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Dialectique et amour de soi chez Rousseau

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Texte

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) est sans doute, avec le Contrat social (1762) et l’Émile (1762), le texte qui a conduit la pensée de Rousseau a être considérée comme proprement philosophique. Cette reconnaissance du statut proprement philosophique de l’œuvre de Rousseau, aussi indiscutable qu’elle paraisse aujourd’hui, n’a pas été immédiate. Le ton polémique et paranoïaque du genevois, ses polissonneries et sa vie tumultueuse, ont pu durablement biaiser la perception de son œuvre, donner à sa pensée l’apparence de la contradiction. Rousseau a certes été consacré très vite comme le père du romantisme et l’âme de la Révolution, mais c’est certainement avant tout la pensée allemande qui a mis en valeur sa consistance philosophique : Kant, le premier 1 , et à sa suite, Fichte, Hegel, Marx, Cassirer 2 ... La lecture de Rousseau a manifestement eu une grande incidence dans la constitution des grands systèmes philosophiques de l’idéalisme allemand. Il semble en particulier difficile de ne pas voir un lien entre l’analyse de l’aliénation que provoque l’apparition de l’amour propre dans le Second Discours 3 , et la dialectique entre maîtrise et servitude qui naît de l’exigence individuelle et universelle de la reconnaissance d’autrui dans le célèbre chapitre 4 de la Phénoménologie de l’Esprit 4 . Le concept d’une reconnaissance universelle, pilier de la raison pratique kantienne, du système de la liberté fichtéenne 5 et moteur de la dialectique hégélienne, est structurellement fort comparable à l’amour propre rousseauiste - cette aliénation d’un rapport ontologique heureux à soi appelé amour de soi.

En effet, si on compare rapidement la description de l’aliénation qui s’opère dans le Second Discours, à la dialectique du maître et de l’esclave, les similitudes sont frappantes. Précisons la chose en commençant par rappeler les étapes de cette dialectique.

L’apparence dialectique du Second Discours

La dialectique hégélienne se met en place, selon sa nécessité logique, dans le passage du sentiment de soi à la conscience de soi. La conscience de soi suppose en elle le concept de la liberté, c’est-à-dire de l’irréductibilité de son être à la série des événements particuliers de la nature. La conscience de soi se libère du simple sentiment de soi par une négation, la négation de son être-là seulement naturel. Le naturel étant la marque du contingent et du particulier, l’affirmation de la liberté de la conscience de soi doit elle-même ne pas se réduire à une simple occurrence particulière finie : l’affirmation de la liberté est nécessairement le véhicule d’une signification universelle, d’une signification qui dépasse la série temporelle indéfinie des événements de la nature. Or, le propre d’une affirmation universelle étant précisément qu’elle ne vaille pas pour tel ou tel individu, mais pour tout être capable de la penser, l’affirmation de la liberté de la conscience de soi, parce qu’elle se veut universelle, suppose la possibilité d’être reconnue en vérité par toute conscience de soi - donc par cette fonction générale qu’un être libre appellera « autrui ».

Or, la manière dont je me manifeste à autrui est celle de ce corps, de cet être-là spatio-temporel, fini, naturel : le regard effectif d’autrui est d’abord perçu comme une négation de l’affirmation absolue de ma liberté. J’ai beau dire que « je suis », en un sens universel et intemporel, je suis pour autrui d’abord cet objet particulier et temporel de sa perception, dont l’identité est à même d’être changée, altérée, voire détruite par le temps - dans la mort. Montrer que la mort n’est pas une limitation de son être devient alors l’objectif de la conscience de soi, soit encore, nier la négation de son être présente dans le regard d’autrui. S’engage alors dans la confrontation entre les deux consciences, une lutte à mort pour la reconnaissance. Trois scénarios sont alors possibles : les deux combattants s’entre-tuent ; l’un des deux périt dans la lutte ; l’un des deux abandonne la lutte et reconnaît la liberté de l’autre. C’est avec ce dernier cas que commence ce que Hegel appelle l’histoire, c’est-à-dire la véritable sortie de la nature - car dans les deux autres cas, ou bien les deux consciences disparaissent, ou bien la contradiction initiale du regard d’autrui est vouée à se répliquer à l’identique. Celui qui a cédé a senti dans les profondeurs de son être l’angoisse de la mort, et en s’aliénant à celui qui devient son maître, a reconnu la mort comme « le maître absolu ». L’histoire commence pour lui, non pour le maître, qui n’a pas fait cette expérience, et pour qui la négation de la nature en lui, reste l’objet d’une affirmation immédiate, d’un combat à toujours reproduire d’une manière essentiellement insatisfaisante, car la reconnaissance de sa liberté ne sera pas le fait d’une liberté, mais d’une servitude. A l’inverse, l’angoisse de la mort qu’a ressenti l’esclave le pousse à un long travail de transformation de la nature en lui - ce travail est assimilé à l’histoire. L’histoire commence avec l’aliénation, avec ce moment où une conscience de soi est forcée dans une lutte à mort de reconnaître la liberté d’une autre conscience de soi, qui dans ce même geste nie sa liberté.

Or, le Second Discours ne nous décrit-il pas quelque chose de très semblable ?

Tout d’abord, dans l’idée même d’un « contrat de dupes » 6 chez Rousseau, ne reconnaît-on pas une structure fort analogue à cette reconnaissance qui lie le maître et l’esclave, puisque le propre de ce contrat est bien d’entériner, comme une décision de droit plus qu’un rapport de force, l’aliénation d’une liberté à l’égard du pouvoir d’un autre individu ou groupe d’individus ? N’est-ce pas aussi par la crainte d’une violence répétée, et d’une menace pour la survie, que l’inégalité et la servitude se trouvent instituées. Certes, l’inégalité est ici instituée par une ruse et un masque, tandis que là, c’est par une lutte à mort, mais chez Hegel aussi, l’histoire tend à voiler sous le mythe le caractère éclatant de la lutte initiale, et instituer historiquement l’inégalité comme un dogme. Ajoutons que la servitude du contrat de dupes est, comme dans la dialectique hégélienne, une servitude réciproque : « tel se croit le maître des autres qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux » 7 . La liberté se perd dans l’état social corrompu du Second Discours , et n’est susceptible de se retrouver sous une autre forme que dans l’état civil institué par le pacte social, « l’acte par lequel un peuple est un peuple » 8 et dans lequel le sens de l’aliénation est transformé.

Mais surtout, la fonction de l’amour propre semble tout à fait analogue à celle de l’exigence de reconnaissance universelle. L’amour propre est décrit comme l’intériorisation du regard d’autrui dans le rapport à soi-même. Autrement dit, à la différence de l’animal, l’homme est capable de se regarder lui-même comme s’il était vu par autrui, de se représenter son existence comme s’il lui était extérieur. C’est bien ce que suppose toute position universelle de son être, et ce qui est requis dans l’exigence de reconnaissance universelle, dont le principe est formalisé (par Fichte, puis par Hegel) dans l’expression Moi = Moi. Ce Moi = Moi détermine formellement, aux yeux de l’idéalisme allemand le concept de volonté ; or, significativement, dans les Principes de la Philosophie du Droit 9 , Hegel met étroitement en rapport, à travers l’analyse de la notion moderne de l’État, Fichte et Rousseau dans l’élaboration du concept de volonté : la Volonté générale serait un autre nom du Moi = Moi.

Dire « je suis je », c’est poser l’égalité de soi-même avec son être hors de soi : cette égalité, pour autant qu’elle doit avoir une valeur universelle, doit valoir non seulement pour moi, mais pour tout autre moi. Rousseau met ainsi clairement en relation l’émergence de l’amour propre avec celle de la réflexion, et l’aliénation que provoque l’apparition de l’amour propre, dans le rapport que nous entretenions à l’état de nature avec notre être (le sentiment de soi chez Hegel, l’amour de soi chez Rousseau), est liée à l’apparition pour l’esprit d’idées dont les significations sont universelles - c’est-à-dire dépassent la ponctualité des situations particulières de l’état de nature, et doivent être reconnues par autrui.

La sortie de l’état de nature est perte de l’innocence de notre rapport à l’être dans le sentiment, parce que l’être prend une signification qui dépasse les limites de l’existence naturelle. Rousseau met en lumière le lien étroit qui unit l’apparition de la réflexion, de l’amour propre et de la connaissance de la mort d’une manière qui rappelle bien la dialectique hégélienne.

Avant que l’amour propre n’apparaisse, quand deux animaux se querellent pour un fruit que tous deux désirent sur un arbre, il s’ensuit peut-être quelques coups, mais l’affrontement passé - il ne perdure pas de véritable haine, c’est-à-dire de haine qui dépasse la durée de l’affrontement. Si avec l’amour propre, la rancœur apparaît, c’est parce que l’affrontement autour de l’objet est rapporté à des consciences qui étendent l’affirmation de leur être au-delà des limites naturelles de leur existence, et au-delà du présent de leur vie. Au lieu de se quereller pour la possession immédiate du fruit convoité, les deux consciences mettent en relation leurs moi respectifs avec cet objet, font leur le fruit. La mise en relation de la possession de l’objet avec un être dont la signification dépasse les limites du présent de l’existence naturelle, est à la fois l’origine de la propriété et de la guerre, puisque ce qui n’était qu’un affrontement ponctuel pour un objet immédiatement convoité par deux animaux devient la cause d’un véritable affront personnel. La transgression des limites de la durée naturelle par l’affirmation d’universalité du moi est rendue manifeste dans le passage de la possession de l’objet à l’affirmation de la propriété, et à la transformation d’une dépossession en un vol, en une atteinte à la personne, à un moi représenté.

Or c’est la réflexion qui met en relation l’esprit avec ce qui nie la particularité naturelle ; de fait, parce qu’elle s’énonce de manière universelle, elle nécessite la reconnaissance intersubjective de sa validité ; l’être qui pense une signification universelle considère la question de son propre être dans l’expression d’un Je ou d’un Moi, de manière universelle - donc d’une manière qui dépasse les limites de son existence naturelle. Mais n’étant pas dans un rapport ontologique naturel, c’est-à-dire ici immédiat, à son propre Je représenté comme identité indépendante du devenir, l’esprit de l’animal qui réfléchit n’est pas dans un rapport heureux à son être - et corrélativement sa force vitale n’a pu que s’affaiblir, comme chez Nietzsche l’hypostase de la vérité et de l’universel en valeurs absolues est le symptôme d’un affaiblissement de la volonté de puissance 10 .

« L’extrême inégalité dans la manière de vivre, l’excès d’oisiveté dans les uns, l’excès de travail dans les autres, la facilité d’irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffants et les accablent d’indigestions, la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent, et dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l’occasion, les veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues, et l’épuisement d’esprit, les chagrins, et les peines sans nombre qu’on éprouve dans tous les états, et dont les âmes sont perpétuellement rongées. Voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature. Si elle nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. » 11

Si la réflexion est un état contre nature, n’est-ce pas parce que la méditation réflexive introduit la figure d’autrui dans le rapport à la signification universelle de l’être ? La médiation d’autrui dans le rapport à soi-même est bien la perte du rapport naturel sensible à son propre être. L’introduction d’un rapport de représentation, imaginaire ou intellectuelle à lui-même est cette aliénation à soi. Or l’aliénation de l’homme de l’état de nature est le lieu de naissance d’un rapport tyrannique à autrui, cette médiation impossible de soi à l’image de soi. De fait, corrélativement, comme chez Hegel le lien apparaissait entre la figure d’autrui, l’exigence de reconnaissance universelle et la question de la mort propre de la conscience de soi, chez Rousseau, l’homme se distingue de l’animal par la connaissance qu’il a du fait qu’il va mourir.

« Jamais l’animal ne saura ce que c’est que mourir, et la connaissance de la mort, et de ses terreurs, est une des premières acquisitions que l’homme ait faites, en s’éloignant de la condition animale. » 12

Cette connaissance n’est peut-être pas simplement empirique, mais aussi logique : l’affirmation universelle de l’être de sa pensée constituant une transgression des limites de son existence naturelle et finie, l’homme ne fait pas que périr. Il se projette au-delà du présent de son existence, et en nie la particularité, le caractère simplement naturel. En se représentant son moi, comme s’il était vu par autrui, l’homme introduit une double négativité dans son rapport à l’être : 1) parce qu’il se représente son existence comme un objet extérieur, il perd l’immédiateté du sentiment de soi, mais aussi peut s’imaginer sa mort telle qu’autrui la percevrait de manière extérieure ; 2) parce qu’en disant « je suis », il affirme une identité de son être qui dépasse le devenir, la consécution des durées particulières de la vie animale. Il nie cette succession de moments particuliers sans identité, et en affirme une qui ne dépend pas du temps.

Précisons le second point avant de revenir au premier. Si l’idée d’une vérité universelle est celle de quelque chose qui ne dépend pas des circonstances temporelles, à l’inverse, le trait de ce qui est temporel est bien d’avoir un début et une fin : la réflexion apparaît avec l’amour propre, mais aussi avec la conscience du temps par delà le présent, et la connaissance de la mort. L’amour propre transforme le rapport à la temporalité, et dans la mesure où il présuppose la coexistence d’une relation à l’universel au sein d’une existence particulière, dont la naissance est déjà la marque de la finitude, il révèle pour l’être en lequel s’est opérée cette scission la certitude de la mort à venir, sa connaissance. Ainsi, le rapport à l’universel, qui s’est fait jour avec la réflexion et l’amour propre, le pousse à dépasser les limites du présent de son existence naturelle, et l’amène à la connaissance de la mort. L’apparition de l’universel est corrélativement pour l’homme celle de la mortalité de son existence particulière, et l’apparition de l’universel est elle-même corrélative de l’intériorisation du regard d’autrui, de son jugement - tout jugement universel devant aussi valoir pour autrui.

On comprend ainsi la relation entre l’apparition de la connaissance de la mort et celle de la réflexion. On peut préciser à présent la corrélation entre cette connaissance de la mort et l’amour propre, tel que l’énonce le premier point. La mort, c’est en effet très rigoureusement ce qu’un être qui n’est pas capable de se représenter soi-même comme s’il était vu par un autre ne pourra jamais connaître. L’animal périt, mais ne connaît pas la mort. En revanche, l’homme, parce qu’il est capable d’amour propre, est capable de se représenter sa mort comme s’il la regardait au point de vue d’autrui. La faille qu’introduit l’amour-propre comme représentation de notre être au point de vue d’autrui, soit dans l’imagination (je m’imagine tel qu’une autre personne quelconque me verrait), soit dans la réflexion (je me représente tel que je crois être objectivement pour tout autre ; j’essaie de penser ce qu’il y a d’universel dans mon être), est donc l’écart avec soi qui éveille la connaissance de la mort. Là encore, l’analyse rousseauiste des passions semble nous conduire au plus proche de la dialectique hégélienne, ou en tout cas semble valider cette interprétation spéculative...

La sortie de l’état de nature est immédiatement affaiblissement et servitude : l’institution de la personne, associée à la propriété, est la perte d’un rapport sain et heureux à soi dans l’amour ou le sentiment de soi ; l’histoire commence véritablement avec l’institution pseudo-juridique de l’inégalité dans le contrat de dupes, dans une aliénation politique qui condamne l’homme à une course métaphysique après lui-même, en même temps qu’à la multiplication des artifices pour voiler le malheur de l’être perdu. On aurait chez Rousseau une anticipation pessimiste, et sans la rigueur systématique, de l’idéalisme allemand, le genevois mettant l’accent sur la contingence « historique » de l’aliénation de l’homme, la dialectique insistant davantage sur sa nécessité spéculative et le sens qu’elle donnerait à l’histoire à venir : la libération collective de l’humanité, par le travail, la mutation sociale ou encore la révolution.

L’amour de soi : arme anti-dialectique du naturalisme de Rousseau

L’éclairage du Second Discours , par le concept d’amour propre, compris comme reconnaissance est séduisant, et ouvre à la fois à la Science de la liberté de Fichte qui développe a priori les conséquences systématiques de la contradiction entre le principe d’égalité universelle avec soi-même (Moi = Moi) et le principe qui nie cette égalité (le Non-Moi), et à la dialectique historique hégélienne. Tellement séduisant, qu’à notre avis, cet éclairage a structuré les interprétations majeures de la pensée de Rousseau, et par là partiellement atténué son originalité philosophique. Nous voudrions précisément montrer ici, que l’essentiel dans le « Second Discours », ne tient pas à la première mise en lumière historique des prémisses d’une interprétation dialectique de l’histoire (que le pessimisme bien connu de Rousseau lui interdirait de penser, à la manière de Kant, Fichte, Hegel ou Marx, comme progrès), mais bien plutôt simultanément à la subversion du discours dialectique de la raison sur l’histoire.

Significativement, tous les auteurs que nous citons s’accordent à voir dans l’apparition de l’amour-propre rousseauiste la manifestation de l’aliénation, mais aucun ne fait véritablement sien le contenu intempestif du Second Discours , l’idée que l’homme serait un animal dépravé, affaibli. On ne trouve peut-être pas d’affirmation majeure d’une idée semblable dans la philosophie allemande avant Schopenhauer 13 , et surtout Nietzsche 14 . Kant est sans doute le plus indulgent à l’égard de Rousseau, mais lui-même n’est pas prêt à aller jusqu’à parler de dépravation, dénaturation, de corruption dans l’apparition de la réflexion. Si on analyse plus précisément le contenu de l’aliénation tel qu’il est formulé par l’idéalisme allemand, on s’aperçoit que l’aliénation en question est celle du Moi posé dans son égalité à lui-même. Or, quand Rousseau décrit l’amour propre comme une corruption, parle-t-il avant tout d’une aliénation en ce sens ? Peut-être pas. Ce dont l’homme s’est aliéné dans le discours de Rousseau, c’est moins l’égalité à soi dans la représentation de son être, que la nature. Il nous semble que sur ce point, un texte de l’Émile éclaire de façon capitale l’aliénation décrite dans le Second Discours. Rousseau insiste dans ce passage sur le caractère fondamental de cette passion qu’il appelle « l’amour de soi ». Nous proposons de voir dans l’élaboration proprement rousseauiste de cette notion une interprétation naturaliste de l’aliénation, qui remet en perspective de manière inattendue aussi bien le dualisme kantien que la dialectique.

« La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi: passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l’on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent le premier objet et vont contre leur principe: c’est alors que l’homme se trouve hors de la nature, et se met en contradiction avec soi. L’amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d’y veiller sans cesse: et comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand intérêt ? » 15

Autrement dit, toutes les passions dérivent de l’amour de soi - y compris l’amour propre. Il y a certes un saut qui s’effectue dans le passage de l’animalité à l’humanité, mais ce saut doit être compris lui-même dans la continuité des modifications de l’amour de soi.

Ce dernier point mérite d’être précisé d’emblée. Il ne s’agira pas pour nous de faire de l’amour de soi une passion première et animale, un simple principe de conservation, à côté d’autres passions. Plutôt qu’une donnée objective particulière à l’anthropologie rousseauiste, nous voulons d’abord comprendre cette passion primitive comme un principe à partir duquel la manière d’être des passions - aussi différentes les unes des autres, et aussi aliénantes soient-elles - devient intelligible.

Contre le postulat d’une hétérogénéité dans la nature humaine (ainsi à un amour de soi originaire entendu comme simple principe de conservation animale on opposerait un amour-propre corrupteur, ou encore à un intérêt particulier individuel un intérêt général 16 ), notre proposition fondamentale souligne une origine et un principe communs à toutes nos passions. L’essentiel de la pensée de Rousseau tient au caractère factice de la position de toute hétérogénéité dans la nature humaine. C’était bien le sens du reproche fait à Hobbes, dans le Second Discours 17 , et à la philosophie qui, au Livre I de l’Emile, « va rendre raison par des vices naturels : l’orgueil, l’esprit de domination, l’amour-propre, la méchanceté de l’homme » 18 . Il faut donc commencer par ne pas diviser l’homme en naturalisant son sentiment de faiblesse, ses vices ou la méchanceté de ses passions.

Cette critique, qui porte d’abord contre Hobbes, et la méchanceté de l’homme à l’État de nature, met indirectement en cause la lecture d’héritage kantien de Rousseau, puisque, à proprement parler, il y a une opposition irréductible entre le dualisme de la nature humaine chez Kant, dualisme qui oppose en l’homme son intérêt particulier et l’intérêt universel de la raison pratique, et la revendication du caractère originellement un de la nature humaine chez Rousseau. Au lieu de multiplier les origines de nos intérêts et passions en divisant notre nature d’homme socialisé, comme nous l’avons vu, Rousseau au contraire fait dériver l’intégralité de nos intérêts et de nos passions de l’amour de soi.

Mais en même temps, une fois qu’on a souligné l’unité et la bonté de l’homme dans ce rapport originaire à soi qu’est l’amour de soi, il faut souligner le caractère problématique de la proposition que nous avons citée : si l’amour de soi est une passion primitive, antérieure à toute autre passion, en quel sens dire encore que ces autres passions sont bien autres ? L’embarras est présent dans la formulation même de Rousseau, dans la manière dont il peine à différencier l’amour de soi des passions dérivées : cet amour de soi, dont toutes les autres passions ne sont « en un sens » que des « modifications ». Si en un sens il ne s’agit que de modifications, c’est bien qu’en un autre sens, non explicité ici les passions ne sont pas toutes de simples « modifications » de l’amour de soi. Mais alors, y a-t-il une si grande différence entre un homme naturellement méchant ou naturellement divisé, et un homme chez qui la division ou la méchanceté se sont « naturalisées » ? Pourquoi est-il si important qu’en un sens toutes les passions, même celles qui nous aliènent, soient dérivées de l’amour de soi, et pourquoi est-ce seulement en un sens ? Une aliénation est-elle encore une modification ? Qu’est-ce qu’une modification de l’amour de soi ?

Il nous semble que ce texte s’éclaire si dans le mot de « modification » on n’entend pas seulement l’idée d’une transformation, mais une résonance spinoziste 19 , l’idée d’un mode, d’une manière d’être. On comprend mieux alors en quel sens l’amour de soi n’est pas seulement origine, mais aussi principe, c’est-à-dire selon notre lecture ici, quelque chose comme une « nature naturante ». Dans l’amour propre, il ne faut pas simplement voir un sentiment concurrent de l’amour de soi, une autre passion qui contredit la première, mais bien aussi une manière d’être de la première. Plus exactement, il y a une ambivalence de la notion même d’amour de soi : en un sens, c’est une passion parmi d’autres, les unes et les autres étant bien dans un rapport d’extériorité, et en ce sens une passion prise dans un certain jeu de force avec les autres.

Mais l’amour de soi en un autre sens n’est pas une passion parmi les autres. Il a une fonction générative pour l’ensemble des autres passions, qui n’en sont que des modifications. Autrement dit, en droit, toute passion peut être identifiée, et (selon la propriété même de l’amour de soi d’être en rapport à soi-même comme à de l’être) s’éprouver elle-même, comme une modification de l’amour de soi, comme une manière de s’aimer soi-même. Le rapport immanent de l’être avec lui-même est toujours une heureuse manière d’être. C’est seulement lorsqu’une passion, modification de l’amour de soi, n’est plus pour elle-même une telle manière d’être, que la modification devient aliénation et que s’insinuent le malheur avec la méchanceté. C’est lorsqu’elles ne se vivent pas selon la modalité de l’amour de soi, lorsqu’elles deviennent sourdes à leur principe génétique, que les passions différentes et différenciées deviennent extérieures les unes aux autres, entrent en conflit. L’extériorité des passions ainsi entendue, c’est en fait tout simplement alors, à travers la perte de l’immédiateté de l’amour de soi, une perte de rapport avec l’être 20 . La passion devient extérieure, à elle-même et aux autres passions. Si nous devions alors caractériser le projet de Rousseau, nous dirions qu’il s’agit de réaliser l’intériorité des passions.

On pourrait nous objecter à bon droit, le cas de la pitié, passion apparemment aussi originelle que l’amour de soi dans le Second Discours , et qui semble jouer le rôle d’une modération extérieure de l’amour de soi 21 . Mais une modération, n’est pas justement une limitation extérieure. Nous pouvons tout à fait reconnaître que la pitié est une autre passion que l’amour de soi animal, l’instinct de conservation. Mais, dans la mesure où la modération est l’exemple même d’une limitation immanente, la pitié comme expérience première du rapport à l’être de l’autre, peut bien être regardée comme une modification de l’amour de soi, comme l’est toute manière d’être où ce rapport à soi n’est pas nié.

Il faut ici distinguer cette instanciation particulière de l’amour de soi qu’est la conservation de soi animale, de la forme générale de l’amour de soi comme auto-affection, rapport pathologique à soi en général. Dans ce cas, si la modération n’est pas négation, elle conserve le rapport immanent à soi-même dans une présence. Non seulement il n’y a pas d’aliénation dans la pitié, mais on peut bien dire que c’est l’amour de soi qui se limite lui-même. La pitié est bien modification de l’amour de soi, au sens où elle est modération, limitation immanente du rapport d’un individu à son propre être par son rapport à la souffrance d’un autre. Si elle est une autre passion que l’amour de soi, elle n’est pas pour autant extérieure à l’amour de soi, c’est-à-dire extériorité à soi.

Si on la prend au sérieux, cette intériorité de l’amour de soi porte aussi un coup radical à la dialectique. L’amour de soi chez Rousseau est manifestement tout autre chose que le sentiment de soi animal chez Hegel. Comme nous l’avons dit, l’amour de soi n’est pas un simple principe de conservation, mais plutôt la structure générale du rapport à l’être, tel que le pense Rousseau. Or, le rapport originaire de l’homme à l’être pour la dialectique, est celui de la position universelle du Moi dans son égalité à lui-même, le Moi = Moi. De plus, comme nous l’avons remarqué plus haut, cette formule qui pense le rapport à soi originaire dans une égalité à soi universelle met nécessairement en relation un pôle subjectif avec sa manifestation pour une altérité, pour tout autre ; la démarche transcendantale kantienne, et la démarche dialectique d’héritage hégélien partent toutes les deux d’une appréhension originaire de l’être dont le modèle doit être assimilé à la forme même de l’amour propre.

Cette appréhension de l’être par la dialectique, et par l’idéalisme, lie réflexion, mort, altérité et aliénation de manière nécessaire à l’origine. Le rapport à autrui passe nécessairement par une négation qui est d’abord immanente au rapport à soi. La conscience est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est. Autrement dit, il n’y a pas pour la pensée dialectique de rapport à soi qui ne passe par la médiation du néant, de la négativité. Or pour Rousseau, il n’y a aucune négativité dans ce rapport à soi qu’est l’amour de soi : le rapport originaire à l’être n’est pour Rousseau, contrairement à l’idéalisme - et par la même occasion, contrairement aux philosophies existentialistes du Dasein ou de la conscience comme néant - pas une extériorité à soi, mais une intériorité. C’est un rapport bienheureux à l’être qui s’est corrompu dans le devenir, mais cette corruption n’était pas là comme un germe en puissance. Si la fiction des origines s’attaque à Hobbes, en soulignant « la bonté naturelle de l’homme », c’est pour dire que la négativité n’est pas dans la nature. Kant introduit à l’origine une semblable négativité, qu’on peut assimiler à ce qu’il appelle mal radical 22 , et d’un point de vue chrétien au péché, dont la manifestation est la dualité originelle de la nature humaine.

Pour Hegel et toute la pensée dialectique, l’homme n’a jamais eu dans le mot être que la nostalgie d’une chose en fait à venir, ne pouvant s’établir que dans le travail progressif de la raison dans l’histoire. Mais là encore cette liaison originaire de l’aliénation et de l’histoire tient à l’idée que le rapport originaire à l’être s’effectue sur le modèle du Moi = Moi, donc de l’amour propre - ce que contredit littéralement le texte de Rousseau. Chez Hegel l’aliénation est intégrée comme un moment du processus historique de libération ; elle n’est que la révélation de la contradiction latente et irrésolue du concept de nature. Il ne peut accepter une expression telle que la « bonté naturelle de l’homme », ou encore ne peut comprendre le rapport originaire à l’être sous la forme de cette intériorité que Rousseau appelle amour de soi. Ce n’est pas par pessimisme alors que Rousseau n’accorde pas de sens spéculatif à l’histoire, comme le fait la dialectique - et peut-être l’existentialisme -, mais parce que le point de vue qui accorde un sens à l’histoire est lui-même un point de vue dérivé, second, inséparable d’une appréhension de l’être « humaine, trop humaine », sur le modèle de l’amour-propre : le sens que donne à l’être un animal dépravé, déjà aliéné, servile.

Si nous reprenons l’exemple de la connaissance de la mort, nous comprenons d’une autre manière encore comment le point de vue de dialectique est remis en perspective comme second par rapport à la perspective, masquée par la corruption de l’amour de soi, de la « source de toutes nos passions ». Nous avons dit que l’amour-propre, comme la reconnaissance hégélienne, faisait apparaître en l’homme, à la fois par la faille de la représentation de soi, et par la médiation d’une identité universelle dans le devenir d’une existence particulière, la connaissance de sa mort. Mais la représentation de sa mort que l’homme acquiert alors est significative. En effet, qui s’imagine sa mort ne saisit jamais véritablement sa mort : on ne se voit jamais mourir, mais par l’amour propre, nous avons l’illusion de croire le pouvoir. Dans la représentation que l’homme a de sa mort, il s’imagine toujours au point de vue d’autrui, c’est-à-dire au point de vue d’une extériorité à lui-même. Il est possible que la connaissance de la mort soit à ce titre le symptôme par excellence de l’aliénation, car croire connaître sa mort parce qu’on se la représente, n’est-ce pas justement prouver, dans le fait qu’on croie voir sa mort, alors qu’on ne peut que la manquer, qu’on est aliéné ?

L’homme se libérant de son aliénation serait peut-être au contraire celui qui sait qu’il ne connaît pas sa mort, ou encore qui sait que dans l’amour-propre il est extérieur à lui-même. Rousseau ferait au fond sienne la formule spinoziste : « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » 23 , dans la mesure où la connaissance de la mort est la manifestation par excellence de l’écart avec nous-mêmes. La mort en tant que telle n’est pas négativité ; mais, le symptôme par excellence de l’aliénation de l’amour de soi pourrait être identifié à la connaissance de la mort. Retrouver l’intériorité de l’amour de soi, si tant est que la chose apparaisse comme possible aux yeux de Rousseau, cela consisterait dans le rétablissement d’un rapport à l’existence totalement libéré de cette extériorité à soi qui se manifeste dans la connaissance de la mort. Il y aurait alors dans le naturalisme de Rousseau, totalement à l’inverse de la dialectique pour laquelle « ce n’est pas la vie qui recule de peut devant la mort et se garde pure de la dévastation, mais la vie qui supporte une telle mort et se maintient en elle, qui est la vie de l’esprit » 24 , l’horizon d’une pensée qui ignore la mort.

Le trouble jeu de l’imagination

Faut-il faire alors du Second Discours , un manifeste contre l’apparition de la raison, une misologie ? Rousseau affirme clairement le contraire pour une triple raison. D’abord parce qu’il n’y a pas de retour possible à l’état de nature du Second Discours. Ensuite parce que cet état de nature est celui d’une véritable stupidité de l’homme : « borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête ; c’est ce que j’ai fait voir dans mon Discours sur l’inégalité » 25 ; enfin parce que Rousseau pense, au-dessus de l’état social corrompu un état civil juste. Ce que Rousseau repère en fait, c’est un rapport fondamental à l’être qui ne relève pas de la représentation et de l’amour-propre, et ce dont le Second Discours tente de nous détourner est précisément la constitution future de ce rapport à l’être à partir des conditions secondes de l’aliénation. L’amour de soi se modifie dans le temps, et dans ces modifications se manifestent concrètement des virtualités. La faculté centrale capable de transformer aussi bien en aliénation qu’en modifications, différenciations sans extériorité à soi de l’amour de soi, la passion primitive, est à proprement parler l’imagination, ou, sous son autre nom, la perfectibilité. Citons ici, pour mieux comprendre le lien entre perfectibilité et imagination une analyse d’Eric Zernik :

« La perfectibilité n’est pas à proprement parler une faculté comme les autres, mais le principe d’éveil des facultés sous l’effet des circonstances extérieures. Elle est cette spontanéité qui permet de dire que les facultés s’éveillent d’elles-mêmes, par un mouvement qui vient de l’intérieur, bien que suscitée de l’extérieur. Elle est, si on peut oser cet oxymore, "une spontanéité provoquée", portant la double marque de l’activité et de la passivité. Or cette puissance d’auto-affection, n’est autre que l’imagination. À mi-chemin entre la pure sensibilité et le pouvoir de représentation, l’imagination crée ce que Bachelard appelle un "non moi-mien". L’imagination en effet trouve son origine en moi, mais simultanément déploie l’ image d’un ob-jet auquel je me rapporte comme à une réalité extérieure. Inversement un objet extérieur ne m’émeut pas ou simplement ne m’intéresse que s’il trouve en moi un écho, une sorte de double mental. Ainsi, s’il est vrai que l’origine de la pensée réside dans la perfectibilité, son essence n’est autre que l’imagination. » 26

Il ne s’agit donc nullement pour Rousseau de promouvoir le retour primate à un instinct de conservation animal qu’il appellerait « amour de soi », mais de promouvoir, par la médiation de l’imagination, et du garde-fou de la raison, un rapport à soi de nos passions qui ne les rendent pas aliénées, c’est-à-dire extérieures à (l’amour de) soi. Le problème que souligne le Second Discours , c’est qu’en elle-même, cette faculté qui détermine les modifications de la passion originelle est aveugle à l’être. La raison elle-même n’a pas, en général, comme réflexion abstraite - et a fortiori lorsqu’elle est naissante comme dans l’état de nature -, le pouvoir effectif de réguler cette faculté :

« Quoi qu’il puisse appartenir à Socrate ou aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. » 27

Il s’agit pour Rousseau, à notre sens dans le Second Discours, d’éveiller par l’élaboration d’une fiction hypothétique, ce rapport à soi qu’est l’amour de soi, le sentiment de la « bonté naturelle de l’homme ». Le Second Discours , manifeste contre toute hypostase d’une division dans l’homme, contre toute idée d’un mal radical, fonctionnerait comme un rappel à soi, une manière, par la médiation d’une fiction, donc de l’imagination, de mettre en mouvement cette intériorisation dont nous avons parlé. En ne croyant pas que l’état de nature du Second discours a existé d’une manière ou d’une autre, on n’accède pas à un quelconque réveil de l’amour de soi à la première personne, puisqu’il faut déjà croire que cet état que Rousseau invente a existé pour ressaisir ce qui s’est aliéné avec l’apparition de l’amour-propre - l’amour de soi. La fiction du Second Discours , simple conjecture au départ, devient une hypothèse seulement lorsque l’évidence de la « bonté naturelle de l’homme » est véritablement rappelée à l’esprit du lecteur solitaire : « Gens du monde, que vous importe ? C’est sûrement une fiction pour vous » 28 , dit ailleurs Rousseau. C’est une réminiscence de l’amour de soi par une fiction - mais quand la réminiscence fonctionne la fiction devient précisément crédible.

Rousseau le dit, l’amour de soi n’a fait que se modifier historiquement, même en s’aliénant, mais n’a en aucun être totalement disparu. La question se pose cependant, au terme de cette analyse, de savoir si la réminiscence du rapport à soi est possible par l’imagination, ou si au lieu de retrouver le rapport immédiat décrit, on n’en retrouve au bout du compte que la fiction - que le deuil. Ce devrait être le rôle de la sensibilité d’éveiller l’imagination, non l’inverse.

« Les instructions de la nature sont tardives et lentes; celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent l’imagination; dans le second, l’imagination éveille les sens; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d’énerver, d’affaiblir d’abord les individus, puis l’espèce même à la longue. » 29

Or même si l’on peut créditer Rousseau du fait que, chez lui, ce soit la sensibilité qui éveille son imagination, chez le lecteur, cela risque bien d’être l’imagination qui éveille la sensibilité, qui rappelle à soi. Quand bien même ce serait la seule manière de rappeler à lui-même l’amour de soi, d’initier l’intériorisation de passions qui historiquement sont devenues aliénées, ce renversement ne cesse pas d’être problématique. Peut-être l’aliénation de nos passions est-elle responsable de cette curieuse inversion : la corruption que décrit le Second Discours , ne nous permettrait pas de retrouver autrement que par l’imagination, ce qui devrait être sensible. Dans cette tension, se noue à notre sens, une nuance entre le ton philosophique affirmatif de la pensée de Rousseau, ton qui nous semble tendre à ignorer la mort, au sens décrit plus haut, et son expression proprement littéraire - opacifiant de deuil les retrouvailles avec soi que produit l’imagination, à l’image du voile mortuaire posé sur la figure de Julie dans la Nouvelle Héloïse.

Supplément bibliographique

Pour les œuvres de Rousseau, l’édition de référence reste celle des Œuvres Complètes de Rousseau dans la Pléiade, chez Gallimard. Les textes canoniques de Rousseau ont été réédités chez Gallimard dans les collections folio essai et folio classique.

Pour quelques textes cependant, d’autres éditions critiques de poche, s’avèrent fort précieuses. En particulier, les éditions du Contrat social et de la Profession de foi du vicaire savoyard de B. Bernardi.

Enfin de nombreux écrits sont disponibles à présent en ligne. Voir sur le site de l’UQAC ou sur le site Athena.

Nous indiquons en outre ici quelques ouvrages majeurs sur Rousseau, aussi bien littéraires que philosophiques. Cette bibliographique n’a absolument rien d’exhaustif. Elle vise à donner une idée des grands courants d’interprétation de cette pensée.

ALTHUSSER, Louis. Écrits philosophiques et politiques, IMEC, 1994, tome 1. Politics and History : Montesquieu, Rousseau, Hegel and Marx, trad. Ben Brewster, London, NLB 1972.

Nous préférons donner l’édition anglaise de l’œuvre d’Althusser, car il s’agit d’un recueil d’études publiées de manière séparée en français. Celles-ci sont plus aisément accessibles ainsi. On pourra consulter sinon, Montesquieu : la politique et l’histoire, Paris, 1959.

L’interprétation d’Althusser, solidement appuyée sur le matérialisme dialectique de Marx, souvent discutable, parfois taxée naïvement d’idéologie, n’en demeure pas moins une des plus décisives pour l’appréhension des problèmes fondamentaux de la pensée politique de Rousseau.

AUDI, Paul. Rousseau, Éthique et Passion, PUF, 1997.

Une étude de Rousseau s’appuyant sur la méthode phénoménologique de Husserl.

BERNARDI, Bruno. « La notion d’intérêt chez Rousseau : une pensée sous le signe de l’immanence. » in Jean-Jacques Rousseau , Cahiers philosophiques de Strasbourg, tome XIII, Printemps 2002.

L’article d’une conférence dont l’audition a été pour nous décisive.

BURGELIN, Pierre. La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau , PUF, 1952.

Une étude classique aujourd’hui, bien qu’aux thèses souvent fort discutées.

CASSIRER, Ernst. Le problème Jean-Jacques Rousseau, trad. M. de Launay, préface J. Starobinski, Hachette 1987.

Une étude systématique d’ensemble qui s’inscrit dans le grand projet de Cassirer d’une histoire de la pensée moderne, et une interprétation magistrale de Rousseau dans une perspective kantienne.

DE MAN, Paul. Allégories de la lecture, trad. Th. Trezise, Galilée 1989.

Un classique de la critique « déconstructionniste » outre-atlantique. Un texte aussi stimulant que difficile.

DERATHE, Robert.Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, PUF 1950, réédition, Vrin, 1995.

L’étude irremplaçable de Derathé permet de situer avec grande précision le positionnement de la philosophie politique de Rousseau par rapport à ses grands prédecesseurs : Grotius, Burlamaqui, Hobbes, Locke entre autres.

DERRIDA, Jacques. De la grammatologie, Minuit, 1967.

Une étude décisive de l’Essai sur l’origine des langues et de la valeur de l’écriture, ce « dangereux supplément », chez Rousseau. On trouve aussi une discussion serrée de la lecture de Rousseau par Lévi-Strauss.

GENETTE, Gérard et TODOROV Tzvetan (dir.). Pensée de Rousseau, Seuil, Point essais, 1984.

Un précieux recueil d’articles d’interprètes majeurs de Rousseau, dont E. Cassirer, V. Goldschmidt, R. Derathé, L. Strauss et E. Weil.

GOLDSCHMIDT, Victor. Anthropologie et politique : les principes du système de Rousseau, Vrin 1974.

Une étude classique qui détermine de manière précise, et peut-être définitive les rapports entre le Second Discours et Du contrat social.

LEVI-STRAUSS, Claude. « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme » in Anthropologie structurale 2 , Plon 1973, réédition Pocket, 1996.

À travers cet hommage, Lévi-Strauss fait de Rousseau « le plus anthropologue des philosophes ».

MELZER, Arthur. Rousseau. La bonté naturelle de l’homme , trad. J. Mouchard, Belin 1998.

Une interprétation résolument non kantienne et « immanentiste » de la pensée politique de Rousseau, à partir du seul principe de la bonté naturelle de l’homme.

STAROBINSKI, Jean. La transparence et l’obstacle , suivi de Sept essais sur Rousseau , Gallimard, 1971 (réédition).

Un des plus beaux textes sur Rousseau. 

STRAUSS, Léo. Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. Dampierre, flammarion, 1986.

Une mise en perspective historique de la pensée politique des lumières, et du lien problématique entre la fondation par le droit naturel et l’histoire.

Liens


  1.  Kant discute constamment la pensée de Rousseau. On trouvera des discussions particulièrement serrées dans les textes œuvres et opuscules suivants, tous traduits dans diverses éditions en français, les meilleures étant sans doute Vrin et Gallimard (Pléiade) : Anthropologie du point de vue pragmatique, Projet d’une paix perpétuelle, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Fondements de la métaphysique des mœurs, Métaphysique des mœurs.

  2.  Cassirer, Le problème J.-J. Rousseau, trad. M. de Launay, préface de J. Starobinski, Hachette, 1987. Voir un article sur ce sujet sur le site remue.net.

  3.  Nous adoptons ce « titre », par commodité, pour désigner le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui paraît cinq années après le premier Discours sur les Sciences et les arts (1750). Nous renvoyons le plus souvent à l’édition par Jacques Roger de ces deux textes chez Garnier-Flammarion.

  4.  Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, vol I, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941.

  5.  Voir en particulier, Fondements du droit naturel selon les Principes de la Doctrine de la Science, trad. A. Renaut, rééd. 2000, PUF Quadrige n° 272.

  6.  Cf. Second Discours, GF, pp. 244-245 : « En continuant d’examiner ainsi par les droits, on ne trouverait pas plus de solidité que de vérité dans l’établissement volontaire de la tyrannie, et il serait difficile de montrer la validité d’un contrat qui n’obligerait qu’une des parties, où l’on mettrait tout d’un côté et rien de l’autre et qui ne tournerait qu’au préjudice de celui qui s’engage. »

  7.  Contrat social, I, 1.

  8.  Contrat social, I, 5.

  9.  Principes de la Philosophie du Droit, § 258, Remarque. L’édition de référence reste pour nous celle de R. Derathé, Vrin 1993.

  10.  Voir entre autres le célèbre paragraphe intitulé « Comment le vrai monde est devenu une fable » dans Le crépuscule des idoles, et « Le cas Socrate » dans Par delà bien et mal. Les traductions de ces textes foisonnent. Je recommande celles de Gallimard ou Garnier-flammarion.

  11.  Second Discours, Op. Cit., p. 179. Kant reprend cette analyse du Second Discours dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (au début de la Première Section, « Transition du Savoir rationnel commun de la moralité au Savoir philosophique »), mais dans un contexte dualiste : « Chez un être de raison et de volonté, si l’objet propre de la nature était sa conservation, son bien-être, en un mot, son bonheur, alors la nature se serait fort mal arrangé en choisissant la raison de la créature pour aboutir à cette fin. » (ma traduction). Kant en déduit que la fin de l’homme n’est pas d’abord le bonheur, mais ce bien suprême qu’est la liberté entendue précisément comme égalité universelle avec soi-même du moi de la raison pratique. La suite de notre étude essaie de montrer que Rousseau récuse précisément, à partir de son concept d’amour de soi, la scission originelle que Kant introduit dans la nature humaine.

  12.  Second Discours, Op. Cit., p. 196. Significativement, la question de la connaissance de la mort apparaît juste après l’introduction de la faculté proprement humaine qu’est la perfectibilité, elle qui permet la modification de l’amour de soi en amour-propre...

  13.  Cf. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation. La « Représentation » a bien pour fonction de pouvoir affaiblir, neutraliser (dans l’expérience esthétique, la loi morale, et la sainteté) la « Volonté » conçue comme ce principe aveugle d’individuation qui gouverne l’existence - qu’on peut apparenter encore au mouvement même de la nature.

  14.  Chez Nietzsche, l’apparition de la dialectique de Socrate, l’hypostase de la valeur de « vérité » au-dessus de la « vie » est symptomatique d’un affaiblissement de la Volonté de puissance, et du nihilisme. L’esprit dialectique est le symptôme d’un corps malade. Voir sur ce sujet, Par delà bien et mal, et surtout La généalogie de la morale. Le livre le plus stimulant sur Nietzsche, quoique discutable sur le détail de l’interprétation, reste sans doute Nietzsche et la philosophie de G. Deleuze, PUF, Quadrige, 7ème édition, 1988.

  15.  Émile, Livre IV, GF 1966, p. 275. Voir sur Internet le Livre IV.

  16.  B. Bernardi souligne dans son article : « La notion d’intérêt chez Rousseau : une pensée sous le signe de l’immanence » (in Cahiers philosophiques de Strasbourg, XIII) que la notion d’intérêt général ne se retrouve presque jamais chez Rousseau. Bien plutôt, Rousseau parle toujours d’intérêt commun.

  17.   Voir Second Discours, GF, p.176.

  18.  Émile, Livre I, GF, p. 77. « le sentiment de sa faiblesse, pourra-t-elle [cette philosophie] ajouter, rend l’enfant avide de faire des actes de force, et de se prouver à lui-même son propre pouvoir ».

  19.  Spinoza, L’Éthique, Partie I, Définition V : « Par mode, j’entends les modifications [affectiones] d’une substance, ou ce qui existe dans, et est conçu par, autre chose » (ma traduction).

  20.  Nous souscrivons entièrement au jugement de Jean Starobinski dans La transparence et l’obstacle, p. 33 : « Rousseau ne se contente donc pas de réprouver l’extériorité, comme presque tous les moralistes l’avaient fait avant lui : il l’incrimine dans la définition même du mal. »

  21.  Cf. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF p. 214 : « La pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. »

  22.  Ce point mérite un éclaircissement. Le concept de mal radical renvoie chez Kant à l’idée que le mal moral - être sourd à la voix de la raison (pratique) pour agir selon un désir ou un intérêt particulier - ne peut avoir sa source que dans une décision de la volonté elle-même - non dans une simple ignorance. Il y a donc à l’origine du mal une décision « diabolique » (le contraire du « symbolique ») de la volonté de se contredire elle-même. La contradiction n’est donc pas à proprement parler dans la dualité de la nature humaine, mais dans une négativité au cœur de la volonté. Reste que c’est l’écoute de nos désirs particuliers qui peut étouffer la voix de la raison, et qu’en ce sens il y a un lien étroit entre cette négativité au cœur de la volonté et la dualité de la nature humaine. L’écoute de la sensibilité ne peut pas être dite « bonne » par elle-même, parce qu’il n’y a pas de « bonté naturelle de l’homme » chez Kant. À l’inverse, chez Rousseau, parce que la bonté peut être dite « naturelle », parce que la nature humaine est une, il n’y a pas de véritable place pour le péché. Le mal est une « corruption », en un sens presque physique, de l’amour de soi. La volonté générale, par exemple, ne décide à aucun niveau de se contredire, en adoptant une mauvaise législation : sa bonté est seulement aveugle, ignorante. Le législateur a précisément pour rôle de l’éclairer sur elle-même, comme un entendement. Parler de « bonté naturelle de l’homme », c’est donc rendre second, dérivé, jusque dans le concept de volonté, tout rôle d’une négativité. L’homme n’a pas décidé en premier lieu de s’aliéner ; il n’a formulé cette décision, que parce qu’une scission dans son unité s’était déjà produite. Le péché, le « diabolisme » de la volonté sont des interprétations seulement secondes, symptomatiques, voire pathologiques, d’une corruption accidentelle de la nature humaine indivise. Seul un animal déjà dépravé peut interpréter cette corruption, son aliénation, en termes de négativité, de responsabilité, selon le principe général de la contradiction d’un « je veux », d’un Moi = Moi...

  23.  Spinoza, L’Éthique, Partie IV, Proposition XLVII.

  24.  Préface de la Phénoménologie de l’Esprit, § 32.

  25.  Texte cité en note par B. Bernardi dans son édition du Contrat social, GF 2001. Lettre à Christophe de Beaumont, Œuvres complètes de J.J. Rousseau, Galliamrd, Pléiade, IV, p. 936.

  26.  Dans une conférence donnée à l’Ecole Normale Supérieure intitulée « Rousseau ou la philosophie endeuillée ». Voir le texte complet disponible sur internet.

  27.  Second Discours, GF, pp. 214-215.

  28.  Nouvelle Héloïse, Préface, Gallimard, folio, tome I, p. 71.

  29.  Emile, Livre IV, p. 279.

Litwin Christophe
Wormser Gérard masculin
Dialectique et amour de soi chez Rousseau
Litwin Christophe
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2007-11-14
Arts et lettres
Philosophie
Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778)
Nation, nationalisme