psychanalyste reçoit des patients qui viennent se plaindre (phobies, obsessions, maladies fausses, hystéries de conversion). Et quand on demande au psychanalyste les raisons des différentes maladies, il répond qu’il faut d’abord se demander quelle est la part du patient dans ses maux. Donc, qu’est la part du patient dans ce qu’il lui arrive ? C’est important parce que par rapport à la psychiatrie d’aujourd’hui – qui est une psychiatrie vétérinaire –, l’avantage de la psychanalyse est qu’elle reconnaissait que même dans les symptômes, une part de subjectivité, de création de l’individu, une tentative de s’auto-guérir de ses blessures de mémoire, existe. On était dans autre chose que cette conception déficitaire de la psychiatrie vétérinaire d’aujourd’hui. Après, il fallait surtout que le psychanalyste ne dise rien. En effet, un psychanalyste qui parle, qui interprète, passait comme imposteur. On s’aperçoit tout de suite qu’il ne sait pas du tout ce qu’il se passe en vous. S’il intervient pendant que le patient parle, cela devient alors une conversation et c’est fichu. En revanche, si le psychanalyste demande à son patient de parler, de s’allonger sur un divan et qu’il acquiesce régulièrement, le patient parle, il a besoin de parler, il raconte ses rêves, ses histoires d’amour, ses histoires de haine, etc., il sent bien que quand il parle, il dit quelque chose de plus que ce qu’il comprend. Du coup, il se dit que le psychanalyste a dû entendre ce que le patient n’a pas compris mais qu’il pressent comme un savoir qui lui échappe. Il élève donc le pauvre quidam du psychanalyste à la dignité d’un sujet supposé savoir ce qui lui a échappé dans ce qu’il a dit qu’il n’a pas compris consciemment. L’inconscient n’est rien d’autre. Le psychanalyste se met à incarner le réel du discours de l’analysant en tant que finalement, chacun d’entre nous, quand nous parlons, ne sait pas très bien ce qu’il dit. Alors, on espère, et cela depuis la toute petite enfance, que l’Autre a été le dépôt de ce qui a échappé à notre compréhension et de ce que on a dit sans le comprendre. À partir de ce moment-là, le psychanalyste peut peut-être manœuvrer pour démasquer l’illusion dans laquelle le place l’analysant, qui n’est rien d’autre que l’illusion amoureuse. Je ne sais pas si c’est vrai pour la magie mais notre besoin de croire est le besoin d’un Autre, d’un dieu qui viendrait soutenir la voûte céleste de notre monde. Et plus on est vulnérable, en détresse, infantilisé, davantage on est dépouillé. Regardez l’histoire des passions, souvenez-vous de Proust : « j’ai gâché ma vie. J’ai manqué mourir. J’ai eu mon plus bel amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre. » Cela montre que nous n’avons jamais accès à la réalité et que ce que nous aimons n’a strictement rien à voir avec la réalité puisque dans l’exemple de Proust, il s’agit d’une femme qui ne lui plaisait pas et qui a été son plus bel amour. Il est important de se rendre compte que c’est notre part de vulnérabilité qui nous amène à attribuer à l’Autre un savoir et un pouvoir sur nous, mais qui ne fait que dépendre de nous. Les histoires de manipulation sont simplement une histoire de notre besoin de donner à quelqu’un un pouvoir sur nous pour nous administrer, nous gouverner, etc., parce que nous avons quelque part à devoir nous confronter avec cette vulnérabilité. Par exemple, l’histoire de l’escroquerie de la famille bordelaise de Védrine : un homme se faisait passer pour un agent secret, et a dépouillé de plusieurs millions d’euros toute une famille. Notre civilisation, notre culture met en place des dispositifs qui essaient d’exorciser cette liberté. Et effectivement, aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une formation de l’esprit critique, y compris jusque dans le journalisme, ni dans une culture de l’information, on est dans quelque chose qui nous surinforme, met tout sur le même plan, homogénéise tout et il n’est plus possible de porter des jugements de valeur après avoir dans la durée fait son choix. Donc ici, une information en chasse une autre, on n’a pas le temps de l’incuber, de faire son point de vue. Et c’est pourquoi on les consomme.
Je voulais évoquer deux axes. Le premier, plus ontologique, est lié à la vulnérabilité de l’humain. Freud disait que depuis le début, on fait à l’enfant ses pensées parce que la mère lui parle, il se met à pleurer et la mère met un sens à ses pleurs, même si ce n’est pas le bon. Depuis le début, nos pensées ont été fabriquées par l’Autre. Même si aujourd’hui nous sommes dans une civilisation qui ne veut rien savoir de l’Autre, nous sommes dans une civilisation sans autre. Et toutes nos pathologies sont liées à cela. Et le deuxième axe est du côté de l’anthropologie.
Thierry Collet – La psychanalyse est-elle un outil d’émancipation, de liberté ? Mais la figure de psychanalyste est aussi une figure d’autorité morale. Là aussi, on voit que devant la vulnérabilité de l’analysant, face à l’analyste, il est aussi devant l’autorité morale. On parle de transfert, de relation qui peut s’établir dans un lien d’autorité, dans un lien de fascination, et que là aussi, entre la manipulation, entre la liberté possible, chaque chose a son revers, c’est comme la parole.
Roland Gori – Il y a la construction d’une figure pure de l’autorité que l’on peut avoir sur autrui. Mais c’est lié à la manière dont le dispositif, à partir du moment où il vous met dans une certaine détresse, vous rend démuni. Vous ne le voyez pas, vous ne l’entendez pas, mais en quelque sorte, la psychanalyse est tout de même théoriquement la méthode qui vous permet entre guillemets d’analyser la construction fallacieuse que vous produisez du besoin de l’autorité.
Thierry Collet – C’est aussi un peu normatif. On dit que tel symptôme correspond à tel maladie. Il y a un corpus théorique qui peut aussi être un peu normatif.
Roland Gori – Vous avez raison. On ouvre un autre débat, celui de la différence entre idéologie et méthode. Ce qu’un savoir, une connaissance peut produire de par la rigueur de la méthode, à un moment donné, il le perd dans une espèce d’extension idéologique où il rend compte de tous les problèmes du monde. Effectivement, c’est le risque qu’on court. Pendant toute une période, la psychanalyse a fourni les ingrédients des idéologies en disant que c’était la faute des parents. La méthode analytique n’est pas cela. La méthode analytique c’est essayer de montrer à quelqu’un les conditions mêmes de son aliénation, pour autant que cela soit possible en fonction de son histoire et dans une situation donnée.
Après, la question posée est celle de la norme. La norme est à la fois un sens d’exactitude et un sens de jugement normatif, au sens de jugement appréciatif. Et il y souvent confusion entre les deux. Il y a toujours le risque d’une aliénation. Plusieurs méthodes et pratiques permettent de se rendre compte de cette aliénation, de s’en désaliéner. Toute la question est de s’en donner les moyens. Et la politique en est une des conditions.
De la salle – Vous avez évoqué les suicides, des choses précises. Je souhaiterais que vous nous parliez de quelque chose de précis pour que l’on puisse comprendre. Prenons la théorie. Vous avez parlé de notation. Dans l’enseignement, on notait de 1 à 10, et il y avait un bon élève – vous n’avez pas dit cela mais pour moi cela a évoqué cela. Je pensais qu’il valait mieux des lettres à la place des chiffres, parce qu’elles donnent plus de latitude. Les parents d’élèves n’étaient pas du tout d’accord avec cela. Pouvez-vous donner quelque chose de précis pour permettre une meilleure compréhension ?
Frédéric Martinez – Je vais vous répondre de manière précise. Comment peut-on s’auto-influencer avec les notes qu’on attribue aux élèves ? Des expériences de psychologie sociale montrent la figure de Rey (tache avec des rectangles, des triangles et des ronds). On montre cette tache à des élèves de classe de 5e par exemple. On leur dit qu’on va la leur montrer pendant 30 secondes et qu’après, on va la leur cacher et qu’ils devront la reproduire. On indique à la moitié de la salle qu’il s’agit d’une épreuve de géométrie à cause des formes géométriques (triangles, ronds, rectangles), cela va être crédible. On leur montre la même figure à l’autre moitié de la salle en leur indiquant qu’il s’agit d’une épreuve de dessin. On connaît « les bons et les mauvais élèves » parce qu’on a leurs notes. Dans la tâche de dessin, les mauvais élèves ont les mêmes notes que les bons. Dans la tâche de géométrie, les bons élèves ont de meilleures notes que les mauvais élèves, parce qu’ils se sont auto-influencés en se disant que depuis leur enfance, ils sont mauvais à l’école, parce qu’on leur met de mauvaises notes et donc croient ne pas avoir les connaissances cognitives. Alors que si, puisqu’en dessin ils l’ont. Pourquoi ne l’ont-ils pas en géométrie ? Voilà comment on peut s’auto-influencer, comment la société peut le faire en donnant une étiquette de mauvais élève.
Roland Gori – C’est également l’effet Pygmalion, celui qui est tombé amoureux de la statue qu’il a produite. L’effet Pygmalion est l’expérience de Rosenthal en 1968, expérience bien connue : on montre à un professeur deux groupes d’élèves de la même classe, de même niveau. Vous lui dites qu’un groupe est excellent et l’autre mauvais. Tout le monde passe un examen, les copies sont corrigées, et un effet d’attente fait que le groupe considéré comme meilleur – à tort puisque cela a été tiré au sort, a de meilleurs notes que l’autre. On a fait une expérience similaire avec des rats. Et cela a pareillement fonctionner.
Frédéric Martinez – Prenons un labyrinthe avec des portes (maquette pour des rats). On dit au laborantin que tel rat est meilleur, qu’il a de bons gènes : ce rat trouve la sortie du labyrinthe avant les autres. C’est de l’auto-influence. C’est intéressant sur le début de l’influence, c’est un peu sur le mentalisme. Avec l’exemple de Pygmalion, l’autre peut confirmer les attentes que j’ai de lui. On montre ici la dangerosité d’étiqueter ou de donner des attentes aux personnes. Le pire c’est lorsqu’on adhère à ces attentes, lorsqu’en fait on est le plus soumis, qu’on adhère à cette soumission. Cela vient de moi. L’état final de la soumission, c’est quand je crois que c’est moi qui ai décidé d’être comme cela. Il faut faire attention aux images que l’on donne, et aux mots qu’on donne parce qu’on peut très bien influencer et s’auto-influencer.
Thierry Collet – Vous aurez des exemples concrets dans le spectacle. Cela repose exactement là-dessus. C’est exactement sur la question de la soumission, l’autorité, la confiance, l’autorité morale, la majorité qui a raison contre la seule personne qui voit des choses différentes, qui ne dit rien parce qu’elle est seule face aux autres.
Anne-Caroline Jambaud (plaisantant) – À votre spectacle, un mauvais élève peut-il devenir tout d’un coup très bon élève, et inversement ?
Thierry Collet (en riant) – On a vu que c’était une fatalité de la société. Une fois qu’on était mauvais élève, on l’était à vie. Ce qui est intéressant, c’est que la société œuvre au bonheur de l’humanité. Tout cela est pour le bien des gens, pour leur bien-être. Le personnage, extrêmement malfaisant, que j’incarne dans le spectacle fait de toute façon tout cela pour le bien de tout le monde. Bien sûr, tout le monde a gagné.
De la salle – À travers tout ce que j’ai entendu depuis le début, les exemples précis ne me sont pas nécessaires parce qu’ils viennent spontanément à mes yeux, c’est ce que l’on entend tous les jours, dans les discours politiques ou dans la vie quotidienne.
Anne-Caroline Jambaud – Quand vous parliez du bonheur, c’est vrai que Monsieur Gori en parlait aussi dans L’empire des coachs. Il y a une forme pas de dictature du bonheur, on est obligé d’aller bien. On prend des coachs pour être dans le bien-être optimum. C’est un petit peu aussi ce que vous dénoncez.
Roland Gori – À la fin du 18e siècle, il y a un effacement des grands messages, religieux notamment. À ce moment-là, on se tourne vers les sciences du vivant, en particulier la médecine, pour trouver un guide normatif dans nos conduites, pour dire comment on doit se comporter pour bien se porter. Beaucoup de choses s’engouffrent là-dedans. Je ne suis pas contre les coachs ni contre les pratiques du coaching, mais contre l’idéologie du coaching en ce qu’elle vient révéler quelque chose de la manière dont nous concevons l’humain.
Nos nouveaux directeurs de conscience ne vont pas être les prêtres et les rabbins, etc., mais essentiellement des coachs, c’est-à-dire avec une conception de l’humain extraite du monde de l’entreprise ou du sport. Le coaching est en quelque sorte né dans le monde du football américain : il s’agissait de prendre la totalité de la personne – il y a donc quelque chose de totalitaire – pour d’une part faire travailler ses muscles, et d’autre part, la mener à optimaliser ses comportements, sa vie, son existence, pour qu’il puisse accroître ses performances. Comme aujourd’hui, nous le savons, l’Olympie ne se joue pas uniquement sur les stades mais aussi dans l’économie de marché, on va donc essayer de proposer la même chose aux dirigeants, aux responsables, aux managers, etc. Et comme cela se démocratise, on va le proposer à peu près à tout le monde : vous avez le « life coaching », le coaching de vie, un coaching pour les devoirs scolaires, pour les difficultés avec les adolescents. L’important est qu’en quelque sorte, nous nous concevons comme un capital humain qui doit exploiter son stock, et essayer de rentabiliser sa manière d’exister pour accroître ses performances. Et ça, c’est monstrueux parce que nous oublions souvent que si nous aimons, ce n’est pas par rapport à nos performances, mais par rapport à notre vulnérabilité, à nos manques. Par exemple, ne pas aimer, c’est se suffire à soi-même, c’est ne pas être altéré par l’autre, l’autre étant ce qui altère. Et si je me laisse altérer par l’autre, à ce moment-là, je ne pense pas qu’il m’aime par rapport au fait que j’ai de grandes dimensions corporelles, de grandes performances sociales ou autre. L’amour, c’est une fraternité mélancolique : on partage ce qui manque et non pas ce que l’on a. Ce ne sont pas des avoirs. Sinon, on est dans une forme de conjugalité domestique petite bourgeoise. L’amour, c’est donner ce que l’on n’a pas.
On ne reconnaît pas que les formes pathologiques rencontrées aujourd’hui, comme par exemple les suicides (pas uniquement sur les lieux de travail), les addictions, les tournantes, les violences faites à autrui, la substance éthique de notre société sont le miroir de nos propres valeurs. Tuer l’autre, gagner l’autre, utiliser l’autre, instrumentaliser l’autre, c’est ce qu’il y a de mieux, si on est trader sur les marchés financiers ou sur les marchés en entreprise. Cette manière d’instrumentaliser l’humain, soi-même et l’autre, parce que toute réification, toute chosification, toute objectivation de l’autre est en même temps une chosification, une réification de moi-même, ces valeurs qui sont celles que l’on voit apparaître dans les enveloppes formelles des symptômes aujourd’hui, dans les formes pathologiques du jour, la manière dont on les nomme, sont le miroir des valeurs que notre société promeut et en particulier au nom d’un pragmatisme économique, d’un utilitarisme, d’un réalisme de marché, etc.
Par exemple l’évaluation. Je n’ai rien contre l’évaluation en général mais contre l’évaluation stupide, servile, aliénante, et c’est celle qu’il y a aujourd’hui depuis les années 1985-90. Avant, l’évaluation, c’était discuter entre pairs, de la valeur de quelque chose, on dotait quelque chose d’une valeur. Aujourd’hui, l’évaluation est un dispositif de dévaluation de l’individu pour l’amener à se dépasser, en essayant de l’obliger à mesurer les écarts qu’il a par rapport à ce qu’il devrait produire, même si cette mesure est fausse, fallacieuse.
Prenons l’exemple de l’évaluation quantitative dans toute sa bêtise aujourd’hui. Un très bon joueur de football marque de nombreux buts, joue bien, passe souvent la balle à ses équipiers et parfois à ses adversaires. Un jour, dans le contrat, on marque qu’on le pénalise : on établit une quantification du nombre de fois où il passe la balle à l’adversaire, etc., et on lui retire une partie de son salaire. Par conséquent, il joue, il marque moins de but, et surtout, il ne passe plus la balle ni aux adversaires ni à ses coéquipiers.
On est aujourd’hui dans une idéologie de la concurrence et de la performance, escroquerie contre-productive. On veut nous faire croire que les humains ne sont pas capables d’aimer leur métier et de le faire s’ils ne sont pas évalués. C’est une escroquerie subjective, sociale et politique.
De la salle – Quelque chose m’ennuie par rapport à votre réticence vis-à-vis de toute forme d’évaluation et toute forme de norme. Cette idéologie remonte à avant 1985 : « il est interdit d’interdire ». Étant donné qu’il n’y a plus de norme ni référence, on arrive à une société où chacun se croit parfait, se croit bien avec lui-même, que tout ce qu’il dit est vrai. Or il est indispensable d’avoir des références. Dans les discussions, cela commence toujours par « moi je… », « moi je crois… », « moi je sais… » et chacun se renferme dans sa bulle. Dès lors, les échanges, la relation avec l’autre, le contact, la compréhension de l’autre deviennent de plus en plus difficiles. À mon avis, on a besoin de normes, de références, c’est une base de la vie. Pour tenir debout, on a besoin d’une référence de la verticale. Juger les autres nécessite une référence. Sans référence, on peut devenir totalitaire puisqu’on a ses propres références qui conviennent.
D’autre part, par rapport à la psychanalyse. Il me semble que la vie de l’humanité est toujours basée sur une lutte entre les personnes pour devenir le maître à penser des autres. Cela a été pendant un temps la religion. La psychanalyse est venue, très forte dans le néologisme, dans les nouveaux mots, elle a été très riche là-dedans, elle a imposé son vocabulaire, elle joue énormément sur les mots elle aussi. Et maintenant, c’est plutôt du côté du libéralisme. Les libéraux se rapprochent plus de la conscience humaine. C’est pourquoi ils ont d’autant plus de facilité à capter les esprits.
Anne-Caroline Jambaud – Vous pouvez répondre à l’individualisme, sur la psychanalyse ?
Roland Gori – Je n’ai jamais dit que je refusais l’évaluation mais que je refusais les formes d’évaluation actuelles, qui ont changé très nettement de sens et de portée au milieu des années 80. Concrètement, on est passé de « je vais goûter une tomate pour savoir si elle est bonne, je vais en parler avec d’autres, et on va voir si on l’accepte ou pas », à un calibrage des tomates établi par des standards produits par la Commission européenne de Bruxelles. Et on fait pareil avec les humains : on calibre les humains comme on calibre les tomates. C’est-à-dire que l’évaluation aujourd’hui n’est rien d’autre que l’évaluation d’un écart par rapport à un standard. On le voit par exemple au niveau des évaluations scolaires. On ne va pas essayer de savoir quel a été le progrès de tel élève en fonction de sa maturité, de ses valeurs, de ses acquis, et si effectivement il en fait quelque chose, s’il en est heureux, si cela va lui servir dans la vie. On va lui faire passer des évaluations au cours élémentaire deuxième année et au cours moyen première année, des évaluations de compétences, des items, comme les protocoles d’évaluation ou de diagnostics pour le soin. On va être content qu’il améliore non pas sa formation scolaire, culturelle, existentielle, humaine, mais ses résultats au test de l’évaluation. Il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une perversion. On a quand même beaucoup écrit là-dessus. L’évaluation actuelle est une forme perverse de la manière dont les hommes ont toujours évalué. Quand vous dites « c’est bon », « ce n’est pas bon », « elle me plaît », « elle ne me plaît pas », vous évaluez. Le problème n’est pas de refuser l’évaluation, mais précisément cette forme d’évaluation parce qu’elle est un dispositif de servitude volontaire. Et c’est cela depuis Alexis de Tocqueville, c’est dans la gestion des petites affaires qu’on peut amener la population à la servitude, et le problème est là. Je suis contre l’évaluation stupide d’aujourd’hui, parce que d’une part elle est fallacieuse, elle prétend reposer sur la science et ce n’est pas le cas, et d’autre part, elle constitue un mode d’aliénation sociale et politique de l’humain : si on vous dit « c’est scientifique » ou « c’est économique », cela signifie « vous n’avez rien à dire. » Cela signifie qu’il n’y a pas de politique, pas de débat, ce n’est pas discutable : cela s’appelle la politique des choses et elle est l’aliénation optimale de l’humain.
Je ne suis pas d’accord avec vous sur le deuxième point, il est interdit d’interdire. Prenons la question de la norme : je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas de norme. Le vivant crée ses propres normes. Le problème est « la normalisation ». Nous sommes aujourd’hui dans un dispositif de normalisation, de conformation des comportements, des pensées et de la langue. Le problème est là. Par exemple, aujourd’hui, seul la langue anglaise compte, mais sous sa forme commerciale et technique, et non l’anglais de Shakespeare. On appauvrit à ce moment-là le patrimoine culturel et humain dès lors qu’on élève l’humain, comme disait Levi-Strauss, comme on cultive la betterave.
Pour prendre un autre exemple : si vous pensez que la confiance est déterminée par une hormone (l’ocytocine), à partir de ce moment-là, il n’y a plus besoin de former des citoyens. Il suffit d’injecter ou de sniffer de l’ocytocine pour finalement accroître la confiance des gens… Cela s’appelle le neuro-marketing. Et le neuro-marketing fonctionne très bien parce que l’on sécrète soi-même de l’ocytocine, ce n’est même pas nécessaire de l’injecter.
Aujourd’hui, on a peut-être à réhabiliter la capacité de parler, d’échanger, de penser, de juger et de décider. On ne peut pas laisser ni aux experts, ni aux rabbins, ni aux psychanalystes, ni à qui que ce soit, le soin de penser et de décider pour nous. Justement, penser et décider ne vont pas de soi. Contrairement à tout ce que l’on peut penser, c’est très lourd de culpabilité. La folie du doute et la névrose obsessionnelle montrent bien qu’il est difficile de se décider parce que décider, c’est prononcer un verdict d’amour ou de haine. Le doute, c’est ce qui affleure au niveau intellectuel, de sentiments à la fois de haine et d’amour, entre lesquels on n’arrive pas à choisir ! Choisir, décider, c’est renoncer. Décider, c’est assumer un acte. C’est difficile. Il y a peut-être quelque chose d’important au niveau d’un défi démocratique : pouvoir retrouver un espace où on puisse construire ensemble cette responsabilité singulière de l’acte de chacun.
Anne-Caroline Jambaud – Réhabiliter l’esprit critique, c’est un peu le propos de votre spectacle, Thierry Collet ?
Thierry Collet – Tout à fait. Mais ce n’est pas facile.
De la salle – Ce que j’ai entendu du débat, ce que j’en retiens, c’est qu’au final, c’est grâce ou à cause de l’autre qu’on est influencé, voire manipulé. Même en psychanalyse, on parle beaucoup et le psychanalyste ne doit rien dire parce que finalement, nous nous auto-persuadons de la résolution de nos problèmes. Et je pense que c’est la même chose pour les notes. Les notes ne sont pas foncièrement mauvaises en soi, c’est plutôt ce qu’on en fait qui l’est. Nous sommes arrivés à un point où nous ne nous en rendons même plus compte. Comme nous sommes tous convaincus par ce système, même si au fond nous savons qu’il est mauvais, tout le monde le fait, donc nous le faisons aussi. Et finalement, nous continuons à nous enfoncer dans ce système-là. C’est peut-être cela qui est dangereux. Pouvons-nous nous en libérer aujourd’hui ? Cela me paraît difficile parce que c’est est ancré depuis longtemps. Si on ne prend que la France, nous sommes 60 millions de personnes à faire la même chose, à fonctionner sur le même système, à moins d’une espèce de grande rébellion c’est compliqué. C’est pour cela que je trouve que l’influence est « magique », car c’est le groupe qui fait que nous agissons de la sorte.
Anne-Caroline Jambaud – L’influence est le propre des relations intersubjectives... Concernant les notes, il est remarquable que parmi les signataires de l’Appel des appels, certaines personnes (notamment des pédagogues) préconisent d’abandonner le système de notation actuel. Il existe donc des alternatives qui sont pensées.
Dans cette mouvance, l’Appel des appels fédère beaucoup de personnes diverses qui se demandent comment penser une alternative à la situation que nous vivons actuellement. Par ailleurs dans des cellules de réflexion sur la pédagogie nouvelle, des choses se réfléchissent en ce sens. Ce n’est pas forcément une fatalité, on pourra peut-être en sortir.
Frédéric Martinez – Je vais répondre en tant que psychanalyste. On ne se signifie soi-même que par rapport à l’autre, le sujet ne devient individuel que par rapport à l’autre. Freud l’explique très bien dans Totem et Tabou : toute psychologie est à la base psychologie sociale et psychologie collective, puisqu’on vit en société.
Pour en revenir à l’évaluation et aux normes, le problème n’est pas trop de ne pas avoir de règle ou de valeur. Le problème est le suivant : ce comportement est valorisé socialement par d’autres et c’est pour cette raison que je l’aurai, non pas parce que je veux l’avoir mais parce qu’il est valorisé socialement par l’autre. L’embêtant avec les normes, c’est le conformisme et la valorisation sociale de tel comportement, le conformisme des gens qui adoptent tel comportement parce qu’il va être valorisé socialement. Ce n’est pas une question de valeur et ou de règle, bien sûr la société doit être fondée sur des valeurs, des règles et elle doit départager, mais là il est question de manipulation. L’autre y tient une place importante, il y a aussi de l’auto-manipulation. Le point final d’une manipulation bien réalisée c’est en effet l’acceptation de la manipulation. La déclaration de liberté est ce sentiment de ne pas être forcé à faire quelque chose. On parle de soumission librement consentie.
Jean Lacornerie – J’aurais voulu que vous parliez un peu de vos travaux sur les jeux de hasard. On aura peut-être là aussi des choses concrètes. Ce serait intéressant d’y venir.
Frédéric Martinez – Je travaille sur l’illusion de contrôle dans les jeux de hasard. À la base, je me suis demandé pourquoi les gens jouent alors qu’ils savent qu’ils vont perdre. On ne va pas donner les chiffres mais tout le monde est au courant des probabilités : 1 chance sur 99 millions de gagner à l’Euromillion, une chance sur 26 000 de gagner 20 000 euros sur les tickets de grattage que vous achetez, etc. Et pourtant, un Français sur deux a joué au loto. Le chiffre d’affaires de la Française des Jeux atteint le produit international brut du Koweït.
On peut parler beaucoup des jeux. Mais je vais parler principalement de mes travaux. Je ne comprenais pas pourquoi les gains d’autrui étaient affichés dans les bureaux de tabac, dans les bureaux de presse. Si je ne joue que pour gagner, pourquoi ne font-ils pas de la publicité uniquement pour le jackpot, pour le gros lot ? Pourquoi disent-ils qu’un autre joueur à gagner ? Que se passe-t-il dans ma tête quand je sais que l’autre a gagné ? Il y a les émissions de télévision (le Millionnaire, le Tac-o-Tac TV) où on passe et on gagne. Quand on gagne au casino, on ne gagne jamais silencieusement, des sirènes se mettent à sonner pour que tout le monde me voit gagner… Je me suis demandé pourquoi. Après plusieurs expériences, il a été montré que lorsqu’on me dit que quelqu’un a gagné, je crois qu’il est possible et non illusoire de gagner, à condition de trouver les bonnes stratégies, comme dans des jeux d’adresse. Les jeux deviennent contrôlables, comme des jeux d’adresse. Si l’autre a gagné, c’est parce qu’il savait gagner et donc qu’il y a un moyen de gagner. Il y a une stratégie. Le fait de nous afficher le gain d’autrui nous affiche l’idée qu’il est possible et non illusoire de gagner, à condition de trouver les bonnes stratégies, comme dans un jeu d’adresse.
Avec mes collaborateurs, nous avons montré que ce n’est pas le gain d’autrui qui nous faisait jouer mais la croyance que ce gain émane du contrôle d’autrui. On peut citer d’autres travaux. Basons-nous encore sur des expériences. Par exemple, dans une entreprise aux États-Unis, on demande à des gens d’acheter un ticket de tombola à un euro, on leur dit que le lot à gagner est un petit vélo. Les gens achètent ou n’achètent pas le ticket de tombola. On donne un ticket de tombola à une moitié du groupe. À l’autre moitié, on présente un éventail de tickets en leur demandant d’en choisir un. Ils en choisissent un pour un tirage dont ils ne connaissent rien. Une semaine plus tard, l’expérimentateur cherche un ticket et raconte qu’il veut gagner le petit vélo pour son neveu. Il demande à l’un d’entre eux de lui revendre un ticket. Les gens à qui l’on a donné un ticket sans le choisir et sans le payer le revendent en moyenne 1,92 euro pour se faire un petit bénéfice. Ceux qui ont acheté et « choisi » un ticket au hasard le revendent 8,92 euros, soit 8 fois plus, comme si ce billet avait plus de valeur parce qu’ils l’ont choisi. Cette idée, cette illusion de choix dans la vie fait croire que c’est contrôlable.
Il y a d’autres expériences comme celle-là. On convoque des gens au laboratoire en leur disant qu’ils vont jouer à un jeu facile : ils vont tirer une carte et celui qui aura la plus forte aura gagné. Ils vont miser. Ils jouent contre quelqu’un rencontré précédemment dans une salle d’attente. On s’organise pour que ce quelqu’un dise qu’il n’a pas de chance dans la vie, etc. L’autre groupe joue contre quelqu’un de fringant, en costume, qui dit tout réussir dans la vie. On va regarder en moyenne qui va miser le plus. Évidemment, ceux qui misent plus sont ceux qui jouent contre celui qui s’est dit nul, croyant qu’ils vont gagner contre le nul et perdre contre le bon. Parce que dans les jeux de hasards, ce n’est pas celui qui a le plus de chance qui gagne mais le meilleur... Je travaille toujours sur l’illusion de contrôle dans les jeux de hasard. Pourquoi joue-t-on ? Parce qu’on croit contrôler.
Anne-Caroline Jambaud – Je ne joue quasiment jamais au loto. Les rares fois où je joue, je fais toujours un système flash 6 . C’est une belle invention de la loterie nationale, c’est-à-dire qu’on n’a justement pas à choisir. Je trouvais très embêtant de choisir des chiffres à cocher. Je sais que c’est un système extrêmement utilisé, et qui pour le coup vient un peu démentir vos propos. Je crois que maintenant, ce système l’emporte sur le reste.
Frédéric Martinez – Ce système ne l’emporte pas sur le reste. Le Rapido 7 a fait des désastres. On rit, le jeu est un sujet de société parmi d’autres, tout va bien. Mais parmi les joueurs, il y a beaucoup de suicides. De nombreux joueurs (1 % de la population française) sont pathologiques. Or la recherche sur ce sujet de société n’est pas financée, parce que cela rapporte de l’argent à l’État. Si je travaille sur les jeux de hasard, c’est par volonté, parce que je les trouve dangereux. C’est un problème de santé publique dans tous les pays d’Europe, sauf en France.
Pour développer un peu, il y a deux illusions de contrôle. Il y a l’illusion de contrôle primaire, celle que j’ai racontée précédemment, qui concerne le contrôle au sens usuel du terme. Il y a ensuite une illusion de contrôle secondaire, celle de dire que je vais m’adapter à une force toute puissante qui elle va contrôler pour moi. Dans les conceptions de la chance, domaine sur lequel je travaille, on dit tous que la chance est quelque chose d’aléatoire. En psychologie sociale, les anciens théoriciens ont dit que quand quelqu’un parle de chance, cela signifie que cela n’est pas dû à lui mais à autre chose. Dans l’adage populaire, la chance sourit aux audacieux, elle se provoque. Elle serait une caractéristique personnelle, comme l’égoïsme et la jalousie. Et c’est l’illusion de contrôle secondaire. On peut avoir son porte-bonheur. Mais attention, certains jouent au Flash à des endroits et des moments précis, pas n’importe comment.
On parlait du besoin de croire, de la religion... C’est-à-dire qu’il y a un contrôle primaire ou secondaire. C’est ce qu’on appelle le « gri-gri », les Flash et autre. Mais je ne vous dis pas que tout le monde fait comme cela.
Anne-Caroline Jambaud – Dans un des articles que vous avez consacré à ce sujet, vous prenez l’exemple des machines à sous automatisées. Objectivement, on n’a aucun contrôle sur la machine. Cependant, on peut actionner un bras, ou opter pour la version bouton, ce qui est totalement illusoire : on a l’impression d’avoir le contrôle grâce à l’action sur le bras ou la pression sur les boutons.
Frédéric Martinez – Tout à fait. Les machines à sous sont appelées bandits manchots aux États-Unis à cause de leur bras unique. On peut envoyer les rouleaux soit en actionnant le bras, soit en appuyant sur le bouton. Et depuis que les casinos ont fait cela, ils ont triplé le chiffre d’affaires parce que les gens peuvent choisir et donc contrôler.
Autre exemple : le yam. Qui ne jette pas les dés trop fortement pour faire de grands chiffres et doucement pour faire des petits chiffres ? C’est parce que vous contrôlez.
De la salle – Les résultats de vos travaux sont-ils suivis de près par les institutions organisatrices des jeux ?
Frédéric Martinez – Je suis un peu révolté contre la Française des Jeux, par conséquent ils ne m’ont jamais financé. La Française des Jeux a sûrement engagé des psychologues, ils connaissent sûrement mes travaux. Mais ceux-ci n’ont rien découvert, ils ne font qu’expliquer pourquoi la Française des Jeux agit comme elle le fait. Par exemple, une étude montre qu’il suffirait de marquer une astérisque en bas de la mention « ici un gagnant à 5 000 euros » en précisant qu’il a joué au hasard. Et cela ne fonctionnerait plus.
En psychologie expérimentale, j’ai tenté l’expérience suivante : soit les joueurs jouent à la roulette française sans que je ne leur dise rien, soit ils jouent sachant que quelqu’un a joué avant et a gagné/perdu. Quand on alerte les gens sur le fait que le précédent a perdu, on pourrait croire qu’ils vont jouer en prenant moins de risque. Au contraire, ils jouent plus risqué. Pourquoi ? Parce qu’ils attribuent la perte d’autrui à son manque de compétence, ça les motive de montrer qu’eux vont gagner. Donc, ils jouent encore plus risqué.
Mes travaux ne sont pour l’instant pas suivis par la Française des Jeux, ils ont refusé deux projets ANR (Agence Nationale de la Recherche). La Française des Jeux travaille beaucoup sur la prévention tertiaire, c’est-à-dire sur les hôpitaux de soins. Pour la Santé publique, ils financent des hôpitaux pour les gens pathologiquement troublés par le jeu. Mes travaux portent en revanche sur la prévention primaire, pour que tout le monde reste un joueur social. Là, ils ne financent pas.
Anne-Caroline Jambaud – Êtes-vous allé voir du côté des casinos Partouche ?
Frédéric Martinez – Non, parce que je ne fais pas que cela non plus. Il s’agit en fait des travaux principaux de mon doctorat. Maintenant, nous sommes financés par l’INPES 8 pour les travaux sur les comportements de santé sur l’alcool et le cannabis chez les jeunes, les messages de prévention, comment les rédiger à l’usage des jeunes.
Il y a deux axes dans ces travaux sur la prévention de la santé. Nous essayons de rédiger des messages de communication, c’est-à-dire voir sur quels points il faut insister et faire de la prévention. Faut-il dire quelles sont les conséquences négatives de ce comportement ? Faut-il dire quelles sont les conséquences positives de la non adoption de son comportement ? Nous travaillons sur cela pour essayer de rédiger des messages qui vont à l’encontre (c’est la deuxième phase). Et dans une première phase – les données sont en cours de dépouillement –, nous avons essayé de mettre en relief les facteurs qui pousseraient à consommer de l’alcool ou du cannabis. La perception du produit a été isolée : est-ce de la drogue ou non ? La psycho-sociale montre une non-évidence. C’est-à-dire que ce n’est pas parce que j’aime le chocolat que je vais en manger. Il n’y a pas forcément de lien entre l’attitude et le comportement. D’autres choses rentrent en jeu, tels les pairs ou la perception de contrôle sur le comportement. Des questionnaires ont été faits dans les lycées de la région pour tenter d’expliquer quels sont les facteurs qui poussent à la consommation.
De la salle – C’était plus une réflexion par rapport à la question du moi je. J’ai toujours considéré ce moi je comme un ’chacun pour soi’ très narcissique. Et en entendant le débat ce soir, je me suis demandée si ce n’était pas aussi une défense contre le ’tous pareil’, que de dire moi je. C’est-à-dire que finalement, nous ne sommes pas tous pareils.
Frédéric Martinez – Le problème, paradoxalement, c’est que les gens s’imaginent différents tout en se disant plus conformes que les autres. C’est une espèce d’injonction paradoxale. On dit être différent parce qu’on est plus conforme qu’eux. Ce moi je n’est finalement pas une idée de différenciation. C’est « moi je suis dans les normes ». Je suis dans l’écart de ce qui a été décidé dans les évaluations. Il ne faut pas prendre ce moi je au sens psychanalytique du terme, d’une idée de différenciation du sujet. Au contraire. C’est un moi je de conformisme, d’affirmation de soi à travers la ressemblance aux autres. En fait, ce comportement est influencé. Donc justement, il est révoltant que cette idée ne vienne pas de moi, que ce soit quelque chose qu’on a décidé à ma place. Ce qu’on pouvait appeler avant de la différenciation individuelle, en disant moi je, est maintenant juste une volonté d’adhésion à des critères normatifs que quelqu’un d’autre a décidé, tout simplement et malheureusement.
De la salle – Cela me fait beaucoup penser aux Monty Python, La Vie de Brian. À la fin du film, Brian est pris pour le Christ. Une foule énorme est assemblée sous sa fenêtre. Il leur dit « il ne faut pas vous rassembler comme cela, vous êtes tous différents ». Ils lui répondent en chœur « nous sommes tous différents, nous sommes tous différents » et un seul dit « non, non, moi je suis exactement comme tout le monde ». Il est le seul à oser le dire.
Frédéric Martinez – Dans le conte pour enfants Les habits de l’empereur, un enfant arrive face à l’empereur et s’exclame « il est nu ! », alors que tout le monde croit qu’il porte un vêtement cousu par le meilleur tailleur dans l’étoffe la plus belle. C’est bien l’image du conformisme. Une fois que cela a été dit, tout le monde voit la même chose. Il y a juste la naïveté de l’enfant qui dit qu’il est nu.
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Gori, Roland & Del Voglo Marie-José, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005. ↩
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Gori, Roland & Del Voglo Marie-José, Éxilés de l’intime. Médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008. ↩
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Gori, Roland & Le Coz, Pierre, L’empire des coachs. Une nouvelle forme de contrôle social, Paris, Albin Michel, 2006. ↩
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Langue officielle d’Océania inventée par George Orwell pour son roman 1984, publié en 1949. C’est une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées subversives et à éviter toute formulation de critique (et même la seule « idée » de critique) de l’État (extrait de la définition donnée sur Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Novlangue). ↩
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Une machine choisit des numéros au hasard, à la place du joueur. [ndlr] ↩
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Jeu de hasard de La Française des jeux disponible dans des bars. Le but est de trouver 8 nombres parmi 20 dans une première grille (grille A) et simultanément un chiffre parmi quatre (grille B). Simple d’apparence et souvent gagnant aux rangs inférieurs, ce jeu représente le premier jeu de hasard en termes de chiffre d’affaires (23,7 % en 2007) pour La Française des Jeux. [ndlr] ↩
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INPES : Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé. ↩