Il y a près de quinze ans, dans son brillant essai intitulé Droite et gauche 1 , l’Italien Norberto Bobbio observait avec force simplicité :
« Lorsque l’on attribue à la gauche une sensibilité plus forte à la réduction des inégalités, cela ne veut pas dire qu’elle prétende éliminer toutes les inégalités ou que la droite veuille les conserver toutes, mais tout au plus que la première est plus égalitaire et la seconde plus inégalitaire ».
Bobbio ajoutait que l’égalitaire reste convaincu que les fractures sont d’origine sociale, et, à ce titre, éliminables, quand l’inégalitaire estime qu’elles sont naturelles, donc inévitables. Aussi simple soit-il, ce constat peut sans doute résumer tout ce qui sépare les progressistes des conservateurs.
A l’époque où écrivait Bobbio, les leaders du centre gauche s’installaient avec succès à la tête de la plupart des gouvernements européens, et outre-Atlantique, Bill Clinton s’apprêtait à laisser derrière lui une présidence créatrice de plus de vingt millions d’emplois et aidant des cohortes d’Américains à s’extraire de la pauvreté. Cela en dépit d’importantes privatisations qui irritèrent la gauche de la gauche de ce côté de l’Atlantique ou, de l’autre, en dépit d’une réforme de l’État-providence et d’initiatives en faveur du monde de la finance et du libre-échange qui firent grincer des dents chez les démocrates. Dans son essai, Bobbio expliquait d’ailleurs sans complexe que le libéralisme est bien de gauche, et la tradition sociale-démocrate illustre cette idée – n’en déplaise aux tenants de la « décroissance » ou de la « démondialisation ». En fait, partout, la croissance permit d’irriguer de nombreux projets – santé, éducation, insertion professionnelle, etc. – en faveur des plus faibles. Et que ce soit avec un Lionel Jospin réduisant la TVA ou un Bill Clinton générant des surplus budgétaires, les finances publiques n’étaient pas dans l’état calamiteux dans lequel on les trouve aujourd’hui.
Or, par contraste, la décennie écoulée a vu émerger un « monstre doux », celui dont parle un autre Italien, Raffaele Simone 2 , en référence au despotisme démocratique que Tocqueville, dans le 2e tome de son œuvre magistrale, craignait de voir naître, et qui a su maintenir les progressistes européens à distance du pouvoir pour une multitude de raisons. Pourtant, la crise financière de 2008 a commencé à changer la donne. De fait, ailleurs qu’en Europe, la gauche se porte, désormais, mieux, sans sembler pour autant se tenir en un point fixe et assuré comme il y a quelque 15 ans.
Nous souhaitons offrir ici quelques observations sur les acteurs de centre gauche actuellement aux commandes en certains lieux du monde : modeste, notre espoir est que le lecteur puisse en retirer quelques réflexions pour mieux cerner ce qui continue à être à ce jour une énigme proprement européenne.
Le progressisme d’Obama
Aux États-Unis, ce n’est qu’après huit années d’une présidence profondément réactionnaire qui a déchiré le pays que le Parti démocrate a pu revenir au pouvoir. Le victoire d’Obama en 2008 fut d’ailleurs en partie conditionnée par le bilan désastreux de George W. Bush et par l’orage économique né au crépuscule de sa présidence ; le charisme et le talent de l’ancien sénateur de l’Illinois pour ressusciter l’envie de s’engager en politique chez les Américains ont alors achevé de le propulser à la Maison Blanche, où son agenda continue d’être pétri par les impératifs de la crise – au moins jusqu’à ce que l’Amérique soit définitivement tirée d’affaire. Or, si son ascension a été médiatisée à l’excès, on semble aujourd’hui perdre de vue ce qui fait système dans les politiques mises en œuvre par Obama depuis son arrivée au pouvoir. Et pour le comprendre, il faut revenir aux années Bush.
Anéantis par la victoire des républicains en 2000 et rejetés vers les think tanks ou le monde des affaires pour de nombreuses années, les démocrates qui avaient formulé les politiques économiques de Bill Clinton ont eu tout le loisir d’observer le monde et de reconsidérer leur vision de l’économie et de l’Amérique pendant huit ans. Alors qu’ils avaient opéré sous la première présidence – celle de Bill Clinton – à bénéficier de la chute du mur de Berlin et du renforcement de l’interdépendance des nations, ces progressistes de centre gauche épris de mondialisation ont surtout commencé à réviser leur jugement face au creusement des fractures observé au long des années Bush. Croissance, création d’emplois et réduction de la pauvreté étaient les bénéfices qu’ils avaient cru pouvoir retirer de la mondialisation. Mais les baisses d’impôts monstrueuses offertes par George W. Bush dans la décennie suivante ne pouvaient expliquer à elles seules le cruel accroissement des inégalités observé après le départ de Clinton. Et la montée en puissance d’un nouveau challenger, la Chine, a commencé à faire de l’ombre à l’Amérique. La mondialisation offrait des avantages ; elle présentait désormais des périls.
Le centre gauche américain face à la mondialisation
C’est dans ce contexte que l’ancien secrétaire au Trésor de Clinton, Robert Rubin, et quelques-uns des économistes les plus renommés du camp démocrate ont entrepris de formuler des politiques adaptées aux enjeux de ce début de 21e siècle.
C’est d’ailleurs dès 2006 que le gourou des politiques économiques de Clinton a créé le Hamilton Project, d’où sont issus bon nombre de conseillers de la Maison Blanche. Sachant le phénomène de mondialisation irréversible, les démocrates de ce courant de centre gauche, qui ont officié sous Bill Clinton, ont cherché à comprendre comment l’Amérique pouvait aujourd’hui en tirer profit. Ainsi, les politiques de Barack Obama offre une reformulation de la politique pro-croissance de Clinton face aux affres de la mondialisation. Au plan électoral, elles essaient de s’appuyer sur une base solide qui a appris à utiliser internet pour s’organiser et défendre les causes qui lui sont chères, tout en restant modérées pour plaire aux électeurs indépendants.
Dans ce contexte, le passage de la réforme de la santé vise tout à la fois à rendre les Américains égaux face à la maladie et à la mort, mais également à avoir une population plus saine donc plus productive et une économie qui souffre moins de l’explosion des coût des soins, actuellement mal répartis. Ainsi, l’accès à une couverture maladie pour des dizaines de millions d’Américains qui n’en avaient pas jusqu’ici deviendra une réalité en 2014 si la Cour suprême ne juge pas la nouvelle loi anticonstitutionnelle et si les républicains ne freinent pas sa mise en œuvre. La nouvelle loi de re-réglementation de la finance vise, elle, à moderniser l’architecture de Wall Street, ce véritable moteur de l’économie américaine, en rendant l’industrie plus prudente. Si trop peu a été fait pour limiter les profits abracadabrantesques du secteur, ce que l’on doit assurément regretter, c’est, en un sens, que la crise n’a pas été assez « grave » – du moins pas aussi grave que celle de 1929 – pour pousser l’Amérique de Main Street à demander une refonte radicale de l’économie, en atténuant la prééminence de la finance. Pour autant, les banquiers de Wall Street ne devraient plus pouvoir abuser aussi aisément de la crédulité des Américains grâce à la réforme, qui crée un bureau de protection des consommateurs. Sans doute d’une taille inadéquate, le plan de relance de 2009 visait pour sa part à investir dans les infrastructures, l’éducation et beaucoup d’autres secteurs clés comme la recherche et le développement. Grâce au programme Race to the Top (« la course au sommet »), une forme de concurrence a été introduite entre les États pour réformer le système éducatif. Et beaucoup a également été fait pour aider les étudiants les plus démunis à accéder à des bourses fédérales. Les femmes peuvent désormais bénéficier d’un traitement salarial plus équitable. Il a été mis fin à l’interdit empêchant aux homosexuels de révéler leur sexualité dans l’armée. Et si le président a échoué jusqu’ici à produire une loi sur l’environnement, son administration a pu passer, par décrets ou au travers d’âpres négociations, de nouveaux standards dans l’industrie automobile, chez les producteurs d’électricité ou dans le bâtiment. De nouvelles réglementations visant l’industrie agro-alimentaire ou celle du tabac ont également été passées. Il n’est pas jusqu’à la Première Dame, Michelle Obama, que ne se soit lancée dans une campagne contre l’obésité, ce fléau made in America qui attaque surtout les indigents.
Cette administration de centre gauche, enfin, refuse le protectionnisme radical – la « démondialisation », comme on semble l’appeler en France –, et se prononce au contraire en faveur des accords de libre-échange, comme on a pu le voir lorsque la Maison Blanche s’est montré favorable, en 2010, à celui que doit achever de nouer l’Amérique avec la Corée du Sud.
En réalité, les lois visant, par le biais d’un gouvernement actif, à renforcer les individus face à la compétition générée par les marchés et, ultimement, face à la mondialisation, ont été au cœur de l’agenda présidentiel : chercher à abolir la croissance, non ; brider les excès du marché, oui. A gauche de la gauche, ils sont nombreux à reprocher à Barack Obama d’avoir abdiqué face aux républicains. C’est oublier qu’il a été porté au pouvoir par les indépendants, non par la frange radicale de son camp, et que celle-ci pèse d’ailleurs peu sur l’échiquier politique américain : les « liberals », comme on les identifie dans les sondages, représentent en général à peine 20% de l’électorat. Dans ce contexte, il est peu surprenant qu’Obama se soit cantonné au centre gauche dès son arrivée au pouvoir.
Réduire les inégalités générées par la « révolution conservatrice » et moderniser l’Amérique
La droite a abandonné les Américains à eux-mêmes pendant trois décennies. Depuis son arrivée au pouvoir, la gauche d’Obama a au contraire cherché à les armer pour qu’ils puissent faire face aux forces du marché et de la mondialisation. La réduction des inégalités générées par la « révolution conservatrice » initiée par Ronald Reagan en 1981 reste au cœur des préoccupations d’Obama. Si le président républicain est souvent cité en exemple par l’auteur des Rêves de mon père, c’est parce qu’il ne cherche pas à détruire fondamentalement le modèle de croissance de Reagan en revenant, par exemple, à des politiques antérieures à sa présidence, mais simplement à en réformer les aspects les plus générateurs de disparités. De janvier 2009 à fin 2010, on a ainsi vu le président Obama, aidé par une majorité confortable au Congrès, œuvrer en faveur d’un grand nombre de réformes – un nombre tel que certains estiment qu’il faut remonter à Lyndon Johnson pour retrouver une présidence aussi active. Mais depuis janvier 2011 et le retour d’une majorité républicaine à la Chambre des représentants, point de coup d’éclat au plan intérieur : seules les négociations sibyllines sur le budget, l’emploi ou le relèvement du plafond de la dette font les gros titres. Les nombreuses initiatives du président ont eu pour objectif de réduire diverses fractures dans son pays tout en s’assurant que des Américains en meilleure santé, une industrie financière modernisée ou un système éducatif plus performant, pour ne citer que ces éléments, permettraient à l’Amérique d’être plus compétitive et plus productive dans le monde de demain. Au-delà, Barack Obama n’a pas cherché à transcender le consensus du ying démocrate et du yang républicain en faveur du modèle capitaliste.
En route pour 2012
Pour autant, la crise a fait des ravages, y compris et surtout parmi les Américains ayant perdu leurs maisons, et le chômage et la pauvreté continuent de ronger trop de familles. Dans ce contexte, le débat sur l’inégalité demeure inaudible. Enfin, si les deux premières années de son premier mandat ont été riches en législations, l’arrivée des républicains à la Chambre des représentants en janvier 2011 a bloqué l’élan réformateur, sans doute jusqu’à un possible second mandat. Mais Barack Obama a montré qu’il était resté soucieux d’aider les familles travaillant dur en œuvrant à défaire le nœud des inégalités. Si l’avenir seul dira s’il y a réussi, un impératif de court terme le guetter : remporter à tout prix l’élection de novembre 2012 pour consolider son héritage progressiste.
D’ici novembre 2012, le souci principal de la Maison Blanche est de s’investir dans le redressement de l’économie américaine : création d’emplois, politiques favorables au monde des affaires, investissements de tous ordres, modernisation de la fiscalité, etc. On l’a d’ailleurs vu tenter de se rabibocher avec les grands patrons. Il passera peut-être encore quelques législations bipartisanes mais avec une Chambre des représentants bousculée par le Tea Party, rien ne semble plus complexe. Mais si le chômage est perçu comme en train de baisser à l’automne 2012, les Américains le plébisciteront certainement à la manière de Reagan en 1984. Car de fait, « on ne change pas une équipe qui gagne ».
Côté républicain, aucun leader n’a encore émergé, et deux problèmes subsistent : leur logiciel idéologique demeure inchangé par rapport aux années Bush (qui ont conduit l’économie vers le néant), d’autre part, les candidats aux primaires républicaines vont devoir séduire la frange extrême du parti (donc se porter très à droite), avant de retourner au centre pour l’élection générale. Or la clé de l’élection de 2012 semble de nouveau être l’électeur indépendant, dont Obama cherche à regagner le cœur. En ce sens, le fait que les républicains aient repris la Chambre en novembre 2010 n’est pas nécessairement une malédiction pour les démocrates : les conservateurs peuvent être associés aux mauvaises décisions (comme les questions de budget) et dissociés des bonnes (comme la mort d’Oussama Ben Laden). Les républicains semblent avoir fait une mauvaise lecture des élections de mi-mandat en pensant qu’il s’agissait d’un plébiscite pour leurs politiques alors même que c’était un vote sanction contre Obama, son « big government » et ses mauvais résultats au plan économique. On les voit déjà se diviser cette année même sur les questions du budget, l’establishment républicain souhaitant rester raisonnable quand le Tea Party se montre prêt à pousser l’Amérique au bord de l’abîme – ce qui ne rassure pas les milieux d’affaires, soutiens traditionnels de la droite, qui recommencent donc à s’enamourer d’Obama.
Deux menaces réelles subsistent pourtant. D’abord, cette dette publique américaine, qui continue à gonfler. L’état des déficits et de la dette publique est critique et dans l’hypothèse où les marchés céderaient à la panique, le prix à payer pour les Américains serait peut-être trop élevé pour qu’ils s’en remettent. Républicains, démocrates et Tea Party n’ont de cesse d’envoyer des messages confus au reste du monde sur ce plan. D’autre part, quid de l’économie mondiale et de la géopolitique au Moyen-Orient ? L’Amérique n’est assurément plus immunisée contre les soubresauts de l’économie du globe ; si celle-ci déprime, la croissance aux États-Unis risque d’en souffrir, comme on l’a vu quand la reprise a été étouffée en 2010 par la crise de la dette européenne, ou plus récemment, avec les soubresauts du printemps arabe, les contrecoups de la tragédie de Fukushima et les répercussions des problèmes de l’Europe. Or, en 2012, la question de l’économie éclipsera-t-elle toutes les autres ? Aux États-Unis, l’on peut croire que oui. C’est sans doute pour Obama la préoccupation principale s’il veut glaner un second mandat et étendre son œuvre progressiste.