Martine Langlois (Théâtre de la Renaissance) – La condition féminine n’intéresse que les femmes, non ! Puisque Gérard Wormser est là aussi. Ouf ! On a pu sauver les choses. Dans la salle, c’est pareil : la proportion de femmes est très largement supérieure aux hommes. Merci à ces messieurs d’être là pour se poser et vous poser ces questions.
Catherine Bodet (Musée des Confluences) – Un musée, c’est d’abord et avant tout une collection, d’autant que nous sommes un musée labellisé « musée de France ». À partir de ces collections, on écrit un projet scientifique et culturel qui nous permet d’exploiter le potentiel de cette collection et d’en développer des thèmes et des sous-thèmes.
En lien avec le sujet de la mixité sociale, avec Christine Detrez, nous avons choisi de vous présenter deux objets qui seront exposés au Musée des Confluences (ouverture prévue fin 2013) :
- Premier objet : une céramique d’Afrique du Nord, kabyle. Les potières étant exclusivement des femmes, Christine Detrez complétera et expliquera le choix de cet objet qui appartient à une collection déposée par les œuvres pontificales lyonnaises, dites de la « propagation de la foi ». Cet objet date sans doute de la fin du 19e ou du début du 20esiècle. Il a été collecté par le révérend père de Guerry ;
- Second objet : une gibecière. Ce sac en bandoulière provient d’une province du nord du Canada. Cet objet est également un dépôt des œuvres de la « propagation de la foi ». Ce sac brodé de perles a été collecté par un monseigneur Deguy, je crois. Apparaît ici toute la question de la diffusion de ces modèles exportés par les pères missionnaires dans différents pays.
Christine Detrez – Bonjour à tous. Avec Catherine Bodet, nous avons choisi de prendre ces objets-là, car ils ont été fabriqués par des femmes. Cela me semblait vraiment intéressant de prendre comme exemple un artisanat dévolu aux femmes, mais en même temps imposé à elles.
Cela rentre en concordance avec des travaux de l’anthropologue Marie Goyon. En effet, elle a travaillé sur des broderies faites par des Amérindiennes (Canada), broderies particulières fabriquées en piquants de porc-épic. Elles montrent (on peut vraiment l’appliquer à ces objets-là), comment, au cours de l’apprentissage d’une technique, la répartition des tâches entre homme et femme, ou garçon et fille, est aussi une façon d’assigner à chacun et chacune sa place. Cela est extrêmement facile à comprendre pour ces artisanats-là. Par exemple, pour la broderie chez les Amérindiennes, cela s’accompagne de l’apprentissage d’une posture du corps. Ainsi, en brodant, la petite fille apprend les valeurs de la retenue, de la modestie, du soin. Elle apprend également à plier son corps. Marie montre très bien cela sur toute la technique de broderie en piquants de porc-épic. On apprend corporellement, par les activités que l’on fait, quelle est notre place dans la société.
Pour les deux objets ici présentés, cet artisanat-là est en lien avec toute une mythologie. Par exemple, pour les Amérindiennes, la borderie est notamment liée au mythe de la femme double. Ce mythe raconte l’histoire d’une femme très réservée, qui n’a pas le droit de rire, de faire de grands gestes, etc. Donc, par une technique, elle apprend sa place sans la société, et un caractère supposé féminin et masculin.
Pour conclure sur ces images-là et pour éviter tout regard exotisant, on peut penser de la même façon au rôle qu’a eu la couture ou la broderie dans l’éducation des petites filles, jusqu’au milieu du 20esiècle. Dans son livre, Le silence des filles, de l’aiguille à la plume 1 , Colette Cosnier explique tous les enjeux autour de l’éducation féminine dès la fin du 19e siècle. Elle montre d’une part, comment une fille devait être instruite, mais pas savante, et d’autre part, qu’il ne fallait surtout pas que son goût pour les livres ou pour les études aille à l’encontre de sa tâche, la couture. Il fallait de la même façon qu’elle continue à broder, à peindre. L’auteur parle des fleurs brodées sur des éventails. Elle montre comment, au 19esiècle et jusqu’à la moitié du 20esiècle, cet apprentissage de la couture faisait partie de la domestication des corps des petites filles. Et vous voyez là l’apprentissage des qualités qu’une fille doit avoir.
Il est intéressant de noter que ces objets ont été rapportés par des missionnaires. Et comme je vous l’ai dit, c’était articulé autour d’un savoir mythologique, de mythes, avec la fonction d’expliquer l’univers, la place des gens... Colette Cosnier montre comment petit à petit, cela a été relayé par un discours scientifique. Autre exemple : il ne faut pas oublier que l’on disait qu’une fille, une femme, ne devait pas trop lire parce que cela allait lui échauffer l’esprit et la rendre stérile. Il est intéressant aujourd’hui de faire le rapprochement avec ce que l’on dit de l’ordinateur sur les enfants, que sa pratique les rendrait myopes, etc. C’était les mêmes discours sur la lecture auparavant, quand celle-ci n’était pas une activité légitime pour les filles et pour les jeunes.
Et pour faire le lien avec ce que je disais précédemment, pour éviter le regard ou exotisant ou se dire « aujourd’hui, mixité parfaite, on n’a plus d’imposition comme cela », je voudrais vous présenter un petit travail très rapide.
Sociologue à l’ENS de Lyon, j’ai mené un travail sur les encyclopédies pour enfants qui parlent du corps, pour vous montrer comment cette assignation par la science de la place réservée à chacun et chacune est encore actuelle. J’ai choisi quelques diapositives pour illustrer mes propos. Ce genre de production a un gros succès marketing et commercial de l’édition pour la jeunesse. Il repose sur l’idée que le loisir de l’enfant doit être éducatif. Je précise que ce que vous allez voir est aussi contraignant pour les petites filles que pour les petits garçons. On va parler aussi bien de condition féminine que de condition masculine, de stéréotypes qui pèsent sur les petites filles et sur les petits garçons. Ces encyclopédies-là sont présentées comme encyclopédie scientifique. Elles sont faites pour expliquer aux enfants le fonctionnement biologique de leur corps.
En quelques exemples, vous allez voir comment, visiblement les corps d’une petite fille et d’un petit garçon sont différents, et comment les organes mis en avant ne sont pas neutres dans la répartition. Je vais juste vous montrer des exemples de la production plutôt pour adolescents à cause des planches anatomiques. Pour les enfants, il s’agit de scènes de la vie quotidienne où on retrouve malheureusement ce qui a déjà été montré dans les albums pour la jeunesse : le corps de femme est toujours une maman en train de faire la cuisine ; en revanche, le corps d’homme est rarement un père et s’il est un père, il joue avec ses enfants, mais il ne s’en occupe pas. De plus, il est toujours présenté dans des métiers publics.
Regardons cette image de scènes de la vie quotidienne, les chapitres sur le muscle, par exemple. J’ai étudié une cinquantaine de livres, et c’est quelque chose de récurrent tout le temps. Ces représentations font rire et en même temps sont accablantes. Les muscles des garçons sont toujours les biceps, pour les filles, les termes systématiquement utilisés sont « grâce » et « élégance » ; en revanche, les garçons, c’est la « force ». L’association des termes est aussi éloquente que les images. Il est à noter qu’une fille qui danse doit avoir des muscles, et un garçon haltérophile a aussi de la grâce et de l’élégance. Donc, l’association des qualités n’est pas neutre.
Prenons un exemple en image. Dans un autre livre, on trouve un chapitre sur le muscle avec une galerie de biceps, etc., et pour situer le plus petit muscle du corps humain qui est le muscle de l’oreille, il y a un visage de petite fille. Donc vous voyez comme c’est le plus petit, c’est gracieux, etc., on met donc une image de fille.
Prenons un deuxième exemple de muscles. Ce livre-là concerne les bébés lecteurs (environ quatre ans). Le texte ne dit pas que les filles n’ont pas de muscles des jambes et que les garçons n’ont pas de muscles des bras. Mais la façon dont on les représente en action en dit beaucoup sur les attentes de ce qu’est une femme ou un homme. Et encore, c’est contraignant dans les deux cas.
On a souvent un autre doublon : le muscle en action et le muscle au repos. Pour le premier, l’illustration est un garçon qui joue au football, et pour le second, c’est une petite fille dans un hamac. Et ces exemples reviennent une dizaine de fois. Certes, on vous dit que même au repos, les muscles travaillent. Il n’empêche que l’on va toujours représenter une petite fille au repos. Visiblement, garçon et fille n’ont pas les mêmes muscles.
Dans ces livres-là, une autre représentation récurrente est celle du cerveau. Dans tous les livres, sauf un dont vous verrez l’image après, le cerveau est toujours représenté par une tête de garçon. On ne dit pas que les filles n’ont pas de cerveau, mais force est de constater qu’elles ne sont jamais représentées avec un cerveau. C’est même une mise en abyme : comme on dit que le cerveau est un centre informatique, et comme l’informatique, supposément dans les représentations des gens, c’est un domaine masculin, vous avez donc une tête de garçon.
L’image suivante montre comment le texte est en accord avec ces images-là. En effet, tout au long du texte, il est expliqué que le cerveau, chef de notre corps, contrôle votre corps, ordonne les actes, etc. Donc, c’est un garçon. Dans un autre livre, la page sur le cerveau (garçon) précède celle sur le poids (fille). Et donc l’image suivante est la seule occurrence de ces livres-là où vous avez un cerveau dans une tête de fille, et c’est « si nous n’avions pas de cerveau ». Ce livre fonctionne à l’envers, par l’absurde : si nous n’avions pas de nerfs, ou si nous n’avions pas de squelette, qu’est-ce que cela donnerait ? Et là, cette autre image est intéressante parce que l’animal en arrière-plan est une oie blanche : les métaphores de l’oie blanche en français, des cervelles d’oiseaux ou de moineaux, etc., sont associées à une fille.
Dans un autre livre sur les représentations des corps jusqu’au 19esiècle, il était montré des corps qu’on appelle des « écorchés ». En arrière-plan, lorsque c’était un corps d’homme, on mettait un étalon, un cheval, et quand c’était un corps de femme, on mettait une autruche. Donc là, on n’est plus à l’autruche... Ce ne sont que des livres récents tous publiés après les années 2000. Ce ne sont donc pas des livres précédant les mouvements féministes.
La dernière image est assez éloquente pareillement : si les hommes ont le cerveau, que possèdent les filles ? Les réflexes. Et là aussi, en double page, on signale bien qu’un réflexe est un mouvement involontaire, incontrôlable.
Les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier ont montré que dans les représentations de plusieurs sociétés, on peut tracer, quelle que soit la société, deux colonnes, masculin et féminin. Dans ces colonnes, on peut ranger les adjectifs dichotomiques : froid/chaud, gauche/droite, haut/bas, etc. Elle montre qu’il n’y a pas d’association universelle par exemple entre masculin et chaud, féminin et froid. En revanche, sous la colonne du masculin, certaines qualités sont toujours valorisées dans la société en question. Donc, par exemple, si dans une société, ce qui est valorisé est le chaud, cela sera du côté du masculin ; si c’est une société où le froid est valorisé, il sera également du côté du masculin. Si on étudie les associations volontaire/involontaire, contrôlé/pas de contrôle, si on se réfère à nos représentations dans notre société contemporaine, qu’est-ce qui est valorisé ? C’est le dynamisme, c’est le contrôle de soi, c’est la volonté. Et du coup, le masculin se retrouve du côté de cette colonne valorisée. En revanche, dans cette hiérarchie des valeurs, en dessous, dans notre société, on trouve la passivité, l’inaction, et vous retrouvez cela du côté du féminin. C’est juste un exemple de cette enquête-là pour vous montrer comment cette justification par la science continue, et ce, dès le plus jeune âge. Pareillement, elle fait réfléchir sur quelles implications cela peut avoir, après, sur des jeunes lecteurs ces livres-là, offerts ou achetés avec de très bonnes intentions, par leurs parents, en se disant « c’est scientifique », cela biologise, et en quelque sorte, cela va justifier le rapport masculin/féminin.
Une enquête est en cours avec le Ministère de la Culture, sur les pratiques culturelles et de loisirs des enfants. On a interrogé des enfants de 11 ans, en classe de 5e, tous les deux ans. On les a donc interrogés à 11 ans, à 13 ans, à 15 ans et à 17 ans. Il est ressorti de cette enquête qu’à l’école primaire, les activités sont relativement indifférenciées, les différences apparaissent au collège, sur des critères non pas tant d’origine sociale que de genre : ce qui était la lecture prédominante de la sociologie de la culture, jusqu’à ce qu’on se dise qu’il y avait peut-être aussi le genre. À ce moment de l’adolescence, à partir de 13 ans, 17 ans, moment compliqué, sans rentrer dans de grands discours psychologiques, moment d’élaboration de soi, de son identité, les enfants ont besoin de la variable « genre », d’apprendre à avoir bon genre, à être un garçon ou une fille. C’est constitutif.
Le problème se pose du choix des modèles qu’on leur offre. Il y a réellement un besoin de se construire comme garçon et comme fille. Mais quels modèles ont-ils à disposition pour faire cette élaboration d’eux-mêmes ? Que l’on regarde la presse adolescente, que l’on regarde les dessins animés, que l’on regarde les livres, etc., on a une typification et un stéréotypage des modèles extrêmement fort parce que c’est ce qui marche. Il y a toujours aussi « le serpent qui se mord la queue » au niveau du marketing. Par exemple, pour la presse, c’est flagrant. On avait une presse mixte et depuis une dizaine d’années, il y a plus un retour à une presse féminine qu’à une presse masculine. Parce que les filles lisent plus que les garçons. Donc si on veut qu’elles achètent, des choses soi-disant adaptées à elles leur sont proposées. Pour terminer avec une pointe d’espoir, on verra que c’est relatif.
Je travaille actuellement, pour le Salon du Livre de Montreuil, sur tout un corpus de littérature pour la jeunesse, donc tous les best-sellers, ce qui se vend à 150 000 exemplaires pour les adolescents. J’ai donc lu de nombreux livres pour la jeunesse, pour adolescent, et j’ai l’impression que l’on voit quand même une évolution, certes, mais pas pour tout le monde. C’est une évolution pour les filles. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on propose aux filles des modèles. Le seul avenir supposé de la princesse qui va épouser son prince après l’avoir attendu dans sa tour pendant des siècles a évolué. Dans la littérature pour adolescentes en tout cas, on a des guerrières, des battantes, des filles qui ne se marient pas à la fin du livre...
Par exemple, une production qui pourrait paraître comme une des plus stéréotypées, Barbie – je ne sais pas si vous savez, mais il y a aussi des DVD Barbie, avec des dessins animés Barbie – et là, dernier opus en date, c’est le DVD de Barbie et les Trois Mousquetaires. Dans ce dessin animé, Barbie se prénomme Corinne. Fille de d’Artagnan, elle veut devenir mousquetaire et tout le monde lui dit que les filles n’ont pas le droit d’être mousquetaires. Finalement, elle réussit à être mousquetaire. Le prince souhaite se promener avec elle, mais elle refuse pour aller sauver le roi. Elle le « plante », et donc il n’y a pas de mariage. Le changement du modèle est intéressant. Sauf que lorsque vous cherchez des déguisements de Barbie Mousquetaire après Noël, vous n’en trouvez plus. Vous retrouvez à nouveau les robes de princesse. Or dans le dessin animé, elle n’est jamais en robe de princesse. Donc, une ouverture du modèle est proposée aux petites (ou jeunes) filles. En revanche, lorsque l’on regarde du côté des garçons, on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’évolution de ce modèle-là : dans la littérature de jeunesse destinée aux garçons, ce sont toujours des garçons héroïques, forts. Cette ouverture du côté de l’émotion, de la sensibilité, etc., est visiblement plus difficile à atteindre du côté du masculin que l’ouverture à la force, à la vaillance, au courage, du côté du féminin.
Gérard Wormser (Sens Public) – Je voudrais vous remercier parce que vous avez déjà posé beaucoup de choses que nous allons sans doute relayer. Comme nous sommes en comité relativement restreint, la parole va pouvoir circuler facilement.
Je voulais juste relever deux points, avant de passer la parole à Christiane Véricel, qui a mis en scène le spectacle Les Ogres que certains d’entre vous ont sans doute vu et sur lequel vous pourrez l’interroger. Je voulais parler du tissu que vous évoquiez à propos de la broderie. C’est très passionnant parce que vous nous avez dit d’une certaine façon comment le cadrage des métiers disait tout de la situation respective des hommes et des femmes. Donc d’une certaine façon, ce qui se joue dans les métiers, je me demande si on peut inverser cela par des saynètes enfantines. Ne sommes-nous pas déjà pris dans des représentations tellement stéréotypées qu’elles remontent peut-être à l’aube de l’humanité ? Ne peut-on pas les changer simplement en inversant les métiers, en mettant une fille conductrice de bus ou de travaux publics, et un garçon dans un hôpital comme infirmier ? Or dans la réalité, ce n’est pas si facile de trouver des situations qui répondent à cela.
Du coup, j’ai envie de vous poser une question, certaines héroïnes du tissu ont un rôle noble, je pense notamment à la figure de Pénélope qui donne son nom à des héroïnes de bandes dessinées aujourd’hui. Je veux dire que la figure de Pénélope n’a pas absolument disparu de la mythologie contemporaine et on a là une figure du tissage qui est en même temps une figure de ruse, d’intelligence, d’une patience active. Il y aurait d’autres figures dans la mythologie. Donc en quoi les mythologies contemporaines sont-elles plus binaires finalement, et peut-être plus binaires que des mythologies plus anciennes qui ont porté des interrogations, des doutes ?
Je me souviens d’une conférence de Jean-Pierre Vernant 2 à l’École Normale Supérieure il y a quelques années. Il avait parlé du mythe de Pandora, la première femme : elle a une activité formidable, puisque c’est elle qui va ouvrir la boîte de Pandore, c’est-à-dire celle qui fait venir sur le monde toutes sortes de malédictions. Jean-Pierre Vernant racontait comment Prométhée et Pandora sont deux mythes absolument fondateurs, et que l’on ne peut pas expliquer l’un sans l’autre.
Catherine Detrez – Je vais juste répondre sur Pénélope. Ce qui est intéressant sur Pénélope, c’est la façon dont on a appris le mythe de Pénélope aux petites filles. C’est encore très frais, Colette Cosnier dans un livre explique deux choses : comment on s’est servi de Molière (par exemple, Les Femmes Savantes) d’une part, et comment on s’est servi de Pénélope, mais en enlevant le côté « elle brode pour repousser les prétendants », d’autre part. En fait, c’était « elle brode parce qu’elle attend son mari ». Une autre chose, c’est sur la ruse. Je viens de terminer un travail sur les femmes maghrébines qui écrivent. J’ai donc lu des études d’anthropologues sur la ruse. Celles-ci montrent comment il est dangereux de mettre en avant cette idée de ruse du côté du féminin. Parce qu’elles disent qu’il y a aussi derrière l’idée sur les femmes maghrébines qu’elles sont les chefs dans leur maison. Or cette idée que les femmes ont la ruse, qu’elles sont les chefs dans leur maison n’empêche pas qu’elles n’ont pas le droit à la parole ouverte, à la parole publique. À la limite, il ne leur resterait plus que la ruse. Cette anthropologue-là dit que la ruse des femmes est peut-être ce qui fait le système, permettant à la domination des hommes de continuer dans l’espace public.
Gérard Wormser – C’est un débat que nous allons poursuivre. Chez Homère, dans la littérature grecque, la ruse est l’attribut d’Ulysse. Sur ce point, il y a donc une mixité complète puisqu’Ulysse et Pénélope sont deux figures de la ruse tout autant valorisées l’une que l’autre. On serait ainsi dans un discours plus complexe. Mais moi je voudrais demander à Christiane Véricel quelle a été son approche théâtrale.
Christiane Véricel – Mon approche théâtrale va vous paraître très éloignée de ce que nous venons d’entendre et en même temps, en vous entendant décrire les rapports fille/garçon, je me suis rendu compte que dans le théâtre que je pratique et que je vais vous décrire rapidement, j’inverse très souvent les situations et les garçons portent volontiers des jupes, par exemple. Donc, en vous écoutant, alors que ce n’est pas mon approche principale garçon/fille, j’ai retrouvé beaucoup de choses étonnantes dans les comportements des enfants, des adolescents, et des adultes d’ailleurs, que je croise.
Avant de continuer, je souhaite vous présenter très rapidement la compagnie Image Aigüe parce que c’est une compagnie très particulière. C’est un théâtre très particulier dans la mesure où dans chaque spectacle, les acteurs sont des enfants, des adolescents, et des adultes professionnels qui viennent de différents pays, autochtones ou immigrés, et qui parlent dans leur langue d’origine. En disant cela, on peut se demander comment ils communiquent. La communication entre eux se fait par les intonations de la voix, les expressions du visage, les attitudes corporelles dont vous parliez précédemment. Par exemple : lorsqu’on ne comprend pas quelqu’un en colère, il crie. Même si on ne décrypte pas son discours au mot à mot, on comprend très bien que ce n’est pas une déclaration d’amour qu’il est en train de se faire. Donc, le principe de ce vocabulaire universel permet aux comédiens de communiquer entre eux assez facilement.
La compagnie existe depuis 27 ans. Depuis le début, cette démarche artistique m’a guidée et m’a permis de construire une sorte de méthode empirique pour arriver à faire se communiquer les comédiens non seulement entre eux, mais aussi avec le public. Ce qui m’intéressait à la base, c’était d’avoir une espèce de petits morceaux de monde rassemblés sur scène, en ayant des comédiens d’âge différent comme on en croise dans la vie, de couleurs de peau différente (africains, arabes, français, asiatique, sud-américains, etc.) au fil des projets. Rapidement, j’ai été amenée à travailler sur des thèmes universels. En effet, mes premiers voyages m’ont amenée en Corée du Sud, en Thaïlande, au sud de l’Inde, en Chine, au Brésil, et j’ai pu proposer une histoire à des enfants qui habitent à la frontière du Laos, par exemple. Donc, j’ai cherché des histoires qui pouvaient être dans la tête de tout le monde, et notamment des histoires qui parlent de la nécessité de se nourrir, de boire, de trouver sa place dans le monde, et bien évidemment d’être confronté à l’autorité, c’est-à-dire le pouvoir. En effet, les problèmes de pouvoir sont universels. Petit à petit, en essayant de trouver ces thèmes universels, j’ai dû faire avec grand intérêt un travail théâtral d’individu. Contrairement à ce que nous disions précédemment, je cherche à revaloriser la personnalité de chaque individu par sa façon d’être, sa façon d’agir, par les chansons qu’il peut connaître, par son vocabulaire et sa parole, mais aussi par ses attitudes physiques différentes. En effet, même s’il s’agit d’exprimer un sentiment universel, par exemple la colère, chacun le fait de façon différente. Ce qui m’a intéressée, c’est de mettre sur scène et dans des situations universelles, des individus à personnalité exceptionnelle, puisque nous sommes tous exceptionnels, nous sommes chacun une merveille ni plus ni moins merveilleuse que les autres, comme le dirait Albert Jacquard 3 .
Je fais un travail à la fois sur l’universel, sur des thèmes universels que j’ai évoqués de façon très large, et sur des personnalités particulières que nous sommes tous. Effectivement, après, j’ai pu aborder, en tout cas en les voyant agir, des différences de garçon/fille, mais sans en faire mon propos principal. Lorsque je croise les enfants ou des adolescents dans différents pays, j’essaie de ne pas être influencée ni par leur milieu social, ni par leur différence de sexe, ni par ce que l’on pourrait me raconter à leur propos, avant même de les avoir vus sur scène.
Pour moi, la première rencontre se fait théâtralement, avec des histoires que je raconte, des histoires à caractère universel. Et en regardant chaque comédien agir seul ou en relation avec d’autres comédiens d’un autre milieu social, d’un âge différent, ou d’une culture différente. C’est en le regardant agir et par le biais des histoires théâtralisées, donc toujours pour un public, que je construis petit à petit des histoires qui, dans le même temps, intéressent tout le monde et valorisent chacun dans sa culture.
Je vais parler maintenant plus particulièrement des Ogres. Ce spectacle que je viens de créer a pour moi un caractère universel. A la base, l’histoire universelle est celle de gens qui recherchent leur nourriture, sans en faire un spectacle didactique, sans dire les pauvres, les riches, les gentils, les méchants, les goinfres et ceux qui « crèvent » de faim, parce que ce n’est pas du tout la démarche de la compagnie. En effet, Image Aigüe a pour démarche de montrer des histoires qui peuvent amener le public, et bien évidemment mes comédiens, à réfléchir.
Pour moi, le théâtre est un lieu de réflexion grâce à une mise à distance pour le spectateur, de toutes ces histoires universelles que nous croisons, dont nous sommes imprégnées de par l’actualité, sachant que ces histoires de famine ont évidemment toujours existé. Donc, par ces histoires-là, on touche à beaucoup de domaines différents. Chaque spectateur les lit de façon différente selon ses propres références. Donc, Les Ogres parlent, montrent, donnent à voir des personnages jeunes ou moins jeunes – la plus jeune a 6 ans et demi – et ces personnages-là se débattent, recherchent leur nourriture, se goinfrent, si par hasard ils ont quelque chose manger. Ils le font de façon plus ou moins bien éduquée, plus ou moins élégante. Et là, se pose la question peut-être du devenir de la bienséance et de l’élégance lorsque l’on est vraiment affamé. Faut-il respecter des règles de savoir-vivre ou peut-être, mettre de côté tout cela en attendant de s’être nourri ? Les Ogres montrent toutes ces situations-là. Ils sont joués par cinq enfants (quatre petites filles et un petit garçon), et des adultes (quatre hommes et une femme). Et parmi les adultes, un des comédiens masculins est un comédien de petite taille qui peut être interprété de plusieurs façons différentes : il peut être à la fois une sorte d’enfant et une sorte d’adulte. De plus, il a énormément de plaisir à jouer tous ces rôles-là parce qu’il a le privilège d’être de petite taille.
Voilà les différents thèmes des Ogres. Notons que le thème de la nécessité de se nourrir parcourt la compagnie Image Aigüe depuis ses débuts. J’ai aimé également travailler sur le geste du glaneur, geste ancestral et actuel pour les personnes démunies qui ramassent de la nourriture sur les marchés. Le théâtre que je pratique va aussi à la recherche de ces gestes parfois très suggestifs par rapport à un public, même si on ne parle pas. On comprend très bien que les gens ramassent des choses par terre, parce qu’ils ont besoin de se nourrir tout simplement. Je travaille beaucoup à partir de ces gestes-là.
J’ai été extrêmement intéressée par ce que vous disiez précédemment au sujet des petites filles qui cousent et qui sont ainsi imprégnées d’une sorte de repli, pas de développement, de présence, face au monde qui les entoure. Je travaille à l’opposé de cela, en faisant en sorte que chaque comédien que je rencontre trouve un rayonnement particulier pour être présent face au public. Ce n’est pas facile d’être sur scène face à un public. Il faut vraiment que je donne les moyens aux comédiens, qu’ils soient filles, garçons, enfants, adultes, adolescents, d’être présents au public. Et on ne peut trouver ces moyens-là que s’ils ont du plaisir à être présents au monde et devant un public.
Après, les plaisirs sont extrêmement variés. Ils se travaillent aussi. Et là, je vais faire juste une petite allusion au football : les garçons s’intéressent au football et les filles à la danse. Je pense qu’il est extrêmement indispensable que les plaisirs soient très variés parce qu’ils fondent la personnalité de chacun. Je trouve que cela se restreint énormément parce qu’en proposant aux enfants ou aux familles, dans les classes et dans les écoles, de faire du théâtre, je me heurte très souvent aux garçons qui font du football. C’est un concurrent très fort : il est difficile pour nous d’expliquer que le théâtre est aussi important que le football. D’ailleurs, on y trouve aussi des règles du jeu qui sont parfois voisines. Je travaille sur tous ces développements de personnalité en essayant de faire que le champ d’appréhension soit le plus large possible pour chaque individu que je croise.
Très souvent, un personnage peut être joué à l’identique par une fille ou par un garçon et je peux vous dire que les garçons s’amusent énormément à se mettre des jupes. Et si je n’avais pas vu une première fois un jeune Turc aller s’habiller en femme, comme sa grand-mère m’a-t-il dit, je n’aurais jamais osé proposer cela à un garçon de peur de l’obliger tout d’un coup à jouer le rôle d’une fille. Mais eux-mêmes le font, et les adultes aussi. Les comédiens masculins professionnels avec qui je travaille adorent dès qu’il y a une jupe, un tutu, un vêtement très connoté, inverser les personnages. Et évidemment, les filles s’habillent en pantalon, ce qui est moins évident ensuite.
Voilà ce que je peux dire sur le caractère très individuel et personnalisé de chaque individu que je croise par le biais de la scène. J’ai souvent eu l’occasion de faire travailler la petite fille soldat. Donc vraiment, mes propositions de personnages s’appuient vraiment sur ce qu’ils sont. Ensuite, à partir de là, on explore, on décline tout autre personnage qui pourrait avoir du plaisir à jouer, et j’induis souvent le contraire. Si je sens par exemple qu’un enfant est un peu plus « faible » (j’entends par faible, timide), je vais peut-être lui proposer d’avoir, d’explorer un personnage armé, pourquoi pas, quand les spectacles parlent d’une part du devoir de se défendre, et d’autre part des enfants soldats, qui font aussi partie des propos sur l’actualité et surtout sur la recherche du territoire.
Gérard Wormser – Ce que j’entends, c’est le sens très riche que vous donnez au terme « jouer » et qui du coup dépasserait largement l’idée que le sport serait un jeu, mais un jeu orienté vers la compétition, alors que le théâtre est un jeu, mais un jeu dont les virtualités sont multiples : il peut y avoir la rivalité et la compétition.
Christiane Véricel – Le théâtre est extrêmement complexe dans la mesure où on a à la fois un rapport des comédiens entre eux et un rapport des comédiens au public. On est à la fois dans le virtuel (la scène) et avec des personnes réelles (le public). On est donc dans la réalité et tout cela rend complexe l’analyse du théâtre parce que beaucoup de choses sont mises en jeu. Pour moi, le théâtre apprend beaucoup la vie du fait d’une mise à distance, mais grâce à un certain ajustement. En effet, le comédien est constamment obligé de s’ajuster au monde des vivants, c’est-à-dire aux autres comédiens et au public. Et tout ceci s’apprend. Donc, le caractère ludique est très présent. En effet, ne dit-on pas « jouer le théâtre » ? Le mot français est, en tout cas, le même : cela doit avoir un caractère ludique et de plaisir. Et en même temps, c’est un vrai travail avec des codes, parfois proches de ceux du football d’ailleurs (codes relatifs au rapport au public). C’est une base qui peut être technique, mais qui avant tout est faite de plaisir et de rayonnement personnel.
Si on en revient aux filles et aux garçons, le rayonnement personnel est extrêmement important dans une forme de dépassement pour repenser son rapport au monde. C’est pourquoi je pense que faire du théâtre est extrêmement important et formateur pour beaucoup d’enfants, en sachant qu’on peut aimer le théâtre et préférer faire de l’informatique ou les deux. Rien n’est exclusif.
Gérard Wormser – Ce serait peut-être à reprendre tout de suite sur cette question « rayonnement, jeu, plaisir ». Christine Morin, retrouvez-vous la même chose dans les ouvrages dont vous allez nous parler ?
Christine Morin – J’ai fait une présentation très universitaire. À propos du théâtre, nous allons retrouver un peu ce que vous dites. Christine Detrez et moi sommes universitaires. Nous faisons partie du groupe « école et mixité » à l’IUFM de Lyon. Je suis à Lyon II et maître de conférence à l’IUFM. À l’IUFM de Lyon, nous sommes un groupe d’universitaires et d’enseignants qui travaillons depuis un certain temps sur les problématiques de mixité et d’égalité fille/garçon dans le cadre de l’école. Je vais prendre un petit peu de temps pour rappeler que l’école, en tout cas l’éducation, le théâtre aussi, est pour nous un élément d’émancipation. Donc si on veut travailler sur les pratiques d’égalité fille/garçon, cela concerne énormément l’école. C’est une des raisons pour lesquelles d’ailleurs, depuis une vingtaine d’années, l’orientation et notamment toutes les questions d’égalité ont été questionnées au niveau même ministériel. Donc, j’ai fait un bref rappel pour situer le problème sur les pratiques de mixité. On est parti dans les années 80 d’un constat très ambivalent : on avait beaucoup de présence et de réussite croissante des filles dans l’enseignement supérieur, à l’école de manière générale, mais avec des perspectives de carrière beaucoup plus restreintes, des salaires un peu plus restreints ; et aussi avec quelque chose qui avait interrogé dans les années 80, à savoir le fait que les métiers restaient à dominante masculine ou féminine, et féminine en relation avec des éléments stéréotypés de sexe selon lesquels les femmes sont plus empathiques, dans la relation à autrui, etc.
Les problématiques de mixité, de mixité sociale et de mixité des sexes ne sont pas uniquement des problématiques franco-françaises. Ce sont non seulement des problématiques européennes, mais également mondiales. Il y a énormément de travaux de collègues de différents pays sur ces problématiques-là, de mixité de sexe, mais aussi de mixité sociale parce qu’il se trouve qu’il y a des invariants sur lesquels je vais revenir rapidement. Je tiens bien à situer le problème de la mixité, de l’égalité par rapport à l’école. L’école est un lieu d’émancipation du sujet justement.
On est parti d’une problématique qui était dans les bulletins officiels, l’Éducation nationale, où on disait qu’il fallait améliorer l’orientation scolaire parce qu’à la base, le problème était là, étant donné que les filles s’orientent vers cinq grands types de métiers. Que faut-il que nous fassions au sein du système éducatif pour modifier cela ? Puis on a développé aussi la notion d’élargissement du champ des possibles.
Je vais vous montrer une recherche que l’on a faite sur des albums de jeunesse. Ce que vous avez dit me plaît bien parce que justement, je vais revenir sur les variations interindividuelles. Chacun est différent et semblable aussi à l’autre. Une des bases sur lesquelles on doit s’appuyer du point de vue éducatif est de promouvoir une éducation fondée sur le respect mutuel des deux sexes. C’est très bien de le dire évidemment, mais comment faire pour le mettre en pratique ? C’est toute la question qui est posée à l’école, aux enseignants et à tous les acteurs du système éducatif. Et comment lutter contre les violences sexistes ? J’émets déjà une piste qu’il va falloir développer lourdement : les pratiques égalitaires. Comment peut-on développer les pratiques égalitaires à l’école sachant qu’il faut aussi interroger les stéréotypes de sexe ? C’est ce qu’on fait toutes les trois. On interroge les stéréotypes de sexe sachant qu’il est important, surtout au niveau des élèves, de les faire s’interroger sur les stéréotypes de sexe et de travailler sur des contre-stéréotypes. C’est ce que j’ai fait avec des élèves de grande section de maternelle, à travers des albums contre-stéréotypés, qui racontent des histoires où la princesse ne veut plus épouser le prince, où le garçon a des comportements plutôt féminins. Par exemple Longs Cheveux : c’est l’histoire d’un garçon qui a des comportements dits « féminins ». En revanche, l’album Milimoli est intéressant parce que cela montre la multiplicité des pères, des pères seuls, des pères avec des mères...
On en est venu à travailler, du point de vue éducatif sur les stéréotypes de sexe, au niveau des élèves et en formation des enseignants, à interroger sur ce qu’est qu’un stéréotype de sexe. On a mis en place des actions, et Fanny Lignon travaille avec moi ainsi que d’autres collègues, pour voir comment on peut interroger les stéréotypes de sexe, que cela soit en formation des enseignants ou auprès des élèves, et quelles actions mener pour que l’on développe des pratiques égalitaires entre fille et garçon.
Je voulais aussi vous rappeler l’existence d’une socialisation différenciée dès la naissance : tout est différencié à partir du moment où le bébé vient au monde. On ne va pas lui décorer sa chambre de la même manière, les couleurs vont être différentes, on ne va pas lui acheter les mêmes tétines (couleur, forme, on va prendre un éléphant pour un garçon...). Il y a de nombreux travaux là-dessus. Gaïd Le Maner-Idrissi 4 y travaille, c’est assez amusant. Sur les interactions parents/enfants aussi, chez les tout-petits, c’est extrêmement intéressant.
Dès la naissance, on n’interagit pas de la même manière selon le sexe du bébé, et selon le sexe du parent aussi. Donc, c’est un peu la socialisation différenciée, comme une toile d’araignée qui se tisse et qui fait qu’effectivement, on oriente les filles et les garçons vers des rôles, et cela d’une manière diffuse, avec des outils divers et variés que sont les images qui passent, les comportements parentaux, mais pas uniquement les comportements parentaux bien évidemment, aussi d’autres sources de socialisation différenciée.
J’avais mis l’expérience du pyjama jaune parce que c’est toujours drôle à savoir : c’est une petite scène de notre film, vous présentez deux bébés âgés de deux mois, dont un bébé en pyjama jaune, ils sont chauves, vous ne pouvez pas connaître le sexe du bébé. Et donc, à la moitié des étudiants, on montre un petit film où on voit un bébé qui s’agite en pyjama jaune (parce qu’il s’agit d’une couleur neutre). Si ce bébé était vêtu en rose ou en bleu, c’était tout vu. À un moment donné, le bébé s’agite et se met à pleurer. Dans un cas, on se dit que c’est une petite fille, qu’« elle a l’air mignonne » parce que c’est toujours « mignonne », c’est l’esthétique. Puis elle se met à pleurer, on dit « elle a peur ! » Et le même bébé décrit comme fort, costaud, dans l’autre groupe, se met à pleurer, on dit « il est en colère ». C’est symptomatique tout de même de ce qu’a expliqué Christine Detrez, ce que va expliquer Fanny Lignon à travers les médias : il s’agit d’une association au sexe des traits de personnalité, des attentes différenciées, des éléments différenciateurs très très puissants.
Le jouet est un objet de socialisation différenciée. Nous travaillons beaucoup sur les catalogues de jouets avec les enseignants, avec les élèves aussi pour leur faire prendre conscience des stéréotypes dans leur propre pratique. C’est beaucoup plus intéressant de leur faire cours sur les catalogues, qu’ils aillent se rendre compte de la dimension genrée des catalogues de jouets. Donc, là on se rend compte effectivement qu’on reproduit la sphère domestique. Je n’ai rien contre un fer à repasser comme jouet, c’est un jouet d’imitation. C’est normal que tout le monde ait envie de balayer, de repasser, ce sont des jouets d’imitation, il n’y a rien de plus normal. Le problème est que le fer à repasser est associé au féminin. C’est un jouet, donc normalement, sans sexe. On peut avoir envie de repasser, mais ce n’est pas que pour les filles, c’est pour tout le monde (d’ailleurs, un fer à repasser n’est pas un jouet).
Après, on a observé les interactions entre pères dans la cour de récréation, les répartitions des espaces différenciés fille/garçon dans la cour de récréation. On a beaucoup travaillé sur les interactions enseignant/enseigné. Là aussi il y a beaucoup de travaux et c’est extrêmement intéressant. On a également travaillé sur la façon qu’ont les manuels scolaires, et notamment les manuels d’histoire, de véhiculer des éléments genrés qui font que l’on associe une certaine place de la femme dans l’espace, notamment en histoire, ou que l’on n’associe aucune place, par ailleurs. On a aussi travaillé sur les manuels scolaires en mathématiques, sur l’habillage des présentations d’activité.
Christine Detrez a beaucoup travaillé sur l’image des sciences du masculin/féminin. Il se trouve qu’il y a une association extrêmement puissante, et c’est à l’origine d’ailleurs des politiques d’orientation, de réflexion sur l’orientation des filles, l’idéologie du don : les garçons sont doués en mathématiques. Sur les bulletins, les filles sont « travailleuses » et les garçons c’est « peut faire mieux ». C’est comme s’ils avaient la « bosse des maths ». Et donc, on sait très bien que, y compris dans les jouets, y compris dans les albums de jeunesse, on retrouve aussi ces éléments genrés, liés aux sciences. C’est vraiment très typique. On essaie de travailler sur ces représentations genrées, notamment sur l’image du scientifique. Et puis on travaille également sur les problématiques d’orientation et d’estime de soi surtout, parce que c’est en lien.
Je souhaite aborder maintenant les actions possibles. Nous allons vous proposer le travail sur les images. Nous faisons d’autres recherches aussi fondamentales, notamment en maths, sur plusieurs domaines. L’école est un lieu d’émancipation, mais elle ne peut pas émanciper toute seule. Il faut que le monde social et le monde socio-économique, le monde tout court réfléchisse sur ces problématiques d’égalité et soit en relation effectivement aussi avec les réflexions sur la coéducation. Il faut aussi que les médias réfléchissent sur ces dynamiques-là. Je vous ai indiqués quelques actions possibles faites en classe par des collègues, des professeurs des écoles par exemple, ou PCL (profession collège lycée) ou PLP, des exposés en histoire sur les femmes scientifiques, les femmes dans l’histoire, faits par les élèves, parce que cela leur permet de réfléchir sur ces éléments-là. Cela me paraît extrêmement important, présence ou absence dans l’histoire des femmes, souvent présentes, mais souvent ignorées aussi, et cela, c’est extrêmement important de penser les rapports sociaux par rapport à l’élément historique.
Nous avons beaucoup travaillé sur la présentation des disciplines en français et en mathématiques auprès des élèves, sur l’éducation à l’image (travail sur les albums de jeunesse), c’est ce que j’ai fait notamment avec des grandes sections et une collègue professeur des écoles à Lyon, sur les images publicitaires, c’est ce qu’on fait avec les stagiaires, mais aussi avec des collégiens et des lycéens.
Et après, nous travaillons sur les actions possibles en classe. Il faut penser la mixité, proposer des possibilités d’identification, notamment à travers des albums de jeunesse. Il existe un problème récurrent dans l’album de jeunesse classique : il y a des héros, et peu d’héroïnes. Ou alors ce sont des héroïnes stéréotypées. Il en résulte qu’en termes d’identification, les filles n’ont aucun problème pour s’identifier à un héros garçon, alors que les garçons ne s’identifient pas ou rarement à une héroïne fille. C’est un vrai problème, bien sûr. En termes d’estime de soi, que ce soit sur la mixité sociale ou sur la mixité de sexe, il est extrêmement important que l’on propose des modèles, des minorités, des modèles d’identification positive. Et donc, le fil conducteur est de permettre aussi de se dire « oui c’est possible » en termes d’identification. Donc, tout ce qui est image et identification positive pour les minorités est extrêmement important.
Vivre ensemble, à l’école, c’est premièrement penser la mixité. On ne met pas les gens ensemble comme cela, c’est aussi les conditions de les mettre ensemble. C’est-à-dire que plus vous augmentez la compétition entre des personnes, plus vous augmentez les situations de rapport de domination. Plus vous êtes dans la coopération, plus vous mettez en place des situations de coopération, plus vous abaissez les situations de rapport de domination. C’est deuxièmement travailler sur la cour de récréation dans le cas d’une coéducation, c’est-à-dire respect des espaces et respect des autres. Milan Presse et leurs goûters philo apportent des éléments de réflexion. Il ne s’agit pas là de philosophie parce qu’ils s’adressent à l’école primaire. Mais en même temps, ce sont des réflexions sur la justice, l’injustice, la mort, la vie, etc. Et un des axes de réflexion concerne fille/garçon. Donc on voit que cela anime des débats où les jeunes élèves échangent. Plus on apprend aux gens, pour leur apprendre à vivre ensemble, plus il faut leur apprendre à se dire qu’avec les autres, ils peuvent réussir. C’est cela la coopération. C’est extrêmement important. C’est-à-dire que les autres ne vont pas m’empêcher de réussir, au contraire, c’est grâce aux autres que je peux réussir. Donc tout cela fait baisser des situations de conflits.
Éducation de la citoyenneté, vivre ensemble : c’est développer des pratiques égalitaires, c’est-à-dire permettre aux gens, aux élèves, de vivre des situations égalitaires et notamment de prendre en compte le fait que tout le monde ne se ressemble pas. On a à la fois des choses en commun et des différences, et il y a autant de différences entre deux femmes, qu’entre deux hommes et qu’entre un homme et une femme. C’est ce que l’on appelle les variations interpersonnelles. Du coup, des similitudes et des différences fondent. Le caractère collectif est que l’on partage aussi des choses en commun et c’est sur ces choses en commun qu’il faut travailler. Les pratiques de mixité, c’est toute une problématique d’égalité en droit. Et c’est aussi là-dessus qu’on doit travailler au niveau de l’école.
Très rapidement, parlons des albums de jeunesse contre-stéréotypés. Pendant un an, j’ai fait des lectures offertes avec une professeure des écoles en grande section de maternelle. Nous avons lu certains de ces ouvrages aux élèves, on a fait de la dictée à l’adulte pour voir ce qu’ils en avaient retenu et on leur a demandé ce qu’ils avaient aimé dans l’ouvrage, individuellement, et ce qu’ils n’avaient pas aimé pour voir l’impact direct de proposer ces ouvrages contre-stéréotypés. Les stéréotypes sont de dire que les filles sont gourmandes, les garçons colériques. Non ! Il y a des gens qui sont colériques, il y a des gens qui sont gourmands, etc. C’est-à-dire la variation interpersonnelle. Et le but est de proposer aussi des modèles d’identification positifs pour les filles.
Je vais vous présenter différents albums. Un album qui a énormément de succès : Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ? 5 Celui-ci est hilarant, tous les élèves l’adorent. Je vous conseille de le regarder parce qu’il est vraiment très drôle. J’aime beaucoup La princesse coquette 6 parce qu’on joue sur une fille qui voudrait s’habiller comme une princesse, mais qui en fait, préfère s’habiller en jeans pour aller s’amuser dans la neige. Puis, en même temps, le lendemain, elle dit à sa mère qu’elle veut s’habiller en princesse, mais elle ne le fait pas parce que ce n’est pas pratique pour s’amuser. En fait, c’est tous les problèmes des élèves, à la fois entre le rôle, les rôles sexués, et en même temps ce que moi je vis au quotidien, et qui n’est pas forcément en accord avec les rôles que l’on veut m’imposer. Il y a un troisième album que j’aime bien, pour les plus grands : Ma mère est maire 7 . Ce livre pose les problèmes de représentation des femmes en politique notamment, et permet de discuter avec les élèves sur le problème des femmes politiques, de l’espace et du rapport du pouvoir. Il y a aussi Hugo n’aime pas les filles 8 . À travers les histoires, les petits romans albums de jeunesse, quand vous travaillez avec les élèves, cela leur permet de poser des questions parce qu’ils s’identifient aux autres. Donc ils se questionnent d’une manière extrêmement intéressante. D’où l’importance de développer ces supports-là.
La maison d’édition Talents Hauts, est spécialisée dans les ouvrages contre-stéréotypés, trois-six ans, six-neuf ans, plus les petits romans et les romans pour adolescent. Le nom de cet éditeur est un jeu de mots entre « talents hauts » et « talons hauts », l’ambiguïté est là.
Fanny Lignon – Ma spécialité, ce sont les images. J’essaie de faire passer, sentir et travailler tout ce que l’on a dit depuis et avec des images. Cela se manifeste de deux façons. Je m’adresse évidemment aux jeunes professeurs et d’une certaine façon, à travers eux, aux élèves âgés de 3 à 18 ans, et ce dans toutes les disciplines.
Quand on veut parler de genre, il faut être prudent. On ne peut pas arriver dans un endroit, une classe, devant une assemblée de jeunes en disant « aujourd’hui, on va parler du genre, on va parler d’égalité fille / garçon ». Il faut avancer masqué, progressivement. C’est ce qui fonctionne le mieux. On va ainsi proposer de travailler sur les médias, sur la presse, sur une photo, sur la publicité, etc., et on choisit un support qui peut amener les interlocuteurs à se poser des questions. Donc, l’idée est de faire travailler en deux temps :
- Analyser des images : réfléchir à ce que l’on voit, à ce à quoi on est confronté en permanence, au quotidien. Il y a des images absolument partout. Ainsi, une page de livre, avant même d’être une page de livre, c’est une image, une feuille avec des lettres et suivant les caractères, la police choisie et la mise en page, c’est un roman, un écrit scientifique... Donc, tout est image, en quelque sorte. J’exagère un peu, mais c’est comme cela qu’on part pour commencer. Donc, analyser toutes les images.
- Faire soi-même des images : si vous regardez bien les images, vous pourrez après en fabriquer pour apprendre à vous exprimer en image. Vous pourrez ensuite mieux comprendre celles qui ont été faites, et ainsi de suite. Et en fait, à mon sens, c’est un cercle totalement vertueux.
L’idée est de travailler sur les images fixes et animées. Dans les images fixes, il y a évidemment tout ce qui est publicité. En publicité, on peut travailler à partir des images. Certaines sont extrêmement sexistes, à l’évidence. Je me souviens de deux publicités pour TCL (Transports en Commun Lyonnais), parues simultanément : la version masculine disait que grâce au TCL, monsieur pouvait aller faire du sport après son travail ; tandis que la version féminine montrait que grâce au TCL, madame pouvait après son travail, aller chercher les enfants et faire les courses. Elles pouvaient les voir côte à côte. Je les ai vues et je n’ai pas eu le courage de les arracher du mur pour les garder, et du coup je n’ai jamais pu les récupérer. Mais elles étaient fabuleuses.
Certaines publicités sont, à l’évidence, sexistes et pour les hommes et pour les femmes. Certes, on pense à la femme-objet, mais l’homme-objet existe aussi. Prenez une publicité pour du parfum masculin : vous avez un beau torse luisant avec une petite couche d’eau, juste ce qu’il faut pour qu’apparaissent les tablettes de chocolat, et c’est un homme-objet qui vous vend un parfum. Donc, il n’y a pas que des femmes-objet. Il faut bien voir que c’est restrictif pour les deux.
Si on prend les catalogues de jouets récents, évoqués précédemment, vous avez les pages roses et les pages bleues, je ne vous dis pas quelle couleur correspond à quel sexe. Sur la double page présentée ici, nous avons une tentative d’égalitarisme : d’un côté, un petit garçon pousse un chariot et de l’autre, une petite fille pousse un chariot. Sauf que d’un côté, le petit garçon pousse un chariot médical tronique et de l’autre, une petite fille pousse un chariot de ménage. Vous noterez une tentative de faire quelque chose, la page fait apparaître dans le même espace un garçon et une fille, on a du mauve (finalement un mélange de rose et de bleu), couleur que l’on pourrait espérer mixte. Mais ce n’est pas tout à fait au point. Remarquez comme la petite fille est bien entourée : une planche à repasser à gauche et une planche à repasser à droite. Elle n’a pas le choix. En revanche, le vétérinaire est plus proche du garçon. Cette image est très intéressante à détailler. Les catalogues de jouets sont donc le royaume du sexisme. Plus l’enseigne est populaire, plus le catalogue est sexiste.
Prenons un autre exemple : dans le catalogue de la Fnac Éveil et Jeux, les jouets présentés ne sont pas très chers, ils sont classés différemment. L’enseigne essaie de présenter des petites filles avec des microscopes, des petits garçons en train de s’occuper de choses censées être féminines. Ils se posent donc la question en faisant le catalogue. Ce qui n’est pas forcément le cas d’enseignes plus bon marché, pour les prix en tout cas.
Concernant les albums jeunesse, certains sont sexistes sans s’en rendre compte. Prenez par exemple la bande dessinée Lanfeust de Troy. Dans ces livres, un héros est mis en scène. Il rencontre certains problèmes avec sa sexualité. Notamment à la fin d’un album, il a des petits soucis, et il est entouré de deux jeunes femmes, C’ian la pure, et Cixy, simplement vêtue d’un petit slip rouge et d’un soutien-gorge rouge, dont les attitudes sont systématiquement provocantes. Tout cela est violence, sexe, etc. Et cela plaît beaucoup aux adolescents, filles et garçons. Cela, c’est à étudier.
Il y a quelque temps, on m’a demandé d’intervenir dans un lycée professionnel où il y avait un problème au niveau du genre justement. Des choses avaient été filmées dans les toilettes. Cela posait évidemment un problème, et il fallait y aller. Donc, nous sommes allés voir. Et ils me disent qu’ils ne comprennent pas pourquoi, mais il y a un problème entre les filles et les garçons dans ce lycée. Le bâtiment en lui-même était très moderne, avec des escaliers ajourés, ce qui fait que plus aucune femme (professeurs ou élèves) n’osait porter de jupe. Déjà, ceux qui avaient imaginé et construit ce bâtiment pour faire un établissement scolaire n’y ont pas réfléchi. Ensuite, on va à la cantine à l’heure du déjeuner. Je regarde les illustrations sur un premier plateau : des petits garçons en train de faire du sport. Je me demande où sont les petites filles. En effet, les filles aussi peuvent faire du kayak, du judo, du vélo, ou du surf, du saut à la perche, elles regardent la télévision. Il n’y avait pas de petites filles sur le premier plateau. Je vais alors chercher d’autres plateaux dans tout un stock pour trouver des filles dessinées. Je devine ce qui semble être sans doute la maman en arrière-plan, ou encore une autre, toujours en arrière-plan, qui écoute le fiston jouer de je ne sais trop quel instrument... Et puis je regarde le dernier plateau pour trouver une autre fille. Il y en a une là, Lara Croft, un poster, une pin-up qu’on accroche au mur de la chambre. Et après, ils s’étonnent qu’il y ait un problème d’égalité entre homme et femme. Je vous ferais tout de même remarquer, sans vouloir stigmatiser une région en particulier, que c’est la Région qui a financé ces plateaux. Bref, il faut bien penser que vous avez des choses un peu curieuses comme celles-là.
Je me souviens pareillement d’une boutique de jeux vidéos où un garçon a refusé de prendre le sac en plastique parce que d’un côté, il y avait une image rose de jeu Barbie et de l’autre, il y avait un fond bleu, mais on apercevait tout de même ce fond rose Barbie. Il ne voulait pas prendre le sac, il est parti sans. Vraiment, ce sexisme se retrouve partout.
Après, il y a aussi les images animées, les spots publicitaires qui mettent très souvent en scène toutes ces choses-là, également certains films de fiction. Dans le film Billy Elliot, un jeune garçon fait de la danse, et danse comme un garçon. Des professeurs de sport ont étudié sa motricité et sont arrivés à la conclusion qu’il y avait une motricité masculine dans la danse. Et effectivement, c’est très visible quand on regarde cela en détail. Prenez maintenant le film Joue la comme Beckam. Dans ce deuxième exemple cinématographique, une jeune Anglaise aspire à devenir footballeuse. Évidemment, cela pose des problèmes parce qu’elle est dans un milieu indien, avec certaines traditions, certaines coutumes. De plus, ce n’est pas le moment idéal d’aller jouer au football parce que sa sœur se marie. Donc, il y a ici toute la manière dont elle va réussir à rendre sa passion possible dans sa famille. Dans des séries télévisées, ou des dessins animés, dans Totaly Spies par exemple, des filles très stéréotypées sont mises en scène...
Prenons maintenant le domaine des jeux vidéos. Très souvent, on se dit que les jeux vidéos sont relativement récents (ce qui n’est pas le cas puisque les premiers ont plus d’une vingtaine d’années). On se dit qu’aujourd’hui, il y a des stéréotypes qui n’existaient pas avant. Quand des petits personnages se promenaient sur un écran, il n’y avait rien de spécial. Si je vous montre Pac Man, on ne peut pas dire que Pac Man soit sexué malgré ses petites baskets. Un an après, miss Pac Man apparaît. Et tout de suite, Miss Pac Man, c’est vrai que sur l’écran, elle est peu différente de Pac Man. Elle a juste un petit nœud, des petites bottes, des gants, elle est un peu maquillée, etc. Donc on a une Miss Pac Man. Et tous les jeux vidéo, tous les genres de jeux vidéo ont proposé des personnages féminins et masculins très vite, avec souvent des stéréotypes.
Vous connaissez ce stéréotype-là. Étudions maintenant les couvertures de trois jeux vidéo relativement récents. Prenons par exemple la dernière version du jeu avec Lara Croft : regard par en-dessous, aguicheur, seins particulièrement proéminents (dans le jeu aussi d’ailleurs), avec une petite lumière qui leur tombe dessus pour les mettre en valeur, de trois quarts arrière (position qui correspond aussi à une position de séduction). Et ici, cela va plus loin encore. On a supprimé ce qui fait la personnalité d’une personne justement : les yeux. On garde la femme-tronc, les seins sont cachés par le titre, mais le nombril et le sexe, d’une certaine façon, sont au centre de la couverture. Donc, on a une femme mise en valeur dans ses caractéristiques secondaires. Quand j’ai vu ce jeu et quelques-uns de ses extraits, je me suis dit que cette femme était une représentation complètement sexiste. Malgré un revolver dans chacune de ses mains, elle arrive à courir avec les bras levés. Et quand elle s’arrête, ses seins triangulaires sont au premier plan. Elle s’arrête toujours de dos, les jambes écartées.
Un jour, un collègue n’a pas osé rentrer dans un bureau parce qu’il entendait des bruits bizarres : quelqu’un jouait tout simplement à Lara Croft dans le bureau. Il est vrai que la bande-son est troublante. Je trouvais que l’on avait affaire à un jeu sexiste. J’en ai discuté avec des enseignants, avec des jeunes. Les filles m’ont répondu que pour elle, Lara Croft était une image valorisante parce qu’elle est une femme d’action, qui ne reste pas assise devant la télévision ou en train de faire la cuisine. Elle a des aventures, elle court le monde, etc. Finalement, c’est peut-être plus compliqué que l’on ne voudrait le penser. C’est-à-dire que l’on a des images en apparence très stéréotypées, mais il y a des subtilités (notions d’action, etc.). Il ne faut pas oublier que lorsque l’on joue à un jeu vidéo, vous avez le joueur (garçon ou fille) et la personne représentée à l’écran. Ceci dit, vous pouvez choisir « d’être » un garçon ou une fille à l’écran.
Je me suis intéressée à d’autres types de jeux vidéo : les jeux de combat. Dans ces jeux de combat, les images sont très masculines. Vous pouvez voir par exemple, des hommes très virils musclés comme un karatéka. En revanche, dans Mortal Kombat 9 (jeu plus ancien), hommes et femmes combattent ensemble. Quand il finit le combat, il est écrit « finisher », il peut tuer son adversaire féminin. Ces images sont très masculines.
Prenons un autre exemple : le jeu plus récent Dead or Alive 10 . Dans ce jeu, les garçons combattent à nouveau les filles. Et parfois, ils se transforment en tigre, en lion, en prédateur, et les filles en petit lapin dans un cœur. Donc, cela en dit long sur les stéréotypes.
Dans un autre jeu récent, Virtual Fighter 11 , chacun des personnages a plusieurs tenues. Vous voyez la tenue de Sara adaptée au combat. L’un des objectifs de ce jeu pour les garçons est de trouver la couleur du slip de la combattante. Cela fait partie des discussions entre garçons. Ce n’est pas récent.
Voici aussi un autre exemple : cette jeune femme est brésilienne, donc elle fait forcément de la capoeira. Vous pouvez donc remarquer qu’en plus des stéréotypes de genre, vous avez aussi les stéréotypes de nationalité. Un Français va être chevalier, un Espagnol torero, une Brésilienne fera de la capoeira. C’est toujours stéréotypé comme cela.
Malgré tout cela, on peut trouver quelques subtilités. Parfois, certaines combattantes ont des attitudes sérieuses de combat, une manière de combattre qui serait équivalente si on avait un homme ou une femme. Vous pouvez avoir une femme en armure qui donne de grands coups d’épée. Malgré son attitude masculine (pas de différence fondamentalement), elle porte un soutien-gorge noir particulièrement hard, sous une tenue militaire. Cette femme a donc quelques éléments de masculinité.
Parfois, dans certains jeux particuliers, vous avez la possibilité de choisir d’incarner un homme ou une femme. On a le choix d’emblée, on choisit la tenue que l’on va faire porter à son personnage, homme ou femme. En fait, d’une certaine manière, on peut jouer à la poupée avec lui ou avec elle, on peut choisir. J’ai calculé que dans ce jeu, vous avez environ six millions de possibilités de choix de tenue. Et d’une certaine façon, les jeux de combat étant principalement joués par les garçons, cela permet aux garçons de jouer à la poupée. Nous ne sommes pas dans une activité complètement masculine. Je me suis amusée à déshabiller la poupée pour voir ce qu’elle portait en dessous. Et que le personnage soit un homme ou une femme, on arrive au même résultat : il se « claquemure » dans un slip imprenable, comme la fille, soutien-gorge en plus. On s’aperçoit que lorsqu’il combat nu, il meurt quasiment tout de suite, car il n’est pas protégé par ses vêtements. Les hommes aussi peuvent se permettre d’être élégants. Mais vous les verrez porter des costumes dans des jeux un peu anciens. On a donc une coquetterie masculine possible dans ce type de jeu.
Que peut-on faire avec ces types de jeu ? Dans ces jeux, les stéréotypes sont extrêmement visibles. Partant de là, ne peut-on pas les faire mettre à distance plus facilement par les jeunes de façon à ce que nous puissions ensuite discuter autour de ces stéréotypes ? Après, on peut aussi partir du principe suivant : prenons une caricature de garçon, faisons jouer une fille avec cette caricature de garçon et demandons-lui ensuite ce qu’elle en pense ; ou l’inverse, prenons une caricature de fille, faisons jouer un garçon avec cette caricature de garçon et demandons-lui ensuite ce qu’il en pense, sachant que dans un jeu vidéo, si vous voulez avancer, il faut gagner. Et comme il faut gagner, il faut accepter le personnage choisi, le maîtriser, réussir à faire quelque chose avec lui. Et d’une certaine façon, on va finir par l’apprécier. Donc, que se passe-t-il dans les têtes à ce moment-là ? Je vous propose d’en parler tout simplement, avec les gens qui pratiquent les jeux vidéo et d’utiliser ces supports pour parler de ces questions-là.
Gérard Wormser – Il y a beaucoup à dire sur cette mise à distance, sur ces jeux de rôle, et cette façon de « jouer à la poupée » de façon universelle. De plus, à part le fait qu’il y ait un écran, des claviers, des souris, des manettes, etc., finalement, on serait sur des schémas de jeux extrêmement traditionnels. Les poupées, les petits soldats, tout cela, ce n’est plus la moquette, mais l’écran.
Fanny Lignon – J’ai travaillé aussi sur les Sims 12 . J’avais travaillé sur la couverture des Sims II. Donc, là, plusieurs choses sont intéressantes. Il s’agit d’une couverture, d’un aspect publicitaire, d’une affiche, ce n’est pas un jeu. Mais c’est comme cela qu’on vend le jeu. Voyez, déjà, il y a quelque chose de très intéressant : les filles. Il y en a trois, une rousse, une blonde et une brune. Il y en a pour tous les goûts. Elles ont toutes à peu près le même âge (20-25 ans). Si on regarde leurs vêtements, l’une porte une jupe, la deuxième, une robe et la troisième sont en pantalon ; il y a trois couleurs : du bleu, du rouge et du vert. Donc, à tous les niveaux, il y en a pour tous les goûts et il n’y a qu’un âge. Vous n’avez pas de femme âgée, ni d’enfant fille. En revanche, dans le deuxième volet de ce jeu (les Sims II), des enfants grandissent, des gens vieillissent et finissent par mourir. Concernant les hommes, certains sont bruns, d’autres blonds, d’autres roux, d’autres gris, vous avez même des extra-terrestres. Et vous avez même exceptionnellement un homme de couleur, ce qui est très rare. Sur cette couverture, il n’y a que lui. De plus, on peut remarquer une perspective amusante : plus on va vers le fond, plus on vieillit. Puis, il y a la mort. D’ailleurs, le personnage est flou. Un déséquilibre présenté sur la couverture, au niveau des présentations homme et femme, n’est pas dans le jeu. Ce jeu est le plus égalitaire possible au niveau homme / femme. Ceci dit, lorsque l’on joue à ce jeu, on peut en faire une chose inégalitaire, une sorte de maison de poupées virtuelle. Vous « campez » des personnages, vous les faites aller travailler, faire la cuisine, le ménage, tout ce que vous voulez... En fonction de la manière dont vous jouez, vous impulsez les personnalités. Mais certains comportements ou actions sont très égalitaires : les hommes et les femmes doivent travailler, ont accès exactement aux mêmes professions, évoluent dans leur carrière de la même façon, apprennent de la même façon, se comportent de la même façon, ce qui est d’ailleurs très amusant quand on regarde les personnages puisqu’ils embrassent de la même façon. Tout est identique. C’est vraiment du virtuel.
Christine Detrez – Dans l’enquête faite sur les pratiques culturelles et de loisirs des enfants, on s’est rendu compte de l’importance de l’ordinateur, d’Internet, de MSN, et de Facebook aujourd’hui. Leurs usages sont majoritaires chez les adolescents, fille comme garçon. Et c’est exactement ce qui est montré avec les jeux vidéo. On s’est rendu compte que toute la littérature qui travaillait sur les cultures de petites filles et petits garçons, adolescents et adolescentes, parlait d’une culture de la chambre pour les filles, avec la conversation et notamment par le téléphone. Et là, c’est intéressant parce que par Internet, c’est l’accès aussi pour les garçons à cette culture conversationnelle instantanée. Après, on peut dire que sur MSN, ils ne disent rien. Sauf que ce qui est intéressant, c’est instaurer un lien et de maintenir un lien avec d’autres, ce qui était une spécificité dévolue aux filles. C’était les filles qui envoient les cartes de vœux. Sauf que maintenant, grâce notamment à MSN et Facebook, les garçons ont accès à cela.
On travaille aussi pour la BPI sur les mangas. On se rend compte que pour les garçons adolescents, ils trouvent dans le manga dont le code pictural diffère de la bande dessinée belge la possibilité d’exprimer des émotions. La violence des mangas ne les intéresse pas. Les médias peuvent véhiculer une panique sur les mangas qui abêtiraient les adolescents, qui les rendraient violents ou complètement obsédés par le sexe. Or ce n’est absolument pas cela. Grâce à des personnages torturés, qui s’interrogent sur l’amitié, sur le départ du père, etc., les garçons trouvent dans les mangas la possibilité d’un modèle identificatoire, différent finalement de celui proposé dans la littérature francophone française, traditionnelle.
Fanny Lignon – Les garçons jouent avec Lara Croft. Certes, ils la regardent, mais ils jouent avec. Ils l’accompagnent dans son aventure, et ils incarnent une femme à ce moment-là. Il se passe aussi des choses. On a tendance à voir le point de vue de l’adulte qui est derrière le canapé et qui regarde ce que fait son adolescent. Il faut aller plus loin.
Gérard Wormser – Avez-vous des questions à poser ?
Christiane Véricel – Je voulais ajouter quelque chose par rapport au théâtre. On est sur l’aire de jeu où tout est permis, où tout est possible, où l’on peut jouer les personnages que l’on souhaite, en tout cas au moins au niveau de la recherche. Il faut que l’enfant ose, le garçon ose porter une jupe, ses camarades rient donc il n’ose plus la porter. Et par le biais de l’imitation, parce qu’il voit un adulte jouer une scène drôle comme celle-là, il souhaitera un peu plus tard, soudainement, porter une jupe, même si au départ cela faisait rire. Une fois que le problème d’oser faire quelque chose sur scène où tout est permis parce qu’on est dans l’irréel, est dépassé, apparaît une valorisation par la sympathie des autres, par le fait d’amuser les autres. Cela leur permet de trouver des sensations multiples et de dépasser l’idée du stéréotype. Je cite cela juste parce que le théâtre est un vécu plus direct qu’Internet, et l’entourage, les autres, contribuent à aider ou ne pas aider à vivre ou à dépasser des situations de stéréotypes.
Gérard Wormser – Cela dit bien qu’il s’agit de questions de jeux avec des identités. Au fond, derrière toutes ces questions, il y a une angoisse et des questionnements. Assouplir les jeux d’identité, que ce soit par les albums, les jeux vidéo, les récits, les mises en scène, etc., on a vraiment une problématique adolescente centrale qui doit être le levier même de l’action qu’on peut avoir.
Christiane Véricel – Il faut quand même rappeler que la notion d’identités, c’est avec un S. On parle des identités masculines, mais au sens général. On n’a pas une identité. L’identité est plurielle par définition.
Fanny Lignon – C’est vrai qu’avec les jeux vidéos, on est loin du théâtre. C’est vrai que ce n’est pas tout à fait direct comme cela peut l’être. Mais le fait d’avoir une personne à l’écran et de pouvoir choisir le sexe, d’essayer d’être du sexe opposé pour une courte durée, en cachette des autres ou en tout petit comité, peut résoudre des questions, ouvrir des horizons, donner de l’ouverture d’esprit.
Après, la question est la suivante : avec ces jeux, les adolescents vont-ils déconstruire des stéréotypes de sexe ? La réponse est non. Évidemment, si vous mettez un adolescent de base devant un jeu vidéo comme Lara Croft, il va ricaner avec ces filles aux seins proéminents, il va s’amuser, etc. Mais, si on l’accompagne, si on discute avec lui, si on lance un débat avec des filles et des garçons, dans une classe ou dans un autre cadre, associatif ou autre, autour et à partir de cela, certaines choses vont émerger. Il est évident que les filles ou les garçons qui auront joué à ce jeu tiendront des discours différents, une fois loin de l’écran. Il faut les pousser, les aider, cela ne va jamais sortir tout seul.
Il y a d’autres types de jeux vidéos intéressants. C’est évident. En effet, certains jeux que j’ai peu étudiés mettent en scène des personnages là aussi très androgynes : le garçon n’est pas extrêmement viril, musclé, répondant aux stéréotypes lourds de ce genre, ou la fille elle-même peut ne pas répondre à ces stéréotypes. Les personnages dans ces jeux vidéos peuvent être des héroïnes, en particulier dans les jeux en ligne type Ever quest ou Warcraft, dans lesquels vous avez des elfes par exemple, qui sont des hommes parfois féminins, bourrés de qualité... Et là, il y a une reconnaissance des filles et des garçons, de ces personnages.
Donc dans ces jeux, il est à noter qu’il peut y avoir le pire comme le meilleur, ou l’ouverture vers le meilleur.
De la salle – Bonsoir. Je voudrais revenir sur la pièce de théâtre Les Ogres que j’ai trouvée très touchante. Je suis venue avec des enfants. Lorsque je leur ai parlé de théâtre, une des petites filles m’a demandé ce que cela signifiait. Je lui ai donc expliqué que le théâtre était comparable au cinéma, sauf que les comédiens sont réels. Elle m’a alors demandé si elle allait aller sur scène. Sa première réaction a donc été d’aller du côté de la scène. Après la pièce, à peine sortie de la salle, elle me demande : « quand revient-on ? » Je voulais simplement vous remercier parce que cela a été une belle expérience pour elle. Mais en reparler après a été plus compliqué parce que je crois qu’une fois que la pièce a été finie, c’était fini. Je crois que cela restera malgré tout.
Christiane Véricel – Merci. C’est un beau compliment. C’est vrai qu’il y a chez les parents, chez les enfants, une espèce d’obsession : « il faut monter sur scène » ou « ma fille veut monter sur scène », etc. Je suis souvent obligée d’expliquer que c’est un vrai travail. D’ailleurs, ce désir reste assez souvent un peu fictif parce que lorsqu’on les autorise, ils n’ont plus cette assurance que celle qu’ils ont, assis dans un fauteuil.
Je pense que les spectacles que je fais sont construits sur les images justement pour que le propos puisse permettre à chaque spectateur de se raconter sa propre histoire. Et les images, pour avoir interrogé beaucoup d’enfants, perdurent longtemps après.
De la salle – Ces petites sont reparties chacune avec le programme et la photo. Et c’est cela qui les a tenues après. Elles ont montré la photo du spectacle à leurs parents. Elles ont d’ailleurs repéré que les bonnets sur la photo étaient différents de ceux sur scène.
Christiane Véricel – C’est exact. Belle observation.
De la salle – Cela ne vient pas de moi, mais des enfants.
Martine Langlois – Finalement, si on regarde ce que vous nous avez dit, le modèle féminin aujourd’hui proposé aux filles doit tendre vers le modèle dominant pour évoluer vers une mixité mieux comprise. C’est-à-dire en gros de devenir un peu des hommes. En revanche, comme vous l’avez souligné, on a beaucoup de mal à proposer aux hommes des modèles qui tendent à les faire aller vers un modèle de femme, vu que le modèle dominant est leur propre modèle. Donc là, on imagine que si l’éducation arrivait à se faire dans ce sens-là, on arriverait à avoir des hommes modèles dominants et des femmes qui abandonneraient leur condition de femme pour devenir de femmes hommes modèles dominants. Quelle société va-t-on faire avec tout cela ?
Christine Detrez – En même temps, parfois, je pense que nous sommes piégés par le langage. En effet, quand on dit « modèle homme », il s’agit d’un modèle avec des qualités jusque-là réservées aux hommes, comme l’action, le dynamisme, etc. Mais il n’a rien d’homme en lui-même. De plus, quand je dis par exemple que les filles ont maintenant des modèles de femmes actives, etc., c’est en fait l’éventail de leurs possibilités qui s’est élargi. À mon avis, elles ont un choix plus large aujourd’hui qu’auparavant, ce qui n’est pas le cas pour les garçons.
J’avais lu des ouvrages sur les romancières. Quand les femmes allaient se mettre à écrire, elles allaient changer, leurs livres allaient être différents. Finalement non. Et après, des Anglo-saxonnes ont réfléchi en disant que les femmes qui écrivaient, avaient été socialisées pendant leurs études, par des livres écrits par des hommes, donc proposant des modèles de femmes et des modèles d’hommes décrits par des hommes. Donc là, c’est quand même cette idée que les modèles se feuillettent et l’éventail s’élargit. On tend vers un modèle d’homme avec des qualités qui jusque-là étaient portées par des hommes.
Pour moi, les modèles ne sont pas masculins ou féminins en eux-mêmes. Et en revanche, pour les garçons, l’éventail ne s’est pas encore élargi de la même façon.
Fanny Lignon – L’andro-centration, assez classique dans des rapports sociaux de domination, pour des catégories dominées, c’est s’aligner sur le dominant. C’est un problème, un problème de psychosocial sur le problème justement des dominantes / dominées, avec la centration sur le dominant, mais il s’agit toujours des problèmes d’identité. Il s’agit également de problèmes politiques. C’est-à-dire que pour penser l’égalité homme / femme, il faut penser les hommes et les femmes. Cela doit se penser ensemble. En d’autres termes, on peut imaginer qu’on n’irait pas effectivement vers de l’andros / andration.
De plus en plus de femmes travaillent, et c’est une certitude, notamment en France. On bat les records là-dessus au niveau européen, grâce au fort développement des gardes d’enfants. C’est-à-dire que la France est pionnière dans le domaine, il faut le dire aussi, en Europe. Ce qui est plutôt positif parce qu’on parle toujours de négatif. Donc, de plus en plus de femmes travaillent. Elles ont de plus une double journée, et ce quelles que soient leur classe sociale ou les situations.
Des sociologues et politologues posent maintenant le problème de réflexion commune homme et femme, citoyen et citoyenne, sur par exemple la sphère privée, la sphère professionnelle, comment peut-on les répartir. Parce que cela peut devenir éminemment politique en termes de réflexion : comment répartir effectivement l’équilibre entre la sphère professionnelle et la sphère familiale ? Cela questionne aussi la parentalité, la place du père au niveau la garde d’enfants par exemple. Des politiques suédoises proposent ainsi aux jeunes parents (pères et mères), au niveau de leur travail, de sortir à quatre heures de l’après-midi du lieu de travail pour effectivement s’occuper de leurs jeunes enfants en bas âge. Ils encouragent la parentalité (y compris pour les pères) c’est-à-dire qu’ils ont réfléchi sur l’espace du temps de travail, du temps familial et du temps personnel. C’est une vraie réflexion intéressante sur la manière dont on peut penser une société collectivement. Cela dégage tout cela. C’est vraiment extrêmement intéressant. Cela questionne tout, la sphère privée, la sphère professionnelle, le travail... Ce sont vraiment des thèmes intéressants à réfléchir.
La question soulevée est extrêmement intéressante. C’est-à-dire que le but n’est pas d’être vers l’andros / andration. Le but est une réflexion collective sur les sphères privée, publique, sur la place des individus, y compris dans l’espace domestique. Cela pose vraiment de grandes questions sur lesquelles d’ailleurs je m’interroge un peu.
Christine Detrez – C’est un peu le problème aussi quand on demande aux jeunes de déconstruire une image stéréotypée. Généralement, ils vont essayer d’aller dans le contre-stéréotype. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un garçon qui fait du football, ça va être une fille qui fait du football. Ce n’est jamais que l’inverse dans ce cas-là. Et c’est pour cela que je trouve que l’imagier renversant est bien fait, parce que par exemple, prenez l’image avec le gant rose, il y a quelque chose de très intéressant au niveau de l’utilisation du rose. En effet, la couleur rose comme chacun le sait est aujourd’hui, chez nous, une couleur féminine. En revanche, autrefois, à la fin du Moyen-Âge par exemple, le bleu était plutôt pour les femmes : c’était le bleu de la Vierge Marie, le bleu marial. Le rouge était pour le garçon (couleur de Mars, de la guerre). Donc, cela a changé. Ces notions bougent et évoluent en permanence. Donc aujourd’hui, le rose est synonyme de féminité dans notre société. Et là, pour en revenir à l’image du gant, le père met les gants de vaisselle roses, comme tous les gants de vaisselle, mais notez que dans le même temps, la moto de la mère est rose, le tablier du père est rose. C’est-à-dire que finalement, la couleur rose n’est plus ni féminine ni masculine. Elle devient une couleur comme les autres.
Christine Morin – Je souhaite compléter sur le rose. J’avais travaillé avec des collègues grande section. Un élève primo-arrivant venait d’Afrique subsaharienne. Dans la classe, on faisait faire des dessins par rapport aux lectures offertes. De nombreux garçons refusaient d’utiliser le feutre rose. Ce petit garçon adorait dessiner en rose, notamment fuchsia. Un autre petit garçon lui dit que c’est moche, que le rose n’est pas pour les garçons. Et le premier ne comprend pas, il dit qu’il aime bien la couleur rose. C’est intéressant parce qu’après l’avoir questionné, nous nous sommes aperçus qu’il venait d’un environnement où les couleurs vives (vert, rose...) étaient portées. Pour lui, ce n’était donc pas une couleur genrée. Cela faisait cinq mois qu’il était en France et cette couleur n’avait pour lui aucune connotation.
Certains de nos collègues font un travail extrêmement intéressant pour faire prendre conscience de la variation du féminin / masculin. À travers les cultures, c’est extrêmement intéressant aussi. Prenons comme exemple des images de vêtements traditionnels de différentes cultures : les petits garçons, qui ici sont très attachés aux critères extérieurs externes, disent qu’une boucle d’oreille n’est pas pour les garçons, mais pour les filles. Or, dans certaines cultures, sur certains costumes traditionnels, les hommes portent des bijoux et pas les femmes. Dans certaines cultures, les hommes sont maquillés et les femmes tout en noir.
À travers les images culturelles, on peut montrer aussi la variation du féminin et du masculin, à travers les vêtements, les apparats... C’est aussi intéressant de montrer cette variabilité. Le masculin / féminin est une construction sociale. Ce que l’on associe au masculin dans certaines cultures est associé au féminin en termes de trait de personnalité dans d’autres, c’est amusant.
Prenons maintenant l’exemple des femmes enceintes. Parfois, les gens font des prédictions sur le sexe du bébé, ils ont une probabilité sur deux de se tromper. Or on se souvient mieux de quand on a raison. Donc, on peut dire que l’on se trompe rarement. Et c’est amusant parce que selon des pays ou des personnes, cela varie : avoir le ventre pointu, dans certains pays, indique plutôt que l’on attend une fille, alors qu’en France, c’est plutôt un garçon et réciproquement. Cela devient complètement de l’ordre du fantasme. Un ventre rond reste un ventre rond, c’est morphologiquement lié à la personne et non pas, bien évidemment, au sexe du bébé. Donc, les attentes sont vraiment puissantes. C’est-à-dire que finalement, on observe des choses que l’on a créées.
Fanny Lignon – Dans le théâtre, on peut et on doit dire certaines choses aux enfants pour les faire réagir : par exemple, dans le théâtre japonais, des hommes jouent des femmes, de même dans le théâtre élisabéthain. Ce n’est que plus tard que les femmes ont pu monter sur scène. Les hommes ont pendant très longtemps joué des rôles de femmes. Ce sont des choses aussi qui peuvent déclencher des réflexions.
Christiane Véricel – Absolument. Pour répondre à la première question, il s’agit d’élargir le champ d’exploration des uns et des autres. Si je reprends l’histoire de la robe dans un des spectacles, j’avais un adolescent africain qui portait une robe et cela ne faisait pas du tout penser à un déguisement de femme, mais tout simplement qu’il avait acquis une dignité supplémentaire. Il retrouvait ainsi un habit de sa culture propre. Je pense que tout le monde sait que c’est beaucoup plus complexe qu’une analyse immédiate et je crois que l’intérêt de la mise à distance est de rester extrêmement ouvert et prolifique dans l’analyse de la mise à distance, que ce soit le théâtre, les images ou autres...
Fanny Lignon – Cette démarche doit commencer très tôt. Et c’est aussi une des missions de l’école.
Gérard Wormser – Y a-t-il d’autres questions ?
Christine Detrez – À l’IUFM, nous avons un fonds financé par le Fonds social européen, le fond ASPASIE sur le genre en éducation. Ce fonds unique en France et en Europe concerne ce qui touche aux problèmes de féminisme, de genre en éducation, aux violences faites aux femmes, aux violences conjugales, à la parentalité, aux femmes et au travail, etc. C’est extrêmement large.
De la salle (ndlr : homme) – Vous parlez beaucoup de la position de la femme. Je me dis qu’elle a le pouvoir d’enfanter. C’est un pouvoir sur la vie, quelque chose de grand.
Christine Detrez – Vous participez tout de même un minimum parce que toute seule, la parthénogenèse n’existe pas.
De la salle – Avec les nouvelles technologies, cela peut se faire « tout seul ».
Christine Detrez – Pour l’instant, ce n’est pas possible. Ensuite, cela pose la question de la parentalité, c’est-à-dire que vous êtes aussi parents.
De la salle – Il s’agit de la parentalité une fois que l’enfant est né.
Christine Detrez – Bien sûr. Vous dites que les femmes enfantent. Je vous rappelle quand même qu’il y a des femmes qui ne peuvent pas enfanter.
De la salle – Je parle en général, bien sûr. Il y a des hommes impuissants aussi.
Christine Detrez – Voilà. Il y a aussi des femmes qui ne peuvent pas ou qui ne veulent pas avoir d’enfant.
De la salle – C’est autre chose.
Christine Detrez – Après, le fait que l’on puisse avoir un enfant, c’est très bien. Du coup, vous venez de dire que la parentalité se construit et il ne suffit pas de faire un enfant effectivement, il faut aussi être parent. Pour une femme également.
De la salle – On sait que les sociétés se construisent lentement et avec beaucoup de pas de tango. On se demande comment, effectivement, avec toutes les recherches faites actuellement, cela ne va pas plus vite. On voit que les enseignants sont formés, et que cela bouge de façon extrêmement microscopique, la dureté des stéréotypes.
Je pense aussi à Madame Dutrez que j’avais entendue déjà lors d’un 8 mars, avec beaucoup de bonheur, sur les schémas. Comment êtes-vous entendue par les maisons d’édition ? Quelles sont les possibilités d’influer, d’impacter les gens qui écrivent, qui dessinent ? On a vu qu’à la marge, des petites maisons d’édition faisaient un vrai travail d’ouverture. Et manifestement, la vidéo est plus avancée que l’écrit et l’ère de l’imprimerie. Mais pourquoi cela va-t-il si lentement ? J’ai lu Du côté des petites filles 13 il y a trente ans et on a l’impression que cela n’a pas bougé. Trente ans après, les idées féministes pénètrent d’une façon extrêmement lente et les stéréotypes ont la vie dure.
Gérard Wormser – Je souhaite ajouter une petite connotation à votre question. Vous avez dit précédemment qu’il était extrêmement important de voir que dans toute la culture, ou l’essentiel de la culture, les références sont à des œuvres signées par des hommes, qu’il s’agisse de peintres, de musiciens, de cinéastes, d’écrivains. Pour qu’une jeune femme se constitue ses propres références, il faut qu’elle surmonte d’abord tout le poids d’une culture très largement masculine et qui cultive clairement des valeurs de domination dans l’essentiel de ces productions culturelles. Et même si vous allez chercher chez Victor Hugo ou d’autres auteurs qui font un peu attention, n’empêche que quand même, Quatrevingt-Treize, le rapport aux livres, les enfants décortiquent le livre, cela part dans le feu en même temps que le château. C’est une magnifique image de la culture victime de l’histoire ou de l’histoire qui se construit sans savoir ce qu’elle fait. Donc, Victor Hugo fait très attention. Les innocents détruisent la culture et des enfants ne savent pas ce qu’ils font. L’image de Victor Hugo, son enterrement et le cérémonial républicain restaurent l’image de l’art d’être grand-père et ne laissent pas grand-chose, même s’il y a ce fameux poème sur la mort de sa fille, etc. Donc toute la culture va dans ce sens-là.
Quand des hommes font leur travail, et cela arrive, je pense à quelqu’un comme Jacques Derrida, comme par hasard, il est totalement rejeté par l’institution même qui serait supposée, quand il s’agit de philosophie, de se poser des questions. Et les auteurs qui se sont posé des questions de ce genre ne sont pas dans les programmes ou à peu près pas ou pas dans cette partie-là de leur œuvre. Prenez Jean-Paul Sartre que je connais assez bien, on va travailler l’imaginaire, on va travailler les textes de philosophie les plus « hard », ceux qui supposent que précisément on ait la supériorité magistrale du cerveau masculin pour travailler dans les catégories allemandes de la philosophie, puis imposer un style différent en France. Mais on ne va pas voir les textes précisément où il veut travailler sur la situation des intellectuels, des juifs, ou des colonisés. On dit que ces textes-là sont de la politique, et que cela ne rentre pas dans la salle de classe, ni à l’université, ni au lycée. Donc, il y aurait un énorme travail à faire pour promouvoir une littérature d’opposition par rapport à ces stéréotypes littéraires eux-mêmes.
Je veux juste terminer en disant que cette année, Marie N’Diaye a écrit Trois femmes puissantes 14 , livre absolument magnifique qui dit tout cela d’une certaine façon, mais qui ne le dit pas de façon bêtasse, qui ne le dit pas en insistant. Ses personnages sont absolument merveilleux d’épaisseur et d’humanité, brouillent complètement tous les stéréotypes de genre à l’intérieur même d’un texte où apparemment les catégories dominantes sont toujours en place. Mais elles sont détruites de l’intérieur d’une façon absolument magistrale.
Christine Detrez – Pour répondre à votre question sur les maisons d’édition, à part des maisons d’édition comme Talents Hauts ou Chèvre feuille étoilée, maison d’édition avec laquelle je travaille, où il y a d’emblée une volonté au départ de publier des femmes algériennes, marocaines, etc., ou pour la première, d’aller lutter contre les stéréotypes.
Sans être cynique ou particulièrement désabusée, l’édition est un marché commercial souvent en difficulté, où les buts ne sont pas forcément de changer non plus les stéréotypes. J’avais discuté avec Isabelle Collet qui a travaillé sur la façon dont on représente l’informatique dans les livres pour enfant. Elle avait repéré que c’était toujours des hommes, qu’il y avait des contre-vérités notamment avec des grandes « chercheures », éliminées de l’histoire de l’informatique. Elle a envoyé le rapport qu’elle avait rédigé à la maison d’édition avec accusé de réception, signatures des associations Femmes et mathématiques, Femmes et Sciences, etc., et il n’y a rien eu. Cela ne m’a pas étonnée finalement.
Si vous êtes là, c’est parce qu’a priori vous êtes sensibilisés à ces problématiques-là. Mais ce n’est absolument pas le cas dans l’ensemble du sens commun de la population, et sens commun et sens savant. Quand je parlais de la sociologie de la culture dominée encore maintenant par des problématiques de stratification sociale, c’est le cas. Et cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas parler d’inégalités sociales en matière de culture. Bien évidemment qu’il faut dire que les enfants de milieu favorisé ont beaucoup plus de chance d’accéder à la culture qu’un enfant d’ouvrier, etc. Mais mettre en avant cela, cela fait que dès qu’on veut raisonner en termes de genre, ce n’est pas une interrogation reconnue, même en sociologie.
Quand je suis allée voir le professeur avec qui je travaille à l’ENS en lui parlant de la variable genre, il m’a répondu que je la trouvais parce que je la cherchais. Il n’y a vraiment cette idée que si on parle de genre. On ne parlera plus d’inégalité sociale sans voir que l’inégalité homme / femme est une inégalité sociale comme une autre. Elle n’annule pas la réflexion. Donc déjà dans le milieu intellectuel de la recherche, etc., ce n’est pas évident. Et puis il y a une stigmatisation. Si vous travaillez sur le genre, vous verrez toutefois que c’est en train de changer un petit peu parce que maintenant le genre est tout de même arrivé en France, avec vingt années de retard par rapport aux pays anglo-saxons. Mais il y a quand même cette idée, si vous travaillez sur le genre, que vous êtes féministe, que vous n’êtes pas scientifiquement rigoureuse. C’est encore très fort.
Je me souviens juste, quand je faisais un cours avec des étudiants, en Master I ou II, je leur ai dit que je n’étais pas féministe. À la fin du cours, une étudiante est venue me voir et m’a demandé pourquoi j’avais dit cela. Je me suis dit que si je dis que je suis féministe, cela veut dire que je ne fais pas mon travail de scientifique rigoureusement. Donc on partage cela. Cela, c’est dans le milieu scientifique.
Et dans les classes moins favorisées, il faut voir aussi la force des stéréotypes. De nombreuses enquêtes montrent que quand on est dans des milieux où il n’y a pas de capitaux culturels, ni de capitaux scolaires, il y a un investissement très fort, pour le dire de façon positive, sur le capital genré, sexué. Après, c’est beaucoup plus difficile à détricoter.
Christine Morin – Précédemment, j’ai conclu sur l’égalité en droit parce que tout de même on parle de cela. Nous sommes tout de même dans une république qui parle d’égalité en droit, dans sa Déclaration des Droits de l’Homme. Donc il faut l’appliquer, s’en emparer.
Je souhaite vous raconter une anecdote. J’habite la Croix Rousse. Ma fille était invitée à un anniversaire. Je suis allée acheter un cadeau. J’achète souvent des livres parce que j’aime bien les livres, elle aussi. Je rentre dans la librairie, on se salue, la libraire me demande si le cadeau est pour une petite fille ou pour un petit garçon. Là, c’était assez mal tombé. Je lui demande pourquoi. Elle me parle de fées, de trucs pailletés, etc., pour les filles. J’étais avec ma fille de 9 ans, je lui demande de regarder pour sa copine. Elle n’a pas choisi dans ce rayon-là, mais complètement ailleurs. Elle a choisi un livre que j’appellerais « normal » parce que l’École des Loisirs par exemple fait des livres très bien. Il y avait énormément de choix. Pour les filles, la libraire m’oriente vers trois ou quatre livres roses, de fées. Mais ce n’est pas du tout cela que ma fille a choisi, et ce n’est pas du tout cela que je voulais. J’ai demandé à la libraire pourquoi elle demandait cela. Elle m’a répondu que si elle ne le demande pas, on va le lui dire. Elle me parle alors du problème de l’offre et de la demande. C’est-à-dire doit-on s’aligner sur la demande ? C’est vraiment le fond du problème. Après, on a discuté avec la libraire, elle me dit que dans la mesure où on lui demande cela, elle propose cela.
Une intervenante – Cela dit, sur les paillettes et les fées, j’adore cela et mes filles en ont plein, de même que des DVD Barbie, etc. Mais il ne faut pas qu’elles n’aient que cela, mais le choix avec d’autres choses. Il faut également que les garçons puissent aller acheter un livre avec des paillettes et des fées. C’est surtout dans ce sens-là. Il faut que l’éventail s’élargisse et qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre les différents volets de l’éventail.
Un autre exemple. J’avais discuté avec une bibliothécaire qui avait un problème avec les nouvelles collections apparues depuis quelques années, des collections pour filles, pour adolescentes. Elle me disait que dans ces livres-là, des histoires intéresseraient les garçons, sauf que comme la couverture est rose abricot, les garçons ne vont pas les lire.
Une intervenante ? – Je trouve très désespérant de voir la direction dans laquelle on va. Cela l’est plus qu’il y a quarante ou cinquante ans, parce qu’à cette époque-là, on n’avait pas réfléchi sur ces questions, elles n’avaient pas de raison d’évoluer. Alors qu’aujourd’hui, on sait des choses et c’est comme si on ne les savait pas. Et en plus, la réalité économique a évolué : il y a quarante ou cinquante ans, les mères étaient beaucoup au foyer, évidemment. Alors qu’aujourd’hui, on sait que 70 % des étudiants en médecine sont des femmes, que les femmes sont actives comme nulle part en Europe, que l’on a des modèles qui ont beaucoup bougé du côté des femmes. En fait, les stéréotypes continuent, demeurent. Alors, peut-être qu’en Suède, où je n’ai pas l’impression qu’il y ait autant eu de réflexion, il y a quand même des pratiques beaucoup plus évoluées, les hommes comme les femmes peuvent aller à l’Assemblée Nationale avec une poussette et un enfant dedans, et cela ne pose aucun problème.
Une intervenante – Pour la Suède, il faut faire très attention. Je suis assez dubitative, il n’y a pas de monde parfait donc on peut toujours regarder un peu. Sur la Suède, ils font vraiment des lois égalitaires. Résultat, à l’Assemblée nationale suédoise, la parité totale homme / femme existe, ce qui n’est pas le cas en France. Donc, on peut dire qu’en Suède, il existe une vraie égalité politique. Sauf que le problème est que pour des raisons historiques et politiques, le pouvoir ne se trouve pas forcément sur le pouvoir politique comme chez nous, mais plutôt sur le pouvoir économique. Et dans ces cas-là, on s’est aperçu qu’il y avait finalement très peu de femmes chefs d’entreprise. Donc maintenant, ils regardent une loi pour développer les femmes chefs d’entreprise, etc., c’est-à-dire qu’ils procèdent par loi.
Finalement, au début on croyait que c’était très bien. Mais il faut vraiment regarder les pays en fonction de leur histoire. Et le fil rouge tout de même est le problème des rapports au pouvoir. C’est-à-dire qu’il y a des enjeux.
On parle de crise économique en ce moment. L’histoire comme les rapports sociaux, bouge, dans un sens comme dans un autre, et c’est lié également à des situations. Voilà. Donc je me dis que les choses peuvent bouger, au sens positif comme au sens négatif, il faut être vigilant. En tout cas, ce qu’on peut dire, c’est que c’est quand même un combat.
Une intervenante – Vous n’allez jamais voir la domination masculine, de ce point de vue.
Christine Detrez – Je voulais juste montrer trois images de différents éditeurs pour répondre à l’interrogation. Voilà les métiers proposés aux jeunes qui font des mathématiques. Vous remarquerez qu’il y a beaucoup d’hommes. Un autre par contre vous montrera deux jeunes femmes en train d’essayer de résoudre une équation, mais en train de jouer Indiana Jones en pleine jungle. Je considère donc la première image stéréotypée, la seconde contre-stéréotypée puisqu’on a deux femmes finalement dans des rôles masculins, c’est une sorte d’inversion. Et la troisième, que je considère comme non-stéréotypée parce que certes le médecin est un homme et la femme est malade, mais il n’empêche que le médecin est tout petit et que la femme est très présente, ce qui rééquilibre les choses un petit peu. On voit là que l’éditeur s’est posé la question de comment faire pour avoir quelque chose qui convainc à la fois filles et garçons. Donc, ce n’est pas gagné, mais cela bouge un petit peu.
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Cosnier, Colette, Le silence des filles, de l’aiguille à la plume, Fayard, Paris, 2001, 332 pages. ↩
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Jean-Pierre Vernant (1914-2007) est un historien et anthropologue français, spécialiste de la Grèce antique et plus spécialement des mythes grecs. Il a été professeur au Collège de France et l’un des héros de la Résistance. ↩
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Scientifique et essayiste français. (1925), Albert Jacquard est généticien et a été membre du Comité consultatif national d’éthique. Il consacre l’essentiel de son activité à la diffusion d’un discours humaniste destiné à favoriser l’évolution de la conscience collective. ↩
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Gaïd Le Maner-Idrissi est maître de conférences en psychologie du développement et de l’éducation à l’Université de Rennes 2 et auteur de différents travaux sur les manifestations de l’identité sexuée chez le jeune enfant. Son but est de comprendre la genèse de la prise de conscience de soi en tant que fille ou garçon et leur conformisation aux rôles sociaux. ↩
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Lenain, Thierry, et Durand, Delphine, Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ?, Nathan Jeunesse, coll. « Première lune », Paris, 1998. ↩
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Naumann-Villemin, Christine, et Barcilon, Marianne, La princesse coquette, L’École des Loisirs, coll. « Kaléidoscope », Paris, 2002. ↩
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Hinckel, Florence, et Duhamel, Pauline, Ma mère est maire, Talents Hauts, coll. « Livres et Égaux », Saint-Mandé, 2008. ↩
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Ubac, Claire et Dumont, Jean-François, Hugo n’aime pas les filles, Nathan, coll. « Nathan Poche 6-8 ans », n°109, Paris, 2006. ↩
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Série de jeux vidéo de combat caractérisée par des graphismes réalistes digitalisés (ce qui différenciait le jeu de ses contemporains qui utilisaient des graphismes dessinés à la main) et une violence brutale et sanglante. ↩
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Jeu vidéo de combat en 3D. Les combats ont lieu sur un ring dont les bords sont des zones spéciales, qui explosent et lui enlèvent de l’énergie lorsqu’un joueur y est projeté. ↩
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Jeu vidéo de combat. ↩
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Jeu vidéo d’une simulation de vie qui propose de gérer la vie de personnages virtuels appelés Sims. Il n’existe aucun but défini dans ce jeu. Il laisse entièrement libre le joueur de faire mener à ses Sims la vie qu’il désire. ↩
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Gianini Belotti, Helena (1974), Du côté des petites filles, trad. de l’italien, Éditions des Femmes, coll. « Femmes Poche », Paris, 1994. ↩
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N’Diaye, Marie, Trois femmes puissantes, Éditions Gallimard, coll. « Blanche », Paris, 2009. ↩