Dans le premier livre de ses Histoires 1 , Hérodote nous parle de la succession au trône de Lydie et raconte le magnifique épisode de Gygès et Candaule. Candaule est un roi lydien, très amoureux de sa femme dont il proclame constamment la beauté à son garde et ami Gygès. Candaule a peur que Gygès ne le croie pas, qu’il ne comprenne pas l’immense beauté de sa femme. Il lui demande alors de se cacher derrière la porte de sa chambre pour voir la reine nue. Gygès est obligé d’obéir mais la reine s’en aperçoit. Elle sait que Gygès a vu sa nudité et le met face à un choix : ou il tue le roi et devient roi lui-même, ou il se fait tuer parce qu’il a vu ce qu’il ne devait voir.
Je vais ici utiliser l’histoire de Gygès et Candaule comme une métaphore pour tenter de comprendre la structure et les enjeux de l’espace numérique, en particulier de l’espace du web.
Mais commençons par le début. Pourquoi Candaule veut-il que Gygès voie la reine nue ?
Une question d’identité
Ce que je peux voir détermine mon identité. Candaule peut voir la reine nue parce qu’il est le roi, mais il est aussi le roi parce qu’il peut voir la reine nue. Le rapport avec la reine définit l’intimité du roi. L’intimité est un point de l’espace à partir duquel se structure l’ensemble de l’espace d’une personne : l’intimité est le centre, le noyau, le point de repère, l’origine. L’intimité du roi est ce sur quoi se fonde son identité qui peut ensuite résonner, s’éloignant du centre intime, jusqu’à la périphérie de l’espace public.
Une personne est donc en premier lieu définie par rapport à ce qui l’entoure au plus près et qu’elle est la seule à pouvoir voir, ensuite par ce qui est loin et ainsi de suite. De cette manière, l’espace est structuré, agencé, hiérarchisé. Un espace de ce type est facile à cartographier car il est hétérogène : ses lieux sont bien caractérisés et différenciés. Sur cette structuration spatiale se base la construction identitaire. Chaque personne est définie par rapport à sa façon d’occuper un espace.
Mais, paradoxalement, pour que l’identité soit définie et stable, nous ressentons toujours le besoin d’avoir un témoin. La structure de l’espace autour de nous ne tient qu’à notre point de vue, nous en sommes les seuls garants. Comment objectiver notre intimité sur laquelle se base notre identité ?
Candaule est le roi parce qu’il peut voir la nudité de la reine. Mais il lui faut un témoin de son statut, quelqu’un d’autre qui se mette à sa place, qui voie avec ses yeux pour objectiver son point de vue. Voilà pourquoi il demande à Gygès de se cacher et de regarder avec ses yeux.
L’hétérotopie du web
Essayons maintenant d’expliciter la métaphore : qui sont Gygès et Candaule? Nous prendrons l’exemple particulier de Facebook – mais les mêmes structures caractérisent une grande partie des pratiques numériques.
Candaule est l’identité virtuelle de Gygès. En d’autres termes, Candaule est la personne qui agit et se meut sur le web et Gygès est celle qui regarde ces actions et mouvements derrière l’écran. Deux personnes donc : une devant et l’autre dans l’écran ; une sur une chaise devant l’ordinateur, l’autre dans le web.
Mais s’il y a deux personnes il faut aussi qu’il y ait deux espaces : l’espace de l’usager et l’espace du web. Le premier est l’espace occupé par la personne devant l’écran, le second celui occupé par la personne qui agit sur le web. Il faut souligner qu’il s’agit bien de deux espaces concrets et distingués. Le premier est caractérisé par une structure déterminée : une lumière, un agencement particulier des distances – des choses sont proches, d’autres lointaines –, une directionnalité particulière – il y a un haut, un bas, une droite et une gauche. Le second a, lui-aussi, des caractéristiques structurelles bien précises et différentes du premier : un agencement des distances, une lumière, des lieux plus ou moins liés entre eux.
Mais comment est-il possible que Gygès voie avec les yeux de Candaule? En effet, on ne peut pas affirmer simplement que Gygès voit ce que voit Candaule, puisque Gygès n’est pas dans le même espace que Candaule : il est dans une cachette où il ne peut être vu. Il voit sans être vu, c’est-à-dire qu’il se dérobe au rapport qu’il cherche à instaurer avec la reine. C’est voir quelque chose dans un espace où l’on n’est pas. C’est Candaule qui agit, c’est sa présence dans l’intimité de la reine qui permet la vision de Gygès. Hérodote précise que la reine ne se déshabille que lorsque Candaule arrive. Quand Candaule est là, Gygès peut voir parce qu’il voit avec les yeux du roi.
Le mystère est là : comment est-il possible de voir sans être vu, de voir avec les yeux d’un autre, de prendre part à un espace où l’on n’est pas ? La cachette de Gygès est mystérieuse et incompréhensible. Quel est le rapport entre cette cachette et la chambre du roi ? Quel est le rapport entre l’espace devant l’ordinateur et l’espace du web ?
Pour répondre à cette question, utilisons une notion introduite par Michel Foucault : celle d’hétérotopie 2 . L’hétérotopie est un lieu concret, matériel, mais qui crée une discontinuité dans l’espace parce qu’il est un espace régi par d’autres principes et d’autres règles. Il est donc comme une utopie qui acquiert un lieu réel. Foucault donne plusieurs exemples : le collège, le service militaire, le voyage de noces, le cimetière, le village de vacances, le jardin...
L’hétérotopie fait coexister deux espaces différents l’un à côté de l’autre. Mieux : l’hétérotopie fait apparaître au sein de l’espace que nous connaissons et dans lequel nous habitons, un espace parallèle, gouverné par des règles différentes. La cachette de Gygès est donc une hétérotopie. L’espace principal auquel cette hétérotopie se rapporte est celui de Candaule et de la reine. On peut affirmer que le web produit une hétérotopie. L’hétérotopie n’est pas l’espace du web, mais au contraire celui de l’usager devant l’ordinateur, celui de la personne qui, assise devant un écran, espionne ce qui se produit dans l’espace du web.
Essayons de mieux analyser cette structure en prenant l’exemple de Facebook. Un profil Facebook est une personne définie par un nom, des images, un espace personnalisé, une série de relations de proximité. Ce profil engendre un rapport particulier au monde : il perçoit et incarne le monde d’une certaine manière. Chaque action du profil est signée par sa photo et son nom : c’est bien ce profil qui accomplit ses actions. L’ensemble des actions et relations qui se font dans le réseau social agencent un espace concret et particulier.
Il serait inexact de dire que ce profil est son usager : cela reviendrait à affirmer que Gygès est Candaule. Les actions qui se produisent sur Facebook sont bien les actions du profil et non celles de l’usager. Même la présence dans l’espace du réseau social est celle du profil et non celle de l’usager. Être sur Facebook signifie agir, se rendre disponible au chat, réagir aux commentaires, aimer un post, accepter ou refuser l’amitié de quelqu’un... Depuis quelque mois, cette présence est notifiée publiquement sur une fenêtre à droite de l’écran. La « barre de droite », que l’on peut masquer ou afficher, est la preuve que l’usager et le profil sont deux personnes – en réalité je dirais même deux corps – différentes. La colonne est divisée en deux parties : dans la partie haute, le fil des actions des profils connectés, dans la partie inférieure, la liste des nos amis avec un symbole nous informant de leur présence ou absence. Des outils de ce type sont très courant sur Internet – Skype, Google Talk... Ils servent à objectiver la présence des acteurs sur l’espace du web.
Quand le profil est là, il agit et est donc visible. Quand il n’est pas là, il ne peut agir et est donc invisible. Cette affirmation est vraie dans n’importe quel espace. Un profil Facebook peut voir seulement ceux qui peuvent, à leur tour, le voir : il n’est pas possible d’avoir une relation avec un espace où l’on n’est pas. Les relations d’amitié sur Facebook se basent sur ce principe : j’accède à un espace dans lequel je me rends visible et grâce à cette visibilité, à cette présence, je peux voir à mon tour. Candaule voit la reine parce que la reine peut le voir.
Or, ce qui est particulier dans l’espace du web est qu’il produit un espace parallèle, habité par d’autres personnes et régi par d’autres règles : Gygès, depuis sa cachette, regarde avec les yeux de Candaule. Devant l’écran, il y a un usager. Il habite un espace différent de celui du profil : il perçoit des choses différentes, une lumière différente, des objets différents. Son espace est structuré de façon précise : il est caractérisé par des distances, des rapports de proximité. Mais il a devant lui un écran qui lui permet d’entrer en rapport avec l’espace du web. Il peut espionner ce qui se produit dans l’espace habité par le profil. Il peut voir quelque chose qui se produit dans un espace qu’il n’habite pas : il peut voir l’invisible.
Voilà que l’on comprend en quel sens l’espace devant l’ordinateur est une hétérotopie. Lorsque je me trouve dans une pièce, chez moi devant un ordinateur, l’espace qui m’entoure est celui de cette pièce. Mais celle-ci est comme une parenthèse dans l’espace principal, l’espace de l’action qui est celui du web. L’hétérotopie est un espace parallèle caractérisé par une relation forte avec un autre espace. La pièce où je me trouve, devant l’ordinateur, est un non-lieu réel d’où je peux voir l’invisible : ce qui se produit dans un autre espace où je ne me trouve pas. L’hétérotopie est la concrétisation d’une utopie dans un lieu réel.
La présence de Candaule est indispensable à la vision, ou – mieux – elle la conditionne fortement : si Candaule n’est pas là, on ne voit pas la reine nue puisque la reine ne se déshabille qu’à l’arrivée du roi. Pour voir l’intimité de Candaule il faut qu’il agisse pour produire cette intimité. Mais les rapports de présence-absence de l’usager et du profil ne sont pas si simples. En réalité, la présence de l’un est en partie indépendante de celle de l’autre. L’usager peut espionner l’espace de son profil alors que celui-ci est inactif. L’usager peut voir sans que le profil ne soit là puisque sa présence n’est pas déclarée ou révélée par ces actions. Facebook essaie de limiter cette possibilité : par exemple je ne peux pas voir si mes amis sont disponibles pour chatter si je ne suis pas moi-même disponible. Gygès ne peut pas juger de la présence de la reine si Candaule n’est pas là. Bien sûr, le profil est présent au delà de la présence de l’usager : son mur, le fil de ses activités, ses photos ou celles envoyées par les autres. Le profil vit et habite l’espace du réseau social au delà de la présence de l’usager. Cette indépendance confirme la séparation entre profil et usager et le fait qu’ils habitent deux espaces différents.
Et pourtant l’usager peut voir avec les yeux du profil. Il peut voir quelque chose qui n’est pas visible. Il peut voir l’espace intime de quelqu’un d’autre.
Amitié et pornographie
La production d’hétérotopie du web détermine un trouble dans la structuration normale de l’espace, particulièrement dans l’agencement privé/ public : la destruction des limites de visibilité opérée par l’hétérotopie implique une sorte de pornographie structurelle du dispositif-Internet. Je m’explique.
L’espace de nos relations sociales est caractérisé par une série de divisions des lieux. Une des distinctions fondamentales est celle qui sépare l’intérieur de l’extérieur. Les lieux intérieurs sont régis par des règles différentes de celles des lieux extérieurs et les activités qui s’y produisent sont normées par ces règles. La séparation entre intérieur et extérieur permet un agencement des relations. À l’intérieur, nous avons des relations protégées : leur nombre est limité, leur possibilité dépendant du fait que l’autre partage le même espace. Un lieu intérieur définit donc un cercle de relations et caractérise leurs sens : à l’intérieur d’un lieu de travail, on aura des relations de travail, à l’intérieur d’un lieu domestique, on aura des relations familiales ou amicales. L’extérieur implique une généralisation des relations en garantissant, en même temps, un certain anonymat. Au milieu de la rue, partageant potentiellement le même espace que tous les autres, je suis en relation avec tout le monde. Mais, en même temps, je ne suis qu’un parmi les autres. Ma visibilité est quasi totale et j’en ai facilement conscience, ce qui implique que je peux adapter mes comportements à cette visibilité.
À la distinction entre intérieur et extérieur s’en ajoutent d’autres du même type : celle entre horizontalité et verticalité, entre lumière et obscurité, entre lieux de veille et de sommeil, entre lieux de loisir et de travail. Même dans un appartement, les pièces sont pensées pour rendre possibles ces divisions.
Internet est un espace où ces divisions sont bouleversées : il est agencé de façon complètement différente. Je souligne qu’il ne s’agit pas d’un espace non structuré, mais tout simplement d’un espace structuré différemment. Par exemple, il n’y a pas de distinction – ou de moins en moins – entre lieux de loisir et lieux de travail : en un clic on passe de la photo d’anniversaire d’un ami à un article de politique internationale, d’un jeu de société à une base de données pour le travail.
S’il existe une distinction entre extérieur et intérieur, elle assume un sens complètement différent par rapport à celle que je viens de décrire pour l’espace non-numérique. Des sites, et notamment les réseaux sociaux, demandent une authentification et sont donc, en quelque sorte, privés. Mais les barrières entre extérieur et intérieur sont beaucoup plus souples et perméables. Reprenons l’exemple de Facebook. Dans l’espace non-numérique ce sont les lieux qui permettent et déterminent les relations. Sur Facebook, c’est la relation qui détermine l’agencement de l’espace. Le fait d’être l’ami de quelqu’un implique la constitution d’un espace commun. Et la liaison d’amitié acquiert, en plus, une sorte de propriété transitive par laquelle je suis l’ami des amis de mes amis.
Chaque espace sur Facebook est organisé et structuré par des règles et des normes. Le mur, où le profil affiche ses activités le rendant visibles à ses amis, le newsfeed, où le profil peut voir ce qui se passe en temps réel ou les choses le plus importantes de la journée, les murs des autres, les messages personnels. Chaque contenu a sa structure et son accessibilité.
Mais qui habite cet espace ? Candaule. C’est la personne qui agit sur le web qui est dans l’espace du web et qui en partage la structure. Or, ce qui bouleverse l’agencement de l’espace du web est le fait que quelqu’un, qui se trouve dans un autre espace, avec d’autres règles, comme dans une cachette, espionne ce qui se produit dans l’espace du web. Gygès regarde derrière l’ordinateur. Et voilà qu’un dispositif pornographique se met en route. Je m’explique mieux : tant que c’est Candaule qui voit la reine nue il n’y a pas de problème. Il habite son espace, en partage les règles et la structure, tout en contribuant – avec ses actions – à son agencement. La pornographie naît lorsque quelqu’un qui habite un espace donné voit quelque chose appartenant à un autre espace.
Pour mieux expliquer cette idée, je vais recourir au concept de pornotopie tel qu’il a été défini par Beatriz Preciado sur le sillage de l’hétérotopie foucauldienne 3 .
La pornotopie est, selon Preciado, une hétérotopie caractérisée par « sa capacité d’établir des rapports singuliers entre espace, sexualité, plaisir et technologie (audiovisuelle, biochimique etc.), en altérant les conventions sexuelles et de genres tout en produisant la subjectivité sexuelle comme un dérivé de ces opérations spatiales » 4 .
L’exemple plus significatif de pornotopie est le lit rotatif de Playboy projeté par Hugh Hefner. Ce lit mélange les structures spatiales et les bouleverse : on travaille allongé, la chambre devient aussi bureau, la nuit empiète sur le jour, l’intimité sur la vie publique. L’hyperconnexion du lit permet à son propriétaire de pouvoir érotiser l’ensemble de sa vie.
Or, la position de Hefner sur son lit rotatif est analogue à celle de Gygès et à celle de la personne devant l’écran. L’hétérotopie du « devant l’écran » altère la structuration de l’espace et en particulier les règles qui définissent les lieux d’intimité. Être devant l’écran signifie être dans la possibilité de voir l’invisible, à savoir de mélanger deux structures spatiales différentes et de construire ensuite une identité à partir de ce mélange. L’identité de Candaule se fait grâce au regard de Gygès. Le profil Facebook est une identité qui se fait grâce au regard de l’usager. Cette construction d’identité se fonde sur les opérations spatiales réalisées par l’hétérotopie du « devant l’écran ». Il y a une érotisation de l’espace due au fait que deux définitions différentes des lieux de l’intime sont superposées et mélangées : l’intimité déborde dans le public et s’affiche.
Empiètements et syntopie
L’espace hétérotopique du « devant l’ordinateur » se mélange donc à l’espace du web. Pour terminer cette réflexion, il nous reste à approfondir les rapports qui s’instaurent entre l’hétérotopie et ce que Foucault appelle « l’espace restant », à savoir l’espace non hétérotopique – dans notre cas, l’espace du web. Certaines hétérotopies restent séparées de l’espace restant de manière stable. Même si les deux espaces peuvent créer un jeu d’aller-retour ou d’empiètement, jamais l’un des deux n’est absorbé par l’autre.
À bien voir, cette séparation nette caractérise le lit rotatif de Hefner. Même s’il est hyperconnecté et mélange son espace avec l’espace restant, ce lit produit une hétérotopie qui reste toujours distincte de l’espace restant. Le reste du monde se trouve toujours à l’extérieur de l’hétérotopie. La pornotopie du lit playboy est fermée et imperméable. Hefner reste toujours enfermé dans sa chambre dont l’architecture implique l’hétérotopie ; le monde reste à l’extérieur et ne peut entrer qu’à travers les dispositifs choisis par Hefner.
Le cas de l’hétérotopie produite par Internet est très différent. L’espace restant est l’espace du web ; et cet espace a tendance à envahir l’espace hétérotopique. Le web, qui produit l’hétérotopie du devant l’écran, envahit ensuite cette même hétérotopie. Il n’y a plus rien qui ne soit dans l’espace du web, le web est partout. C’est la tendance que nous montre le développement du web des objets qui avance vers une totalisation de l’espace du web. Tout objet devient partie de l’espace numérique, étant géré et structuré par cet espace. Il n’y a donc plus de place pour une hétérotopie. Il n’y a plus de place pour un usager devant l’écran qui regarde avec les yeux d’une personne agissant sur le web.
Nous sommes à la fin de l’histoire d’Hérodote : il n’y a plus de place pour Gygès et Candaule, l’un ou l’autre doit périr. La reine a vu la cachette de Gygès, l’hétérotopie a été absorbée par une syntopie, la pornographie démasquée ne peut plus être protégée par une pornotopie. Gygès doit tuer Candaule ou mourir.
La cachette de Gygès n’est une cachette que si la reine ne la découvre pas. L’espace de la cachette n’est séparé de l’espace de Candaule et de la reine que tant que la reine ne le voit pas. Du moment où il est découvert, Gygès se retrouve dans le même espace que Candaule. Et dans un même espace, deux personnes qui voient avec les mêmes yeux et partagent la même intimité ne sont qu’une seule personne. Deux personnes qui voient avec les mêmes yeux ont la même identité.
De la même manière, en dehors de la métaphore, nous ne pouvons rester derrière l’écran que tant que les acteurs de l’espace du web ne se rendent pas compte du fait que nous sommes là. On le constate, par exemple, si l’on analyse le phénomène du « toujours joignable ». Ce phénomène consiste finalement à demander à l’usager, qui est devant l’ordinateur et habite un espace autre que numérique, d’abandonner cet espace et de prendre littéralement la place de son profil. Nous savons que nos correspondants sont en réalité toujours joignables : ils sont dans une cachette et regardent ce que nous faisons dans l’espace du web. Donc, comme la reine, nous les mettons devant une alternative : ou bien ils renoncent complètement à habiter l’espace numérique ou bien ils prennent la place de leurs profils ; ou bien mourir ou bien tuer le roi.
La connexion omniprésente et la connexion croissante entre les objets implique qu’il n’y a qu’un seul espace et que il n’y a donc plus de possibilité de rester dans la cachette de Gygès. Il ne s’agit, bien sûr, que d’une tendance qui ne se réalise jamais, ou du moins pas encore. Mais je crois qu’elle caractérise fortement l’hétérotopie produite par le web et que, pour comprendre les enjeux sociaux et surtout politiques du web, il faut s’interroger sur les dynamiques et les jeux de fusion et séparation de ces deux espaces.
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Hérodote, Histoires, I, 7-13, disponible en ligne. ↩
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Michel Foucault, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49. Disponible en ligne. ↩
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Beatriz Preciado, Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Climat, Paris 2012. ↩
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Beatriz Preciado, Pornotopie, cit., p. 118-119. ↩