« Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans des maisons abandonnées. »
« Dès lors que les hommes sont partis, il n’y a plus personne... »
Lévi-Strauss, lapsus après un séjour chez les Bororos (rapporté par M. Le Dœuff dans Le sexe du savoir)
En guise d’introduction, je ferai des remarques de méthode.
La différence des sexes structure partout la pensée humaine, mettant en retrait, par là même, d’autres aspects de l’être humain peut-être plus fondamentaux, et elle commande ainsi deux concepts primordiaux : l’identique et le différent. Différence (absence d’identité, de similitude) renvoie à identité (similitude) et non à égalité ou inégalité, et encore moins à supériorité ou infériorité. Ces différences sont conjuguées de multiples façons selon les sociétés. On s’aperçoit qu’avec le même alphabet ancré dans cette nature biologique commune, chaque société élabore des phrases culturelles singulières et qui lui sont propres. Les recherches de tous ordres, philosophiques, historiques, anthropologiques et sociologiques, ont montré que les perceptions biologiques du masculin et du féminin n’étaient ni immuables, ni universelles. Il n’y a pas de traduction unique et universelle de ces données élémentaires du biologique. La différence sexuelle est une structure mouvante, changeante dans laquelle le discours puise pour construire une hiérarchie. Mais sur cette opposition biologique identique/différent, se moulent beaucoup d’autres oppositions conceptuelles et des classements hiérarchiques, qui imposent des valeurs. Cependant, la construction de la différence des sexes produit partout, selon des termes différents, une sujétion des femmes. De là à dire, bien sûr, qu’il existe une réalité, une vérité... il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent. S’interroger sur la manière dont la hiérarchisation est construite, dont l’assujettissement se fait (mais céder n’est pas consentir) me paraît donc être une démarche d’historien(ne).
Le discours médical est largement fondateur au 19e siècle de constructions, de reconstructions, d’affermissements ou de changements des conceptions et des perceptions de la nature, et plus précisément de la naturalisation de la femme. Les médecins sont des acteurs sociaux et des scientifiques de tous horizons. Ils élaborent des catégories masculin/féminin comme des catégories naturelles, données par le sexe de la naissance, immuables et éternelles (cf. : l’éternel féminin). Or, les enjeux de cette définition sont majeurs puisqu’au 19e siècle, le « naturel » est d’autant plus important qu’à travers la question du droit naturel, il sous-tend toutes les demandes, en particulier les demandes d’égalités civiques et civiles (se reporter à l’article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1791 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », qu’Olympe de Gouges traduisait dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par ces mots : « La Femme naît et demeure égale à l’Homme en droits ».)
En utilisant ce genre, dans les analyses des discours et des pratiques, on découvre, en effet, qu’il est un élément constitutif des relations sociales, un élément essentiel des rapports sociaux dont on peut alors mettre au jour qu’ils sont fondés sur des différences perçues, construites entre les sexes. Il permet : Pour mieux mettre au jour les distinctions entre biologie et culture, nature et culture, je distinguerai sexe et genre. Ce découplement permet en effet de différencier ce qui relève du biologique et ce qui relève du culturel et du social. J’utiliserai ainsi le concept méthodologique du gender anglo-saxon, que je concevrai comme un outil méthodologique. Ce qui l’éloigne du sens premier français, (genre : gram. catégorie exprimant l’appartenance au sexe masculin, féminin ou neutre. Catégorie de certains mots qui est soit le masculin, soit le féminin). Des historiennes anglo-saxonnes ont utilisé ce concept pour penser l’histoire en terme de relations et pour dépasser le biologique (cf. genre / Joan W. Scott dans La citoyenne paradoxale , Albin Michel). Par « genre », j’entends me référer au discours de la différence des sexes. Il ne se rapporte pas simplement aux idées mais aussi aux institutions, aux structures, aux pratiques quotidiennes comme aux rituels, tout ce qui constitue les relations sociales. Le discours est un instrument de mise en ordre du monde. Même s’il n’est pas antérieur à l’organisation sociale, il en est inséparable. Il s’ensuit que le genre est l’organisation sociale de la différence sexuelle. Il ne reflète pas la réalité biologique première, mais il construit le sens de cette réalité. La différence sexuelle n’est pas la cause originaire de laquelle l’organisation sociale pourrait dériver ; elle est plutôt une structure sociale mouvante qui doit elle-même être analysée dans ses différents contextes historiques. Le genre suppose donc la saisie de l’organisation sociale et politique dans son historicité. L’historien ou l’historienne doivent être attentifs au changement, aux enjeux de tel ou tel moment historique, doivent chercher à analyser la construction discursive d’une réalité, les résistances qu’elle engendre, dans le moment de sa construction (résistances qui, le plus souvent, sont ensuite évacuées, oubliées par l’histoire) et les identités qu’elle crée.
Ceci permet :
- de percevoir des processus, de mettre en question ce qui semble aller de soi ;
- de restituer leur épaisseur problématique à des faits présumés naturels ou allant de soi et de constituer en objet d’étude le rapport social qui le rend possible (Michèle Riot-Sarcey, La démocratie à l’épreuve des femmes , Albin Michel) ;
- d’étudier hommes et femmes non seulement dans leurs relations d’êtres biologiquement situés, mais aussi dans une relation qui n’est pas obligatoirement sexuée. Il permet donc de dépasser le déterminisme biologique qui, trop souvent, sous-tend une analyse des rapports entre les sexes et qui renvoie bien plus fréquemment les femmes que les hommes à leur nature, à leur physiologie et à leur morphologie. Ainsi, l’outil « genre » dévoile la fausse neutralité des textes qui traitent des hommes en général sans se soucier de leur appartenance sexuée, laissant penser qu’il s’agit des êtres humains alors qu’ils ne concernent que les hommes mâles la plupart du temps (par exemple, le terme de suffrage universel utilisé en 1848). Par delà, l’historien ou l’historienne peut mettre ainsi à nu l’apparente neutralité du langage, un des éléments constitutifs des rapports sociaux. On s’aperçoit alors que seuls les discours sur les femmes sont explicitement spécifiés, et qu’en histoire le modèle général est l’homme, être en soi, sujet à part entière, qui organise le social, qui définit la société, qui crée et gère les institutions. Les hommes ne sont pas pensés, ni dits comme un groupe sexué ; les femmes en revanche sont définies et se définissent par rapport à l’homme, érigé en référent tandis qu’elles-mêmes ne sont que des êtres sexués, le biologique étant leur facteur unificateur premier. Elles sont reproductrices, Mères.
Le genre aide à révéler, à souligner ou simplement à affiner les inégalités multiformes, les oppositions nombreuses mais aussi les similarités possibles entre hommes et femmes. Il permet d’éviter la simplification purement binaire, celle de l’antagonisme ou de la complémentarité. Pourtant, me semble-t-il, chaque être humain a sa compétence et son profil propre, configurés par de nombreux facteurs dont l’appartenance à un sexe ou à l’autre n’est qu’un élément autour duquel tout le reste est construit. Ainsi, le genre est utile pour lire, comprendre et interpréter le discours médical, il permet de mettre au jour comment la différence et la hiérarchisation entre les hommes et les femmes se construisent, comment les êtres humains sont constitués comme différents et semblables, comment s’élaborent le masculin et le féminin. « On ne naît pas femme, on le devient. » (Simone de Beauvoir)
Il s’agit donc de saisir les différents moments du discours médical du 19e siècle qui font naître un dispositif hiérarchique, afin de mettre au jour la construction, sous le couvert d’une complémentarité, d’une catégorie « femme » infériorisée, et de montrer que par leur position scientifique, se donnant comme détenteurs de vérité, les médecins valident les inégalités sociales et politiques mises en place par les différents pouvoirs politiques du 19e siècle.
« La naturalisation des femmes servit de socle au dispositif hiérarchique de la démocratie représentative dont les règles furent admises par tous les partis politiques. (…) La construction des différences a commandé l’ensemble des pratiques politiques : du Code civil à la formation du citoyen en passant par les programmes scolaires. » (M. Riot-Sarcey, art. à paraître)
Médecine, politique et société (fin 18e – début 19e)
La Révolution française affirme l’égalité des droits entre les hommes et la liberté individuelle de chacun dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen . Or, en quelques années, les femmes sont reléguées dans l’espace privé de la famille tandis qu’est assigné aux hommes l’espace public, et le Code civil vient singulièrement restreindre les libertés féminines. Comment justifier de telles décisions, valider de telles institutions, faire accepter comme normal et juste une telle iniquité ?
L’homme comme référent
Le modèle que construit la période révolutionnaire est masculin et seulement masculin. La communauté des hommes libres et égaux se bâtit autour d’un modèle masculin, d’une communauté de frères, semblables entre eux. Communauté fraternelle immortalisée par un tableau de David, peintre officiel qui met en scène, qui représente cette fraternité d’où sont exclues les femmes.
L’écart entre individus nés libres et les femmes « naturellement » assujetties est en train de naître et cet écart se consolide pendant tout le 19e siècle. La Révolution et l’Empire marquent une régression relative ou forte du statut social et politique des femmes puisqu’elles n’accèdent pas aux mêmes droits ni aux mêmes libertés que les hommes. Les femmes sont rapidement exclues de l’espace public révolutionnaire : interdiction des deux clubs de femmes qui avaient été créés, interdiction de participer à la Garde Nationale (droit « naturel » réclamé par certaines en 1792) tout comme à l’armée, de participer au suffrage universel quand il est inscrit en juin 1793 dans la Constitution. Pourtant des voix s’élèvent pour dénoncer ces exclusions, un petit groupe significatif de femmes militantes et de quelques hommes tel Condorcet ou Guyomar, député montagnard.
« Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre quel que soit sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. ».
(Condorcet, 1790)
Les femmes sont ensuite exclues de l’éducation secondaire, sous l’Empire, les lycées qui font pourtant de l’enseignement un service public sont réservés aux garçons (plus tard encore, la loi Guizot de 1833 ne fera obligation aux communes que d’ouvrir une école de garçons). Enfin, le Code civil de 1804 fait des épouses, des mineures « à l’égal des enfants et des fous ». L’épouse doit obéissance à son mari qui lui donne en retour sa protection. Le mari fixe le lieu de résidence, l’épouse est tenue de le suivre. Celle-ci est incapable juridiquement, elle ne peut disposer librement de son salaire, ne peut travailler sans l’autorisation de son mari, n’a pas non plus de droit légal sur la direction et l’éducation de ses enfants (jusqu’en 1970). La femme célibataire est presque l’égale de l’homme devant la loi civile, elle ne peut pas cependant être témoin d’un testament ou d’un acte public (jusqu’en 1907). Seule la veuve est civilement quasiment l’égale de l’homme. Dans les écrits de cette époque, tout cela va de soi, est normal. Ainsi des textes de la Révolution dressent des portraits-types.
Profil de la femme et de l’homme idéal au tournant du 19e siècle
Les hommes de la Révolution dessinent un portrait idéal de l’homme et de la femme que l’on peut lire dans des discours politiques ou philosophiques. La femme est douce : « la première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur » (Rousseau, Émile ou l’éducation , 1762). La douceur, accompagnée de retenue et de timidité, est une qualité donnée comme naturelle et essentielle au sexe féminin. Corollaire de cette douceur, les femmes sont faibles. Corollaire de cette faiblesse, elles manquent de force morale, d’énergie, de courage, d’abnégation. Mais elles sont dévouées, elles sont sensibles car elles sont mères. L’homme est « fort, robuste, né avec une grande énergie, de l’audace et du courage (…) Il brave les périls, l’intempérie des saisons par sa constitution. » (Journal Le moniteur , 1794). Ainsi, le décret du 30 avril 1793 exclut les femmes qui servaient dans l’armée, il n’autorise que les femmes cantinières et blanchisseuses. Le prétexte : exclure les prostituées ou épouses de soldats qui suivaient les armées. Mais de fait, le décret exclut aussi les soldates, les combattantes, peu nombreuses, certes, mais courageuses et décentes. Mais l’héroïsme pour une femme ne peut être pensé comme guerrier, « il consiste à porter le poids du ménage et les peines domestiques ». Enfin, Rousseau se demandait si les femmes « étaient capables d’un solide raisonnement », le politique Amar répond en affirmant qu’en général « elles sont peu capables de méditations hautes et de conceptions sérieuses ». Elles ne peuvent donc pas participer au politique. L’homme seul est capable de réflexion mûrie et de raisonnement rigoureux et profond.
La transgression de ces idéaux entraîne la monstruosité : la femme-homme ou l’inverti (c’est ainsi qu’on nomme au 19e l’homosexuel). La femme, sortant du rôle qui lui est assigné, est une mauvaise mère puisqu’en sortant dans l’espace public, elle délaisse ses enfants. Elle est laide, les militantes sont toujours « laides à faire peur », malpropres et souvent de mauvaise vie. Elle est un monstre. De même l’inverti. Mais la femme-homme fait peur parce qu’elle met en question la domination et le pouvoir des hommes, l’inverti prête au mépris et au rire. Ces affirmations discursives ne sont certes pas nouvelles, mais dans le moment révolutionnaire où l’on proclame l’universalité de la liberté et l’égalité des droits, ils sont à re-fonder, à justifier à nouveau, car s’ils vont de soi pour la plupart, des voix s’élèvent pour les mettre en cause, on l’a vu.
Que sont donc les femmes ?
Les femmes sont-elles des exceptions à la règle de l’universel ?
La vulgate de la philosophie des Lumières proclamait la croyance en des valeurs humaines universelles, qui en tant que telles auraient donc du aussi concerner les femmes. Mais ces universaux sont construit sur une hypostase (= substitution d’une catégorie grammaticale à une autre, ou d’un verbe, d’un nom : le manger, un Harpagon) des valeurs de ceux qui aspirent au pouvoir. L’universel recouvre ainsi des hommes blancs de culture chrétienne, bourgeoise et occidentale, il ne peut donc valoir pour les femmes. Bien sûr, cette hypostase n’apparaît que pendant et après la Révolution quand des femmes revendiquent ces universaux. Que faire ? Dans ce premier schéma, les femmes vont être pensées comme des exceptions à la règle universelle dont les hommes les dispensent. Les femmes bénéficieraient d’une sorte de privilège, protégées des maux de la guerre, des affaires et de la politique. Non engagées dans le « struggle for life » avant l’heure darwinienne. Justification ambiguë pour sûr... Mais dans ce schéma, les femmes peuvent revendiquer l’universel (en refusant le privilège de protection), ce que feront des féministes. Il faut donc s’appuyer sur quelque chose de plus solide.
Les femmes sont-elles une sous-espèce dans le genre humain ?
L’autre schéma, qui se met en place au 19e, s’alimente aux travaux des biologistes, des médecins et des naturalistes. (Nous y arrivons !) Il tend à imposer peu à peu l’idée que l’humanité est composée de deux sous-espèces, l’une masculine, l’autre féminine, chacune ayant son fonctionnement physiologique, moral et intellectuel propre, partant ses propres valeurs et ses propres lois. Les discours « scientifiques », le discours médical au premier chef, naturalisent la femme, la décrivent, la dissèquent comme on le ferait d’une espèce animale, lui assignent une place, en un lieu intermédiaire entre l’animal et l’homme. La femme est alors une « portion » du genre humain, dit le médecin Virey. Ce qui autorise à s’interroger sur la conséquence sociale d’une existence fractionnelle en terme de « place » : qu’on donne à la femme sa « véritable place » dit le médecin Cabanis.
Cependant, plus encore, cette fraction du genre humain devient souvent, sous la plume des médecins, un « tout » différent. La femme est un tout car elle est le sexe, le sexe des deux sexes, le Sexe, le Beau Sexe, comme on dit au 19e siècle. Elle est ce qui est sexué dans le genre humain. Elle est substance, elle est ce qui est nature, ce qui est naturel dans le social. Sa place est donc évidente. Ainsi se trouvent légitimées la séparation et la hiérarchie des sexes parce que les « savants » ne voient pas qu’une différence entre hommes et femmes mais aussi hiérarchie et nécessaire subordination. Le masculin vaut plus que le féminin, qu’il se doit donc de soumettre et de gouverner pour endiguer les dangers de toutes sortes que celui-ci recèle pour la culture et la civilisation. De ce fait, les femmes (et du même coup, les hommes) se trouvent-elles/ils pris(es) à la fois :
- dans un système d’opposition dualiste féminité/virilité dans tous les discours qui font intervenir la théorie de la complémentarité des sexes ;
- dans un système de classement hiérarchique où les femmes se trouvent toujours en position d’infériorité puisqu’on les rapporte et les juge à l’échelle de « l’humain » c’est-à-dire du masculin hypostasié.
Les femmes perdent donc sur tous les tableaux : féminines, elles sont frivoles, légères, sans raison, etc. Mais si elles s’aventurent vers la politique, les affaires publiques, etc., elles manquent aux règles qui leur sont propres et elles sont présomptueuses, voire monstrueuses. La validité de ces affirmations est d’autant plus grande que :
Un changement épistémologique rend possible l’émergence du biologique (naissance de la clinique)
Il s’agit là d’une référence que je ne développerai pas. À la fin du 18e siècle, on voit en effet émerger la possibilité d’une histoire naturelle de l’homme, Buffon et Daubenton ont écrit Histoire naturelle de l’homme. Et au tournant de la Révolution, l’homme devient un objet d’observation et d’expérience avec la clinique. L’observation de l’organisme est rendue possible. On peut en particulier observer les relations entre structure et fonctions d’un corps. Si la structure des humains montre une identité des deux sexes dans l’espèce humaine, les fonctions sexuelles, en revanche, les différencient. À partir de là, les médecins vont produire un discours « scientifique » qui hiérarchise les hommes et les femmes. C’est donc ce discours médical que nous allons analyser dans son historicité.
La naturalisation des femmes : l’infériorisation par la science médicale
Le discours médical situe les hommes et les femmes de manière très différente par rapport à la Nature puisque l’homme est représenté comme un être avant tout social, et la femme comme un être avant tout naturel car reproducteur.
Définition de la femme et de l’homme
La femme est un être de nature défini par rapport à l’homme et à l’animal. L’homme, en revanche, est « à la tête du règne animal ». (Lire les pages des deux brochures sur les femmes.)
La femme et les femelles mammifères, l’homme au sommet du règne animal
Julien-Joseph Virey, médecin-philosophe, qui écrit les articles « femme » et « homme » dans le Dictionnaire des sciences médicales édité par Panckoucke 1 , compare la (c’est toujours cet article au singulier qui est utilisé, je reprendrai donc cette formulation) femme aux femelles mammifères (ce que ne faisait ni Roussel, ni l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot). Le docteur Jacques Moreau (de la Sarthe) fait de même dans son Histoire naturelle de la femme , (3 vol.1803). Comparée à celles-ci, la femme n’en sort pas pour autant grandie. Bien au contraire, elle pâtit de sa station debout qui lui fait courir un surcroît de risque : avortement, chute d’organe, varice... Lors de l’accouchement, les femmes souffrent plus que les bêtes mais cette souffrance est interprétée comme ayant un but : « leurs fils (sic) leur en sont plus chers... » Souffrance salvatrice. On constate donc au début du 19e un infléchissement net de la représentation des femmes vers la naturalisation.
La femme par ailleurs, est toujours mesurée à l’aune masculine, sa taille est plus petite, son bassin est plus grand puisqu’il est fait pour loger les fœtus. Elle n’a pas la même sensibilité que l’homme, plus nerveuse donc plus changeante, plus mobile... Beaucoup de médecins la donnent comme moins sensible à la douleur (sinon elle ne supporterait pas tous ses maux, en particulier ceux de l’accouchement). De toute façon, plus ceci ou moins cela, elle est toujours dévalorisée par rapport à l’homme qui est le référent (sauf bien sûr pour la maternité en vue de laquelle elle est spécifiquement conçue). En revanche, il est exclu que l’homme soit mesuré à l’aune féminine. L’homme est « l’être humain », le genre humain dont on fait l’histoire quand on le décrit à l’article « homme ». Quand il est comparé à l’animal, c’est pour affirmer qu’« il est au sommet du règne animal » qu’il domine. Ainsi, s’il reçoit la station debout, c’est qu’il a été « principalement créé pour l’exercice de la pensée et de l’industrie. » Quant aux fonctions de reproduction à comparer avec celles des mammifères, il n’en est pas question. Pour finir, la femme est aussi comparée à l’enfant auquel elle ressemble par sa faiblesse.
La faiblesse anatomique de la femme, la force de l’homme
La femme est faible : (cf. art. de Virey.) :
- par son squelette : ses os sont plus petits et moins durs que ceux des hommes, sa cage thoracique est plus étroite, son bassin plus large impose aux fémurs une obliquité qui gêne la marche car dans un déplacement rapide, les genoux se touchent, les hanches se balancent donc pour retrouver le centre de gravité, la démarche est vacillante et incertaine. Une femme ne peut guère courir ;
- pour le reste, ses tissus sont spongieux et humides (la femme est plus humide que l’homme, vous reconnaissez là l’héritage encore prégnant de la médecine humorale), ils s’enflamment plus facilement que ceux de l’homme, sa peau est fragile, ses muscles et ses fibres sont grêles et mous. Leurs nerfs et leurs vaisseaux sont plus ramifiés ce qui les rend plus nerveuses (mais pas forcément plus sensibles à la douleur, on vient de le voir), mobiles et changeantes. Enfin, plus petite, elle a moins de besoins que l’homme, elle mange donc moins et plus sucré.
- Le cerveau des femmes est différent de celui des hommes (l’article du Panckoucke est écrit par Gall et Spurzheim) : « L’organisation cérébrale des deux sexes explique parfaitement pourquoi certaines qualités sont plus énergiques chez l’homme et d’autres chez la femme. Les parties du cerveau situées vers la partie antérieure supérieure du front sont en général plus petites chez les femmes et leurs fronts sont plus petits et plus courts. (…) Leur cervelet est communément plus petit que celui des hommes. Ces différences expliquent parfaitement ce que l’on trouve de dissemblable entre les qualités intellectuelles et morales de l’homme et de celles de la femme, à savoir fragilité, sensibilité... » Certains médecins, dont Moreau, refusent ainsi aux femmes l’ampleur et l’acuité de la vue et de l’ouïe qui sont pourtant « les portes de l’intelligence ».
Le médecin-idéologue Cabanis déduit de tous ces caractères que les femmes « ont un dégoût d’instinct pour les violents exercices. » Il constate que, leur marche étant difficile, elles préfèrent les travaux délicats et sont sédentaires, à l’inverse des hommes. Par ailleurs, la faiblesse du muscle féminin lui interdit de descendre dans un gymnase, « les qualités de son esprit et le rôle qu’elle doit jouer dans la vie lui défendent plus impérieusement encore, peut-être, de se donner en spectacle dans le lycée ou dans le portique. » Le corps masculin, en revanche, est marqué par les qualificatifs de dureté, de force, de solidité, de ténacité, de sécheresse (opposé à l’humidité). L’homme est résistant, énergique. Cependant, il vit un peu moins longtemps que la femme.
L’homme est « le genre humain », la femme est « le Sexe »
Un seul sexe ? celui de la Femme ?
« Le Sexe », le « Beau sexe », sont des métaphores de la femme. La langue française ne qualifie pas l’homme et la femme de la même façon, le discours sur la femme privilégie son sexe, on analyse en quoi son être sexué la rend irrémédiablement différente. La caractérisation de l’homme ne renvoie guère à son être sexué. Le médecin Roussel écrit sur l’homme sans parler de son sexe et Virey, dans le Panckoucke, écrit de même une histoire de l’homme en général, de l’homme générique, du genre humain. Ainsi, le plus souvent, dans ce cadre sexué, on oppose non pas femme à homme mais femme à genre humain. Elle est le Sexe du genre humain. Aussi, on distinguera moins une femme d’une autre femme, qu’un homme d’un autre homme ; il y a la femme et les hommes car les femmes « se tiennent plus près de leur nature que nous de la nôtre, écrit Virey, la civilisation semble fortifier leurs penchants tandis qu’elle tend à diminuer les nôtres. » La femme est assignée à son sexe, à sa nature parce que reproductrice, elle est du côté de l’espèce qu’à travers elle, elle reproduit. L’homme, moins prisonnier de sa tâche de reproducteur, se tourne du côté de l’être, il est poussé vers la culture et s’éloigne toujours plus de la nature.
« Tota mulier in utero. L’essence du sexe ne se borne pas à un seul organe mais s’étend par des nuances plus ou moins sensibles, à toutes les parties ; de sorte que la femme n’est pas femme seulement par un endroit, mais par toutes les faces par lesquelles elle peut être envisagée. » Cette phrase, écrite par le médecin Pierre Roussel en 1775, est exemplaire, et son livre, le Système physique et moral de la femme , est systématiquement réédité après la Révolution tout au long du 19e. Non seulement l’ensemble des discours médicaux et scientifiques insistent sur les spécificités de l’anatomie et de la physiologie féminine, on l’a vu, mais plus encore, la femme est définie par son sexe. Le sexe féminin est partout dans la femme et la femme est tout entière comprise dans son sexe. La partie domine le tout. La femme est son utérus et à la différence de l’homme, son sexe pèse sur toute l’économie de son corps.
« Tout individu femelle est uniquement créé pour la propagation ; ses organes sexuels sont la racine et la base de toute sa structure : mulier propter uterum condita est ; tout émane de ce foyer de l’organisation, tout y conspire dans elle. Le principe de sa vie qui réside dans ses organes utérins, influe sur tout le reste de son économie vivante. »
L’homme, en revanche, n’est pas son sexe qui est « plus extérieur ou plus excentrique dans la génération (…) » et qui n’influe donc pas sur son être. La nature n’assujettit pas l’homme à son pénis que bien au contraire, il domine de son esprit comme tout le reste de son corps, « l’homme étant principalement créé pour l’exercice de la pensée et de l’industrie (…) » Ainsi, « les sexes ne diffèrent pas seulement entre eux par des organes destinés à la génération mais encore par toutes les parties de chaque individu. » (Panckoucke). Hommes et femmes diffèrent d’autant plus que les philosophes sensualistes affirment à ce moment que nos impressions et nos expériences ont un fondement physiologique. Et les médecins idéologues se font un jeu d’opposer la sensibilité changeante, mobile et superficielle des femmes à la stabilité et la profondeur de celle des hommes. Et l’homme ? Ses organes génitaux, étant à l’extérieur de son corps, sont représentés comme n’ayant quasiment aucune influence sur le reste de son corps. Pour se reproduire en tant qu’homme, il suffit qu’il soit vigoureux et en bonne santé. Au moment de la conception, les médecins pensent, en effet, que les semences se rejoignent et que les plus fortes gagnent. Garçon si l’homme est en pleine santé, en pleine vigueur physique, fille si l’homme est épuisé (notamment dans les sociétés polygames). Les filles sont donc pensées dans cette première moitié du 19e comme le produit d’un épuisement, d’une fatigue de leur père.
La femme tout entière être de reproduction, l’homme, être de culture
La sexualité des femmes doit être contrôlée car elles sont mères ; celle des hommes ne réfère qu’à eux-mêmes
Dans le discours médical, on trouve l’idée, on l’a vu, que chez l’homme, il y a surabondance, surplus, tandis que chez la femme, il y a au contraire manque et faiblesse. L’équilibre sexuel, l’égalité se fait dans cette différence : plus et moins s’équilibrent. L’inégalité de la complémentarité, véritable doxa des relations homme/femme au 19e, est ainsi clairement mise au jour. Cette relation sexuelle, rapport entre le plus et le moins, entre la surabondance et le manque, est emblématique du rapport entre les sexes et au-delà, de tout rapport entre les hommes et les femmes. Par ailleurs, les médecins pensent que pour assurer une bonne reproduction, l’acte sexuel de l’homme doit être un acte rapide qui est considéré comme plus efficace. Est-ce par crainte de la sexualité des femmes ? Possible : cette crainte de la sexualité des femmes est récurrente (cf : Ève). Ainsi, pendant le 19e siècle, le discours des médecins sur le plaisir sexuel des femmes évolue. On l’a pensé tout d’abord indispensable à la procréation puis, après la découverte de l’ovulation (années 1840) dont on montre qu’elle s’opère automatiquement, les médecins affirment l’inutilité du plaisir féminin. Et certains expliquent même qu’une femme conçoit plus aisément sans plaisir parce que sa tranquillité lui permet de mieux retenir le sperme. Du coup, le plaisir féminin devient non seulement inutile mais suspect. En même temps, se développe aussi tout un discours sur la pudeur des femmes : la pudeur consiste à ignorer que les femmes ont un sexe. Ce discours est redoublé par celui de l’Église : le 19e est le siècle de Marie, Vierge et mère.
Détourner la femme de sa sexualité, c’est la consacrer exclusivement à sa maternité. C’est aussi pour l’homme, distinguer plaisir et procréation, donc épouse et maîtresse : On sait le développement des maisons closes et des « filles en carte », tout comme la sévérité du Code civil vis-à-vis de l’adultère féminin. Une inquiétude cependant pour les hommes : la crainte devant la déperdition spermatique qui, pensent les médecins, affaiblit l’homme (cf. l’interdit de la masturbation, qui rendrait sourd, idiot, malade... Pire encore pour les femmes, mais bien sûr pour d’autres raisons).
L’infériorisation des femmes
De la différence anatomique est déduite, d’abord, une infériorité physique, puis une infériorité intellectuelle. Certaines femmes s’insurgent et dénoncent, dès la fin du 18e, cette interprétation. Constance de Thiès écrit ainsi en 1797 :
« Laissons l’anatomiste, aveugle en sa science,
D’une fibre avec art calculer la puissance.
Et du plus ou du moins inférer sans appel,
Que sa femme lui doit un respect éternel »
Elles ne sont pas entendues, leurs voix sont minoritaires et les enjeux de la construction de la différence des sexes sont trop importants. Cette infériorité devient une idée reçue, une pensée dominante qui perdure dans le discours médical jusqu’à la fin du 19e au moins, même si des voix dissonantes se multiplient dès la fin du second Empire. Ainsi, la rubrique « maladies de femmes » disparaît du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales édité par Dechambre.
La construction par le discours médical des « maladies de femmes »
Les « maladies de femmes » fondées sur la différence génitale
Il existe dans le Dictionnaire des sciences médicales de Panckoucke une rubrique « maladie de femmes » qui n’a pas moins de 107 pages et qui n’a pas d’équivalent masculin. Cette rubrique apparaît au 18e siècle (auparavant liée aux maladies des enfants) et, à la fin du 18e siècle, Diderot s’afflige de ce que plus on chérit une femme, plus on l’expose à des incommodités et à des souffrances. Ainsi, la femme partage quasiment tous les maux des hommes mais elle est de surcroît assujettie à d’autres qui lui sont propres. Cette représentation de la femme devient un lieu commun qui persiste dans la deuxième moitié du 19e siècle. Dans L’Amour (1858), Michelet parle ainsi de la femme :
« Élevée par sa beauté, sa poésie, sa vive intuition, sa divination, elle n’est pas moins tenue par la nature dans le servage de faiblesse et de souffrance. Elle prend l’essor chaque mois, et chaque mois la nature l’avertit par la douleur et par une crise pénible et la remet aux mains de l’amour. (…) De sorte qu’en réalité, 15 ou 20 jours sur 28 (on peut dire presque toujours) la femme n’est pas seulement une malade mais une blessée. Elle subit incessamment l’éternelle blessure d’amour. »
La construction des « maladies de femmes », maladies qui ne concernent d’abord que leur appareil génital, valide scientifiquement, me semble-t-il, une différence anatomique des sexes qui n’était pas faite jusqu’alors de cette façon, et qui devient un élément nodal de distinction du genre humain. Pendant des siècles, l’idée que les femmes avaient les mêmes parties génitales que les hommes, les unes les portant à l’intérieur du corps, les autres à l’extérieur, s’était imposée comme un lieu commun. Cette représentation induisait un classement hiérarchique dans lequel la femme était un homme imparfait. La médecine clinique bouleverse cette vision qui devient obsolète. On voit ainsi un Sylvain Maréchal s’insurger « contre l’idée que dans une grande échelle des êtres, se placerait un sexe au dessous de l’autre (…) » À la hiérarchie des siècles antérieurs, le 18e siècle puis le 19e substituent, dans un premier temps, une différence. Les organes génitaux des hommes et des femmes sont dorénavant représentés, pensés et décrits comme dissemblables, non seulement par leur anatomie mais surtout par leur physiologie.
Aux maladies de femmes (génitales) s’ajoutent maladies nerveuses et mentales
Les névroses sont, selon le discours médical, en développement plus rapide chez les femmes que chez les hommes. L’aliéniste Ph. Pinel rédige l’article « névrose » dans le Panckoucke. Il s’agit de maladies nerveuses organiques (le terme est créé par l’Écossais Cullen en 1769). Il estime qu’elles sont en augmentation en raison de la concentration urbaine, de l’entassement des ouvriers dans les manufactures, de celui des enfants dans les internats pour les garçons. Les femmes sont cependant plus menacées en raison de leur plus grande sensibilité. Virey et Moreau les pensent plus nombreuses dans les hôpitaux (il n’y a pas d’asile spécialisé avant 1838 mais des espaces sont réservés aux fous dans les hôpitaux). La femme, incapable de maîtriser ses passions et ses sens, y succombe Aussi compte-t-on un plus grand nombre de femmes folles que d’hommes insensés dans les maisons d’aliénés, selon Virey. Il est vrai qu’Esquirol, qui écrit l’article « folie » dans le Panckoucke, dément cette différence. Mais en même temps, il illustre son article de quatre gravures représentant les quatre figures de la folie : mélancolie, fureur, idiotie et démence, par quatre visages de femme.
L’opposition hystérie-hypocondrie est elle aussi significative. Pendant au moins tout le premier quart du 19e siècle et ce depuis des millénaires, l’hystérie est considérée par la majorité des médecins français comme une affection de l’utérus. En 1815, Jean Baptiste Louyer-Villermay (1775-1837) l’attribue à une sorte d’engorgement de l’utérus ; en 1830, Frédéric Dubois d’Amiens (1799-1873) estime encore qu’il s’agit d’une surexcitation de la matrice. Cette vieille thèse utérine heurte certes l’honorabilité de la femme hystérique, représentée comme lascive et érotique, tout entière dominée par sa sexualité, mais elle vient corroborer l’existence d’une nature féminine fragile et bien distincte de celle des hommes. Hors d’atteinte de l’hystérie par nature, ceux-ci connaissent l’hypocondrie, présentée comme une maladie miroir de l’hystérie. Or, c’est parmi les hommes de lettres, les citoyens livrés aux travaux assidus du cabinet, les artistes, les poètes, parmi les littérateurs les plus distingués et surtout au milieu des personnes douées de l’imagination la plus ardente et la sensibilité la plus vive, qu’elle choisit de préférence ses victimes (Louyer-Villermay). L’hypocondrie est certes due à un excès, mais cet excès est lié à un sur-travail : c’est une maladie valorisante qui situe l’homme du côté de la culture et valide sa supériorité sur la femme. Dans ce dispositif de construction de la différence anatomique et physiologique, au moment où se développe la révolution clinique, la mise en exergue d’une profonde dichotomie des maladies génitales me semble faire preuve à la fois de cette différence et d’une infériorité des femmes. Recherches anatomo-pathologiques et regard clinique ont permis de proposer une nouvelle conception de la maladie dont la connaissance relève de la physiologie.
Chez Xavier Bichat (1772-1802), ce sont les tissus, de vingt-et-un types possibles, qui forment l’espace anatomique, et qui peuvent participer à la constitution d’organes très divers. Organes qu’il faut soigner, selon François Broussais (1772-1838), qui fait de l’inflammation de ces tissus la cause exclusive des maladies. Ce dernier affirme ainsi pour la première fois l’identité entre le normal et le pathologique. Aussi, représenter la femme comme une malade par nature, par l’anatomie et la physiologie de ses organes génitaux, la renvoie à une autre normalité que celle de l’homme. Elle est bien cet Autre du genre humain. La désigner comme un être toujours et par nature menacé par la maladie, c’est valider le discours sur sa fragilité, rendre nécessaire sa protection et finalement l’inférioriser. Ce discours permet d’assigner à chacun un rôle et une place sur l’échiquier social et politique dans une volonté de construire une complémentarité via la différence et la hiérarchie.
Faiblesse et sensibilité rendent la femme intellectuellement inférieure à l’homme (influence du physique sur le moral)
« Par nature (cf. le cerveau par exemple), sensibilité, mobilité et maternité rendent la femme incapable de raison ; à l’inverse, force, profondeur, persévérance font de l’homme un être principalement créé pour l’exercice de la pensée et de l’industrie. »
(Virey, art. « homme »)
Légère, versatile, superficielle, mobile, sa nature interdit à la femme toute pensée ou raisonnement suivi. On lui refuse le génie pour ces raisons, et la femme sera « toujours au dessous de la perfection dans les sciences, les lettres ou les arts. » (Virey). Inférieure par la faiblesse de la physiologie de ses organes, la femme l’est donc aussi par ses capacités intellectuelles, constamment obérées par sa nature même : son esprit est lent, obscurci et inapte aux études lorsqu’elle a ses règles, qu’elle est enceinte ou qu’elle allaite. Ces états naturels et sains sont placés sous le signe de la pathologie par le discours médical, et cette représentation participe à la construction de l’infériorisation intellectuelle des femmes. La femme ne peut ainsi, comme l’homme, à la fois penser et procréer. La grande fécondité de l’esprit chez les femmes produit presque toujours la stérilité corporelle. Si l’homme connaît le même type de déboires - un surcroît de travail intellectuel lui fait en effet perdre son énergie générative -, les conséquences sont bien plus considérables sur la femme dont l’organisation est délicate et tout entière destinée à la procréation.
« Toute la constitution morale du sexe féminin dérive de la faiblesse innée de ses organes ; tout est subordonné à ce principe par lequel la nature a voulu rendre la femme inférieure à l’homme. »
(Virey)
Fort, audacieux, puissant, l’homme, en revanche, a une pensée vigoureuse qui lui permet de mener une méditation, d’inventer, de créer, de raisonner logiquement.
« Le caractère masculin imprime donc l’énergie, l’activité pour le corps, la raison pour l’entendement ; le caractère féminin produit la grâce, la douceur au physique, et l’esprit au moral. »
(Virey)
Les femmes font les mœurs, les hommes font les lois. Les qualités intellectuelles de la femme sont en effet la subtilité, la légèreté, le délié, le délicat, l’exquise sensibilité, le talent charmant de la conversation, le tact, le goût rapide. Remarquons que les modèles de ces descriptions renvoient à la bourgeoisie ou à l’aristocratie, population très minoritaire en France où les femmes sont paysannes. Il s’agit bien de la construction d’un modèle, d’une femme idéale. Là encore les hommes et les femmes sont donnés dans une apparente complémentarité harmonieuse. Si les hommes sont sur le front du politique et du social, l’hommage rendu à la femme est appuyé : elle fait les mœurs, elle polit la société, elle adoucit les habitudes, « la femme orne au moins de fleurs la triste carrière de la vie des hommes. » Elle est indispensable. Peut-elle franchir les frontières de sa nature ?
La Femme se rapproche des capacités intellectuelles de l’homme quand elle se virilise, mais si elle se virilise, elle n’est plus une femme
Quand, en vieillissant, après la ménopause, elle n’est plus vraiment une femme puisqu’elle ne peut plus être mère, elle prend du poil et se rapproche des hommes.
« La mort du système sexuel semble reporter un surcroît de force dans tout le reste de l’organisation (…) lorsque les forces vitales cessent de conspirer vers l’utérus, elles augmentent celles de l’esprit et du reste du corps. (..) Leur esprit acquiert plus de netteté, d’étendue, de vivacité (…) on donne moins au sentiment qu’à la réflexion, la femme se rapproche davantage de la constitution masculine. »
(Virey)
Pour les mêmes raisons, elle se rapproche des capacités intellectuelles de l’homme quand elle est stérile. Sinon, si elle sort de ce rôle que les hommes lui assignent, si elle veut penser, écrire, parler, si elle veut être l’égale de l’homme, elle devient repoussante et monstrueuse, car les qualités de l’homme sont incompatibles avec sa nature. Une femme qui pense et qui raisonne n’est pas une femme, les auteures sont ainsi traitées de « bas bleu » ou pire encore.
La Nature assigne aux hommes et aux femmes leurs rôles respectifs dans l’espace de la Cité
Tout ce dispositif argumentaire et discursif permet de justifier l’inégalité entre hommes et femmes et l’assujettissement de ces dernières au nom d’une Nature immuable.
Énergie/manque
L’homme est le pôle unique d’énergie, de force et de dynamisme ; la femme est un réceptacle passif.
L’homme est le chef de famille, l’époux qui tient sous sa houlette sa femme et ses enfants
La femme est comme un enfant, un être faible, on l’a vu, qui a donc besoin de protection. Ainsi, femme et enfant sont proches par la constitution corporelle : sensibilité, inconstance, mobilité. Ils « s’aiment réciproquement davantage par consonance de tempérament, qu’ils n’aiment l’homme auquel ils ne se rallient qu’en tant qu’être faibles. Ils ont besoin d’appui, de protection. » (Virey).Avant même que la femme ne soit mère, il y a donc le groupe enfant/femme. Cela redouble la nécessité d’une existence privée et familiale. La femme est doublement du côté des enfants, par sa constitution corporelle et par sa maternité. « La nature lui a donné le besoin de maternité. » Au contraire, l’homme « par toute la terre est plus robuste que la femme (…) Cette différence de conformation est analogue aux fonctions de chaque sexe ; l’homme est destiné par la nature au travail, à l’emploi des forces physiques, à l’usage de la pensée, à se servir de la raison et du génie pour soutenir la famille dont il doit être le chef (…) »
L’homme donne la vie : il transmet une énergie vitale « spermatique »
La surabondance est du côté de l’homme grâce à sa production spermatique que la femme ne possède bien sûr pas, mais que l’homme doit lui fournir car « elle est semblable à l’individu privé de sperme, ou telle que l’eunuque ou l’enfant » (Virey) et car « L’un doit donner, l’autre est constitué pour recevoir le niveau complet. »(Voir brochure, Virey) La femme a donc besoin de l’homme d’une manière vitale, en quelques sortes, pour survivre. D’une certaine façon, elle est reproductrice mais c’est l’homme qui donne la vie grâce au sperme. Essentiel pour l’enfant et la femme, le sperme l’est aussi pour l’homme puisqu’il est le moteur de son dynamisme. C’est donc « le sperme et l’ardeur, l’énergie qu’il imprime à tout le corps viril qui fortifie les muscles, tend le système nerveux, grossit la voix, fait sortir les poils et la barbe, (…) inspire le courage, les hautes pensées, rend le caractère franc, simple, magnanime. » Le sexe de l’homme est donc identifié à la production de sperme ; créateur de vie et d’énergie. Et il y a, me semble-t-il, une métaphore de l’extériorité qui est marquée par un redoublement : les organes génitaux sont externes et le sperme est émis, éjaculé. L’homme se construit ainsi lui-même, de lui-même à lui-même, le sperme en fait un homme (tend le système nerveux...) tourné, poussé vers l’extérieur, vers le culturel, le social et le politique. Le sperme n’est pas nommé, désigné comme permettant la procréation (en équivalence de l’ovulation ou de la matrice) mais comme un énergétique, un créateur de vie, un facteur moteur du dynamisme, de la création et de la pensée. À tel point que la femme mariée a quelque chose de plus viril, de plus masculin, de plus assuré que la vierge timide et les filles publiques deviennent plus homasses.
« La femme aime à donner et à recevoir un doux esclavage. »
La construction d’une (apparente) complémentarité entre hommes et femmes
Tout le discours médical masque la domination et l’assujettissement des femmes en montrant d’une part qu’il y a réciprocité dans la domination, et d’autre part que les femmes consentent à leur état et que, bien plus, elles l’aiment.
Il ne peut être question de domination puisque le discours médical montre au contraire qu’il y a réciprocité des rapports de force. Affirmation d’autant plus crédible, que ce « doux esclavage » est finalement plein de charme comme le signifie l’alliance d’un mot fort (esclavage) et d’un adjectif qualificatif qui en transforme le sens en le renvoyant à la féminité (douceur) et à l’amour. Pour Virey en effet, la femme règne grâce à sa douceur : « voilà sa puissance », grâce à ses charmes : « voilà sa gloire » Son domaine est celui de l’amour. Elle met ainsi en doux esclavage les hommes. Certes, c’est un combat du fort et du faible mais « où le premier commande et triomphe, le second succombe et supplie ; mais telle est la compensation de ces rapports, que le plus faible règne en effet sur le plus fort. » (Relisez encore une fois ...) Analysons le raisonnement exemplaire de Virey, l’homme « vend sa protection au prix de la volupté », la femme « emprunte la puissance du fort en s’y abandonnant. » L’homme « vend », ce qui implique normalement un échange, une réciprocité, or il vend sa protection contre son plaisir sexuel, sa jouissance. Il reste maître du jeu, il maîtrise l’ensemble du marché. En revanche, la femme « emprunte », ce qui implique qu’elle doit rendre. Et qu’emprunte-t-elle ? La force de l’homme à laquelle elle succombe (s’abandonner = se livrer.) Que lui reste-t-il quand la force de l’homme lui est reprise dès l’acte sexuel consommé ? La force énergétique, spermatique que lui donne l’homme.
« La puissance de la femme naît donc de sa faiblesse même, du défaut de sperme ou du feu vital ; elle cherche la force qui lui manque ... »
C’est pourquoi les femmes aiment les hommes forts, les mâles les plus « robustes », elles ont besoin de cette force mâle pour vivre. Par ailleurs, la femme est faite pour répondre à ces besoins virils, si elle est « vive et changeante » (Cabanis), c’est que cette sensibilité est « nécessaire à la perfection de l’objet qu’elle doit remplir » car elle doit séduire l’homme, « se plier à ses goûts, céder sans contrainte même aux caprices du moment. ».
« Quand céder n’est pas consentir »
« Voilà le véritable rapport naturel des sexes entre eux. » Il y aurait donc bien réciprocité, échange, complémentarité. Chacun, homme et femme, y trouverait son compte. La dialectique puissance/faiblesse, fort/faible est donc essentielle à la construction de la complémentarité des rôles. La faiblesse de la femme oblige l’homme à se montrer viril et protecteur, donc à être lui même, selon sa nature. La femme qui n’est que manque, est doublement dépendante : elle a besoin à la fois de la protection et de la force vitale (spermatique) de l’homme. Enfin, les médecins affirment que non seulement la femme consent à son état mais, bien plus, l’aime car
« de ce que l’homme par toute la terre, est plus robuste que la femme, il ne s’ensuit pas que la nature ait accordé exclusivement l’empire au plus fort sur le plus faible, la violence ne fait qu’une esclave, c’est le consentement qui donne une compagne. »
(Virey, « Femme », Panckoucke)
Comment pourraient-elles ne pas aimer ce pour quoi la Nature les a faites ? Dociles et douces, elles aiment les petits détails de la vie quotidienne et sont douées pour les soins du ménage. « Sa sensibilité vive et douce... lui rend agréables les soins, les détails du ménage. » (Cabanis)
Je ferai quelques remarques sur le prétendu consentement des femmes à la domination masculine.(Titre d’un article de Nicole Claude Mathieu dans L’arraisonnement des femmes, essai en anthropologie des sexes, Paris, EHESS, 1985.
- Une violence symbolique : Pour qu’il y ait consentement, il faut qu’il y ait libre acceptation sur un accord explicite. Or les femmes du 19e n’ont pas, ou quasiment pas, d’alternative possible, elles sont obligées de choisir l’espace privé qui leur est dévolu. Si elles refusent, elles sont mises au ban de la société. Rares sont celles, par ailleurs, qui peuvent critiquer la « pensée dominante », n’étant pas éduquées et n’ayant à leur disposition que les concepts des hommes qui justement les dominent. Les femmes n’ont ainsi accès qu’à des fragments de possibilités de refus, fragments déstructurés, souvent incohérents donc inefficaces. Par ailleurs, les femmes sont probablement désorientées par les contradictions de leur éducation et en particulier de la morale qu’on leur apprend et de la réalité de leur vie. En témoignent leurs connaissances sur la sexualité : on ne leur apprend que la nécessité de repousser et de refouler toute sexualité, or elles doivent s’y plier pour procréer au moment du mariage. Et même si elles ne sont pas frigides, elles se sentiront coupables d’avoir du plaisir (Ève/le Diable/Sexualité débridée/les maisons closes). Les hommes au contraire disposent d’un champ de conscience bien structuré, bien cohérent même s’ils ne sont que peu éduqués pour les plus pauvres. Comme eux d’ailleurs, mais à l’inverse, les femmes incorporent dès leur plus jeune âge les modèles et les normes auxquels elles doivent adhérer, leur personnalité se structurent autour de référents masculins qu’elles reproduisent ensuite à travers leurs fils et leurs filles. Bien souvent, faute de pouvoir penser leur assujettissement, elles le scotomisent (mise à l’écart d’un partie de la réalité méconnue) et peuvent se fabriquer des illusions. En échange de quoi, elles ont bien sûr toutes sortes de gratifications morales et religieuses.
- Enfin, de lourdes contraintes physiques et matérielles pèsent sur la majorité des femmes : surfatigue liée à la tenue de la maison (repas, linge, et toutes ces tâches sont à cette époque longues, difficiles et fatigantes- enfants ...) et au travail extérieur agricole, artisanal ou ouvrier. Ces femmes n’ont aucun loisir (même à la veillée, on s’active). Cela conduit à un accaparement continu du corps et de l’esprit (pour penser, il faut « une chambre à soi » écrivait Virginia Woolf). D’autre part, leur reconstitution physique et énergétique est moindre que celle des hommes, elles mangent moins, dorment moins (enfants). Enfin, elles sont bien souvent battues, il est normal au 19e pour un homme de battre sa femme et ses enfants. In fine :
Bibliographie :
G. Fraisse, « L’homme générique et le sexe reproducteur » dans Les femmes et leur histoire, Paris, Folio, 1998, pp.200-222.
Delphine Gardey et Ilana Léwy (sous la dir.), L’invention du naturel, les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 2000 (recueil d’articles)
Y. Kniebiehler et C. Fouquet, La femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983
Y. Kniebiehler et C. Fouquet, « Le discours médical sur la femme, constante et rupture » dans Romantisme, n ° 113-14, 1976, pp. 41-56 et « La nature dans le Code civil » dans Annales, ESC, n\’b04, juillet-août 1974, pp. 824-845
Th. Laqueur, Making sex, body and gender from the Greeks to Freud, (1990) traduit en français, La fabrication du sexe, Paris, Gallimard, 1993.
-
Les deux grands dictionnaires de médecine du 19e siècle. Mais aussi le Dictionnaire médical de Littré (les éditions après 1878). le Grand dictionnaire universel édité sous la direction de P. Larousse (1864-1876), la Grande Encyclopédie sous la direction de Berthelot, des traités de médecine légale, des traités d’hygiène publique, enfin des ouvrages de médecins, essentiellement des ouvrages de vulgarisation destinés au grand public ou destinés aux étudiants en médecine. – Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (100 volumes) édité par A. Dechambre, de 1864 à 1889. - Dictionnaire des sciences médicales (67 volumes) édité par Panckoucke de 1812 à 1822. ↩