Pour écrire une histoire, disait la romancière Sylvia Townsend Warner – si chroniquement négligée que la citer systématiquement m’est un devoir moral –, pour écrire une histoire, donc, il faut un fil et une trame. Une histoire est toujours un tissage.
Le fil : c’est celui que Laure Murat file, comme une métaphore, d’emblée, en abordant aux terres de son livre, L’homme qui se prenait pour Napoléon 1 , le fil des archives de la Salpêtrière, de Charenton et de Bicêtre, où l’on tenait enfermés les fous.
Elle y a décrypté des milliers de pages de compte-rendus, de registres, de notes, d’inventaires, de tableaux, de journaux de médecins, de cartons pleins de lettres, pour tenter d’établir une équation à inconnues multiples, le rapport entre la nature des folies enregistrées, des souffrances mentales, des délires, des crises de démence, et l’évolution politique : révolution de 1789, mort du roi, Terreur, Empire, Révolutions de 1830 et 1848, coup d’état de 1851, et enfin, la Commune.
On aurait aimé connaître la suite, voir les effets de la grande guerre, des révolutions de 20e siècle, sur les modalités de la folie et de l’enfermement, mais la loi sur les archives est ainsi faite qu’il faut attendre 150 ans avant de pouvoir ouvrir les dossiers.
Mais déjà on est impressionné par l’abondance de sujets de réflexions qui jaillissent sous la plume subtile de Laure Murat .
Les Archives, c’est un monde, et elle le fait surgir. Le docteur Pinel et le docteur Esquirol, ses deux guides principaux écrivent un français magnifique, une langue limpide.
« L’influence de nos malheurs politiques a été si constante écrit Étienne Esquirol en 1816 que je pourrais donner l’histoire de notre révolution, de la prise de la Bastille à la dernière apparition de Bonaparte par celles de quelques aliénés dont la folie se rattache aux évènements qui ont signalé cette période de notre histoire. »
Et c’est la trame de ce livre foisonnant :
Analyser la manière dont s’articule l’idéologique et le pathologique, étudier, à partir de la naissance de la psychiatrie, machine politique, l’évolution de la théorie des émotions politiques, observer la manière dont les insurgés se retrouvent isolés puis déments. Le fou serait-ce toujours l’opposant, ou est-ce l’opposant qui se retrouve catalogué comme fou, et à partir de quelle borne ?
Michel Foucault arrêtait son histoire de la Folie à la Révolution.
C’est en 1789 que commence le récit de Laure Murat. Avec la naissance de la psychiatrie de Philippe Pinel qui ôte les chaînes des fous, pour les enchâsser dans un discours de raison, un maillage dans les tropes d’un discours mal connu et passionnant.
Déjà ce fait est stupéfiant : la psychiatrie naît quasiment le même jour que la guillotine, on sépare les têtes des corps, et on archive les historiettes, les études de cas, on met au point la technique de la cure, du traitement moral, comme le nomme Pinel.
Le docteur Pinel, auteur du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale et la manie, a assisté le 21 Janvier 1793 à l’exécution de Louis XVI, il a quarante cinq ans passés, c’est un lecteur de Rousseau et Condorcet, il va observer mieux que quiconque les effets des soubresauts de l’accouchement de l’histoire sur les cerveaux de ses patients. Laure Murat en rapporte des histoires inouïes. Ainsi cet horloger, convaincu qu’on lui a tranché la tête et qu’on lui en a posé une autre, qui ne lui convient pas. Ou cet autre à qui le personnel de l’asile joue une comédie de jugement révolutionnaire, pour qu’il cesse de craindre une prochaine exécution. Le faux tribunal l’acquitte, il en sort apaisé.
1793, comment perdre la tête, titre Laure Murat.
Philippe Pinel, c’est l’avènement d’une foi en la parole. Il est relayé par un surintendant, le surveillant Pussin, qui, lui aussi, observe, et souvent de plus près, les aliénés, et invente des ruses pour les consoler. Il y a aussi une femme, la femme du surveillant Pussin, Marguerite Jubline.
Deuxième époque, celle d’Esquirol, c’est l’époque de la construction de grands bâtiments, la priorité à l’architecture vient remplacer la priorité aux mots. Et la maladie orgueilleuse, la mégalomanie napoléonique envahit les âmes fragiles. Des dizaines de faux Napoléon sont internés, avec leur lot d’histoires fascinantes.
La contrerévolution, c’est aussi un discours, celui qu’applique par exemple Esquirol au cas tragique de Théroigne de Méricourt. Un destin épouvantable. Révolutionnaire girondine, elle devient l’incarnation de la mélancolie, du retour à l’animalité, de la chute dans le désespoir. « Toutes les femmes se valent lorsqu’elles se mêlent de politique » note le docteur Cabanès résumant la thèse d’Esquirol.
La misère, la guerre – qui abat les femmes et exalte les hommes –, la violence faite aux enfants, les chagrins et les abandons, la confusion incessante entre misère et folie, cela se lit de manière transparente aux archives de Charenton. Et les révolutions apportent leur contribution de naufrages.
Mais Laure Murat conclue son livre par un exemple d’un autre type. Face à la folie brisée et cadenassée, et classée, elle peint la raison insurgée, à travers le cas de Jules Vallès. Dès janvier 1871 des affiches rouges proclament la Commune sur les pentes des collines de Paris, le 17 Mars Thiers envoie l’armée, le 18 Mars la troupe fraternise avec les Parisiens, puis c’est le siège, la cruelle semaine sanglante, et sur les registres de sainte-Anne, les traces de cette répression. Jules Vallès fondateur du Cri du Peuple et élu de la Commune en a réchappé par miracle, et se réfugie à Londres. Il évoque, quelques années plus tard, le cas de son ami le caricaturiste Gill mort fou en 1885 à Charenton, et écrit les mots suivants :
« Malgré la douleur et la misère, on ne devient pas fou tant qu’on peut perdre la tête dans le bonheur et dans la gloire. Tous ceux qui vivent des sensations de la place publique, gardent le cerveau frais, qu’ils se nomment Blanqui, ou Sénart ou Raspail. La fièvre de la lutte les tient debout et droit. Il fallait prendre parti et il ne voulut pas, il repoussa le képi et coiffa son bonnet d’artiste. Le bonnet s’est resserré sur ses tempes, c’est devenu la coiffure d’un galérien de sainte-Anne. Il faut se mettre à mille et ne pas attendre d’être fou pour monter à l’assaut des bastilles. Nous irons peut-être un jour renverser tout cela, maisons de fous et maisons de rois. »
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Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Paris, Gallimard, 2011. ↩