Texte lu à l’Institut Ricci de Paris, 21 janvier 2012, par Christophe Mazière, Université de Provence
Des élections présidentielles et législatives se sont tenues à Taiwan et dans ses îles et archipels environnants le 14 janvier 2012 : l’île des orchidées, l’île verte, l’archipel des Pêcheurs (Penghu), Quemoy (Kinmen) et Matsu. Elles ont inauguré une année électorale chargée dans le monde, avec notamment des élections ou des passations de pouvoir en Russie, en France, en Chine, puis aux États-Unis. Sachant l’importance géopolitique qu’a la question de Taiwan dans les discussions entre ceux qu’on peut appeler désormais « les nouveaux Deux Grands », les États-Unis et la Chine, il est important d’en parler. « Taiwan » est une question qui, à l’évidence, dépasse les simples frontières insulaires de l’île ; et, en ce sens, on peut dire d’emblée que Taiwan n’est pas vraiment une « île », et ne l’a probablement jamais été.
Cet article analyse brièvement les cultures politiques respectives des deux grands camps en présence dans le champ politique taiwanais après quatre années de recomposition idéologique à Taiwan depuis le retour du Kuomintang (KMT) à la Présidence en 2008. Répondant à l’article publié par le même auteur et dans les mêmes conditions post-électorales en 2008 sur ce même site, la présente analyse fait le point les différences réelles entre le parti tenté par l’unification future entre les deux rives, le Kuomintang, et le Parti Démocrate Progressiste (PDP). Tentant de montrer quelles sont les lignes sur lesquelles ces deux partis aux programmes apparemment opposés se rejoignent par la vertu d’un inévitable gouvernement au centre, l’auteur tente de voir quelles sont, au-delà de ce consensus opératoire de court terme, les réelles lignes de clivage et de distinction entre les deux. Le Kuomintang réunificateur pro-chinois s’étant taiwanisé, et le PDP indépendantiste et parti national taiwanais étant aujourd’hui très conscient de l’importance d’avoir des relations proches avec la Chine, qu’est-ce qui les oppose ? L’article situe ces différences sur la finalité ultime des deux partis en termes d’identité nationale, sur la politique sociale, et dans la façon de négocier avec la Chine, ainsi, en filigrane de l’article, sur la culture politique et les ressources propres des deux partis. L’article questionne l’absence relative de la question identitaire dans le débat de 2012, et montre que, en 2012 comme en 2008, le vote pour Ma Ying-jeou ne traduit un vote ni pour la Chine, ni pour l’unification. Il tentant de comprendre les raisons ayant conduit les votants, souvent indécis, à choisir au dernier moment la reconduction d’un Président peu populaire et généralement considéré comme peu compétent.
Taiwan en 2012 : les partis en présence
Les deux principaux candidats aux présidentielles étaient, d’une part M. Ma Ying-jeou, Président du Parti National Chinois (KMT) qui contrôle Taiwan depuis 1945, et d’autre part Mme Tsai Ying-wen, présidente du principal parti d’opposition, le Parti Démocrate Progressiste. Un troisième candidat, Soong Chu-yü, dissident du KMT, est par certains côtés plus prochinois encore que le KMT. Son très faible score m’autorisera à n’en parler que peu ici. Le même jour, le 14 janvier, se tenaient des élections pour une nouvelle législature.
Le KMT est un parti national chinois, venu de Chine à Taiwan en 1949 lors de la défaite de Chiang Kai-shek face à Mao. Il est dans son programme d’y retourner un jour, dans le cadre d’une Chine réunifiée, et si possible démocratique. Mais il s’est largement taiwanisé, ne serait-ce que face aux réalités de la gestion de Taiwan. En vis-à-vis, le PDP est un parti national taiwanais, issu de la lutte contre la dictature instaurée à Taiwan par le Kuomintang après la seconde guerre mondiale, de la démocratisation des années quatre-vingt-dix et de l’opposition au monopole du pouvoir par un parti – le KMT – qu’il considère comme ayant gardé ses réflexes autoritaires et sa mentalité coloniale. Constitutivement opposé à l’unification entre la Chine et Taiwan, le PDP a cependant depuis longtemps pris en compte l’inévitable relation avec la Chine, notamment sur le plan économique. Avec la démocratisation, les deux partis se sont mis, de façon croissante, à se ressembler partiellement sur les projets politiques voire certaines valeurs, quoique les sujets de discorde soient multiples, et que leurs fins ultimes respectives restent radicalement opposées : l’unification pour l’un, la formalisation de l’indépendance de Taiwan pour l’autre. De même, la culture politique qui les sous-tend est nettement distincte, entre un vieux parti richissime, resté léniniste, et rompu aux pratiques clientélistes dans un cas – le KMT – ; et un parti encore très, voire trop jeune, dépouillé de fonds propres, et choisissant son candidat présidentiel par des primaires qui ralentissent pendant des mois les débuts de ses campagnes présidentielles, dans l’autre cas – le Parti Démocrate Progressiste fondé en 1986.
Quelle est la ligne de clivage principale entre ces deux partis, qui emportent chacun un camp, respectivement dits « bleu » (autour du KMT) et « vert » (autour du PDP) ? Il y a, derrière les oppositions politiciennes, un modus operandi sous la forme d’un consensus temporaire entre ces deux partis sur la souveraineté du régime – la République de Chine – face à la République populaire de Chine, de sorte que les vrais clivages sont ailleurs :
Le premier est la finalité ultime, comme on vient de le dire, des programmes politiques : d’un bord, l’unification graduelle d’une nation chinoise dont Taiwan ferait partie historiquement (l’argument est cependant très délicat à manipuler, et reste très politisé) ; et, de l’autre, le changement de nom du régime en République de Taiwan dont le but serait d’officialiser l’existence d’une nation taiwanaise multiethnique, aux racines en parties chinoises, mais en partie seulement, et qui dans son héritage se sent néanmoins différente et indépendante de la Chine, sans postuler pour autant d’hostilité à cette dernière.
Le second clivage est la politique sociale : le KMT adosse ses politiques sur l’intérêt des banques, des grandes entreprises, les promoteurs immobiliers, qui ont, de concert, appelé à voter pour lui dans l’espoir d’une continuation de l’ouverture à la Chine qui démultiplierait apparemment leurs profits. De nombreuses voix s’élèvent pour critiquer, par exemple, l’absence de toute politique rurale et agricole. En vis-à-vis, le PDP répond par la volonté d’une redistribution plus juste des richesses et par la mise à contribution financière des grandes puissances de l’argent, jusque-là d’autant plus « épargnées » par l’impôt que le « KMT, Inc. » en l’une de ces principales puissances financières ; certains des projets sociaux du candidat Ma, du KMT, ont d’ailleurs été repris sans rougir à la candidate du PDP, le KMT ne pouvant ignorer à terme une misère croissante et des inégalités sociales devenues criantes. Nous sommes ici, à bien des égards, dans la problématique classique d’une société démocratique développée à l’européenne, avec des questions telles que les inégalités, les programmes sociaux, la crise de la dette (qui point).
Le troisième clivage est la manière de négocier avec la Chine. Le camp vert autour du PDP est beaucoup plus sourcilleux quant à la souveraineté que le KMT. Non que ce dernier ait décidé de vendre Taiwan à la Chine, en tirant un trait sur son inimitié historique avec le PCC. Si l’opposition taiwanaise tend parfois à le suggérer (quoi qu’elle s’abstienne le plus souvent d’arguments aussi caricaturaux), on ne peut cependant nier que le KMT est plus enclin à « faire avancer les choses » au prix parfois d’ambiguïtés, voire d’entorses à la souveraineté du régime comme à la souveraineté du peuple (la représentation nationale, qui est censée avaliser les accords, n’est pas sollicitée pour le faire). Le clivage ne porte donc pas sur l’opportunité d’accroître les liens avec la Chine, qui ont d’ailleurs énormément progressé sous les deux derniers Présidents (Lee Teng-hui, 1988-2000, et Chen Shui-bian, 2000-2008) considérés comme ayant pendant vingt ans tenté de résister à la Chine. Il est plutôt sur l’interprétation ou l’acceptation relative des risques encourus par la politique d’ouverture à la Chine. Le PDP a un souci d’accompagnement juridique : encadrement strict, mais feu vert à la progression des relations ; le KMT a une politique d’ouverture beaucoup plus large, beaucoup moins strictement respectueuse des intérêts taiwanais concrètement mesurables. Ces attitudes reflètent les paris respectifs qu’ils font : sauvegarder la souveraineté en s’ouvrant à la Chine (le KMT), ou décider cette dernière à continuer des bonnes relations alors qu’on tente de se protéger de ses visées irrédentistes sur Taiwan (le PDP). L’interprétation des conséquences négatives des accords (par exemple, un faible retour économique ; l’absence de concessions de la Chine sur le fond ; le système quasi-mafieux mis en place entre KMT et PCC pour acheter des produits agricoles taiwanais etc.) sont, de même, interprétés par le PDP et le KMT à l’aune de leur culture et de leur idéologie politique respectives : tandis que l’un tend à relativiser les points négatifs, du fait d’une identification à la grande nation chinoise, l’autre tend à les exagérer (à moins qu’il n’ait in fine parfaitement raison) du fait d’une identification à une nation taiwanaise insulaire ne faisant pas partie d’une nation chinoise toujours impériale.
L’absence apparente de la question identitaire
Il apparaît ainsi, avec ces trois lignes de clivage, que la question des identités (chinoise, taiwanaise, mixte…) et son corollaire, le choix ultime entre unification, statu quo et changement de nom du régime, n’ont pas été un enjeu majeur dans cette élection, en tout cas directement. Il en a été de même, d’ailleurs, lors des précédentes présidentielles de 2008, qui ont vu le Parti Nationaliste Chinois revenir à la Présidence après huit années de Présidence PDP. Plusieurs raisons expliquent cette désaffection apparente pour la thématique de l’identité taiwanaise.
La première raison est que l’identification au gentilé « Taiwanais » seulement (dans un choix concurrent où les autres options sont « Chinois » seulement ou « les deux ») est une position majoritaire, et qui réunit une part sans cesse croissante de la population : en juin 2011, c’est le choix fait par 54,2% de la population, contre 17,6% en 1992. Inversement, l’identification au gentilé « Chinois » seulement » chute sur la même période de 25,5 % à 4,1% aujourd’hui. Cette option est donc majoritaire. Elle se transforme en véritable consensus sur la question du rejet d’une unification immédiate avec la Chine : seuls 1,4% de la population la souhaite, à quoi s’ajoutent seulement 10,6 % qui souhaitent l’unification à long terme. Le reste de la population est composé soit d’indécis (qui souhaitent décider plus tard) ; soit de personnes souhaitant la prolongation indéfinie de la situation actuelle ; soit de Taiwanais optant pour la dite « indépendance » – en fait le changement du nom du régime – immédiate ou à long terme. Il y a donc quatre souhaits possibles quant au statut quo – indéfiniment prolongé, suivi de l’unification, suivi de l’indépendance, ou suivi d’une décision à prendre plus tard – et si l’on additionne ces quatre formes, on obtient un consensus qu’on peut dire « opérationnel » de 88,2 % en septembre 2011 : autant dire qu’une majorité substantielle des Taiwanais ne s’identifie plus à l’étiquette ethnique « chinois seulement », et ne souhaite pas plus l’unification, ni dans l’immédiat, ni à long terme. L’unification n’ayant pas de marché électoral à Taiwan, et la majorité des Taiwanais s’identifiant désormais comme « Taiwanais », le débat n’entraîne plus les passions d’antan ; en tout cas, pour l’instant.
Une seconde raison à cette absence apparente de débat sur l’identité est que les deux partis KMT et PDP sont, de façon certes uniquement stratégique, devenus chacun des modérés relatifs. La démocratie se gagnant et se gérant au centre, ils ont, KMT comme PDP, depuis plusieurs années modéré voire masqué leur plateforme, pour l’un, l’unification, pour l’autre pour la formalisation de la proclamation d’une nation taiwanaise par le biais de l’abandon du nom officiel du régime, la République de Chine. Dans leur programme et leur gestion politiques, les deux grands partis se contentent ainsi d’une stratégique « exploration du statu quo », chacun à sa manière. Les verts, de leur côté, tentent d’avancer vers une plus grande reconnaissance internationale de Taiwan comme nation, et sur un programme politique intérieur de promotion des symboles de cette nation, après des décennies de resinisation de l’île par le KMT ; tandis que les bleus, de leur côté, tout en tentant de protéger la souveraineté de la République de Chine que le KMT a apportée à Taiwan, font leur maximum pour déconstruire, voire liquider, le mouvement national taiwanais, et minorer autant que faire se peut son héritage, tout en négociant, avec précautions, avec le Parti communiste pour avancer sur la voie d’une hypothétique unification. Aussi, aux yeux des électeurs peu politisés, le KMT paraît assez modéré ; quant au PDP, il est en fait très modéré sur sa politique identitaire et chinoise, mais est constamment décrit (et décrié) par les Bleus, qui contrôlent l’essentiel des médias, comme un parti dangereux. Ceci n’aide pas les électeurs à donner leur chance aux candidats du camp vert. En attendant, il y a, je l’ai dit, un relatif consensus souverainiste à Taiwan, défendant la République face à l’irrédentisme de Pékin sur Taiwan. Si l’on ajoute à cela l’apparente défense, par le KMT pourtant réunificateur, d’une certaine identité taiwanaise (quoi que le KMT, pour sauvegarder l’idéal de l’unification, ne cesse de rappeler qu’elle est une identité « locale »), on comprend que, pour les électeurs taiwanais, voter pour un KMT très à même de ciseler son discours, ce n’est pas aller contre la reconnaissance de l’identité de Taiwan, à laquelle chacun tient indéniablement.
Enfin, les Taiwanais non politisés ont vécu la période des années 1995-2008 comme l’apogée du débat identitaire, qui a été loin. Il a nourri, certes, les débats démocratiques ; et, in fine, il a conduit les deux partis à se modérer ; mais le débat identitaire a été perçu par le commun des mortels taiwanais comme un débat sans fin, politisé, fatigant, qu’on ne souhaite plus entendre. Paradoxalement, nombreux sont ceux des votants, souvent d’ailleurs jeunes, qui considèrent que les différences entre les deux partis ne sont pas claires, alors qu’elles sont frappantes pour l’analyste. C’est à la fois le résultat de cette convergence purement stratégique des deux partis, et la cause d’une relative perte de repères des jeunes. L’identité taiwanaise n’a plus de lustre électoraliste, mais c’est pour bonne part parce qu’elle a gagné la partie en devenant la norme.
Les résultats des dernières élections
Une bonne partie des observateurs pronostiquait la victoire de celui qui a effectivement gagné, le Président sortant, Ma Ying-jeou. La participation a été d’un peu plus de 74% aux deux scrutins : il s’agit du plus faible taux de participation à des présidentielles, qui sont organisées au suffrage universel direct depuis 1996, mais la combinaison des deux scrutins, comme l’a souligné le chercheur Frank Muyard, a mécaniquement soutenu la participation aux législatives, qui, elles, ont toujours été sensiblement plus faibles. Pour les Présidentielles, le candidat du Kuomintang l’a emporté avec un peu plus de 51% des voix, contre son adversaire du PDP, qui a obtenu un peu plus de 45% des suffrages, le troisième candidat n’ayant pas atteint 3% des votes. Le candidat Ma Ying-jeou a ainsi obtenu un peu moins de 800.000 voix d’avance. Victoire incontestable, donc, surtout quand on sait que la reconduction de Chen Shui-bian en 2004 s’était faite à 30.000 voix d’avance, et que l’on pensait que cette élection de 2012, du fait notamment de la division du camp bleu entre Ma Ying-jeou et Song Chu-yü, conduirait à une victoire sur le fil du rasoir. Victoire claire, et même plus que prévu donc, mais toujours pas éclatante : 800.000 voix représentent un pourcentage faible des 18 millions d’électeurs inscrits et des 13 millions de votants. Une victoire en demi-teinte, donc, dont la sensation douce-amère est accentuée par l’effritement de la majorité du KMT au Parlement : le KMT conserve sa majorité absolue, mais perd de nombreux sièges (17), quand le PDP en gagne 13. Aussi, le Président est reconduit sans grâce ni disgrâce, dans un état de relative défiance ; on peut l’interpréter, compte tenu de sa faible popularité, comme un choix par défaut.
Fluidité, pluralité, pragmatisme… et docilité ?
Il y a mille façon d’expliquer le résultat du 14 janvier 2012, qui concordent en général, et mettent assez souvent d’accord notre communauté d’analystes et de chercheurs. Je vais le faire très synthétiquement ici. Vous pourrez consulter les références qui vous sont distribuées si vous souhaiter approfondir la question.
Ces résultats ne sont guère surprenants, cependant, les scores atteints, les reports de voix, et, surtout – de façon plus humaine et incarnée – les explications données à leur vote avant et après le scrutin par la myriade de Taiwanais jeunes ou vieux, des villes ou des champs, que j’ai pu interroger, ont révélé de nouvelles évolutions en termes de fluidité des identifications, de pragmatisme dans les choix, voire d’une certaine perte de repères dans l’analyse de la situation géopolitique complexe de Taiwan, qui a conduit à un vote conservateur préférant le connu insatisfaisant à l’inconnu par nature inquiétant.
Une courte majorité s’est prononcée pour reconduire dans ses fonctions le Président Ma : on l’a dit, la majorité des Taiwanais est opposée à l’unification alors que c’est l’objectif ultime de son parti. Par ailleurs, nous l’avons dit également, la popularité de Ma n’est pas bonne, et est inférieure à son score le 14 janvier. Nous savons aussi que, jusque dans les derniers jours de la campagne, le nombre d’électeurs indécis était élevé. Le jour du choix venu, ces derniers ont fait le choix d’une continuité, entre deux insatisfactions : rares sont ceux qui aiment Ma Ying-jeou (son épouse, pour des raisons d’ailleurs assez obscures, est devenue ces derniers mois bien plus populaire que lui, et en a beaucoup joué pour l’aider). Quant à la candidate du PDP, elle n’a pas mobilisé les foules au-delà de son électorat naturel et convaincu, conduisant même dans son camp à une certaine abstention au sud, pourtant le bastion inébranlable des verts et des indépendantistes.
L’insatisfaction envers Ma, le Continental de Taiwan, est due à de multiples facteurs : généralement considéré comme incompétent, son gouvernement a montré un souverain manque d’intérêt pour les petites gens, et un empressement peu apprécié, en témoignent les statistiques officielles, à avancer trop vite dans les négociations à travers le détroit, sans que les résultats économiques escomptés ne soient ni vraiment perceptibles, ni surtout partagés, lorsqu’ils leur arrive d’être positifs, par les classes moyennes. La campagne menée par le KMT à l’égard de Mme Tsai, en outre, a été très négative, clairement médisante, ayant même conduit à des inventions pures et simples d’affaires dites frauduleuses, aux moyens de faux avérés, discréditant un peu plus le KMT aux yeux de l’observateur… mais ne conduisant pourtant pas les auteurs du scandale à la démission. L’intensité de l’insatisfaction face à Ma a pu laisser penser que le PDP avait une chance, pour peu que les électeurs flottants se décident pour Tsai. Ils ont fait le choix inverse.
En face de lui, Tsai Ying-wen, la Taiwanaise de souche, combinait les inconvénients. Certes, elle ne manquait pas d’atouts considérables : jeune, extrêmement brillante, universitaire accomplie, au programme politique novateur et souvent séduisant, elle est une modérée dans son approche de la Chine et a réussi, quoique issue d’une famille très aisée, à se rendre proche de la population et séduire le camp vert qu’elle n’a officiellement rejoint qu’il y a peu d’années. Elle a, en outre, redonné courage et fierté, dynamisme et projet à un PDP abattu après sa défaite de 2008, largement discrédité qu’il était par les affaires de corruption – certaines avérées, d’autres là encore inventées de toutes pièces – qui ont déstabilisé considérablement les dernières années de la présidence indépendantiste avant 2008. Mais la tâche était pour elle ardue : bien qu’ayant eu de très hautes responsabilités administratives, dont elle s’est de l’avis de tous, acquittée superbement, elle n’est pas passée par un cycle d’élections locales (Mairie de Taipei, responsabilité d’un comté, etc.) qui, de l’avis (justifié ou non) des Taiwanais « de base », sont un sine qua non pour savoir comment fonctionne réellement la politique à Taiwan. En outre, elle hérite à juste titre d’une position méfiante de son parti face à la Chine, qu’elle partage certes, mais qu’il est une position délicate. La Chine et toute la presse bleue à Taiwan ont d’ailleurs instrumentalisé cette faiblesse de façon percutante, en suggérant régulièrement que l’élection de Tsai serait source de problèmes dans le détroit… Même si la Chine s’était probablement fait par avance une raison, au cas où Tsai serait élue, de devoir travailler avec elle, pour éviter qu’en ne la braquant, Taiwan ne revienne sur les acquis prochinois de la présidence de Ma Ying-jeou. Pour clore le tout – mais les facteurs sont très nombreux – le PDP a peu d’élu, peu de ressources, peu de réseaux, peu de médias acquis à sa cause, toutes choses dans lesquelles le KMT excelle dans un système bien loin des standards minimaux d’une démocratie pluraliste où les élections doivent non seulement être libres, mais également justes. Le combat était titanesque : elle avait face à elle toute la machine du KMT, le parti chinois, et l’allié américain qui n’a que maladroitement tenté de convaincre qu’il restait neutre, tout en aidant en sous-main le KMT.
Beaucoup de mes interviewés ont estimé leur choix final de Ma Ying-jeou comme étant un choix modéré, réaliste, pragmatique et conservateur. Il faut comprendre que leur déception – voire dans de certains cas, leur haine – de Ma Ying-jeou, n’était pas compensée par un enthousiasme considérable pour Tsai Ying-wen – et il ne faudrait pas pour autant que ce choix soit être interprété comme un rejet de la personne de Tsai. Ainsi, nombreux sont ceux qui ont voté pour le PDP par le passé, se disent « du centre » ou même « verts modérés », mais qui pensent que le KMT protège la souveraineté de Taiwan, ne se rendant peut-être pas compte de l’intensité de la propagande pro-KMT dont ils font l’objet en permanence par les médias taiwanais, et se sont finalement prononcés, en 2012 comme ils l’ont fait en 2008, pour un statu quo politique et identitaire, l’accroissement des relations avec la Chine circonscrites au domaine économique. Pour ce statu quo, ils ont donné à Ma Ying-jeou un second mandat – souvent un standard en démocratie sauf incident majeur –, le temps de faire des preuves qu’il n’a toujours pas faites. Le transfert de voix au dernier moment des électeurs indécis est, à mon sens, la raison réelle de la victoire claire et sans gloire d’un parti en partie discrédité depuis longtemps.
Pour ce dernier, les difficultés avec la Chine ne font que commencer. Car si la Chine fait la même analyse sur cette victoire en demi-teinte, elle sera pressante, afin d’obtenir à une avancée décisive dans le détroit pendant cette nouvelle chance qui lui est offerte. Du moins se manifestera-t-elle probablement une fois passé le Congrès du parti communiste de la fin de cette année, et une fois la nouvelle équipe bien en place : c’est-à-dire en 2013 ou 2014. Les prochaines présidentielles à Taiwan sont prévues en 2016.
Il y a donc eu un vote à quatre caractères : une évaluation pragmatique de la situation, une attitude conservatrice face au changement, un choix par défaut du candidat élu, une attitude docile face aux médias. Il ne s’agit aucunement d’un blanc-seing pour l’unification, dont personne ne veut, ni même un vote pour une « normalisation » dans le détroit, la seule perspective d’un « accord de paix » étant en l’espèce illusoire et suffisant à provoquer la chute de la popularité de celui qui l’a proposée – Ma Ying-jeou –, tant il est vrai qu’un tel accord ne pourrait passer que par deux grandes options : une reconnaissance par Pékin de la souveraineté insulaire, ou l’abandon de cette souveraineté par la République de Chine à Taiwan, les deux étant pour l’instant impossible.
Les mécanismes politiques ou psychologiques, les pressions, les processus divers ayant conduit à ce résultat sont à chaque élection une question ouverte ; en fait, ce sont surtout les résultats qui nous permettent, un peu ex-post il faut le reconnaître, de valider nos hypothèses et de voir si les phénomènes que nous connaissons, pour certains d’entre eux depuis fort longtemps, sont bien sont toujours à l’œuvre, se renforcent, se transforment ou au contraire s’effacent. Au fond, chaque élection reste un mystère jusqu’à l’annonce des résultats : ce n’est pas le moindre des intérêts de la démocratie que de protéger, par-delà la gravité des enjeux discutés, ce qu’elle comporte de jeu, au résultat toujours imprévu, maintenant le suspense et tentant de soigner, après coup, les joies illusoires, comme les peines exagérées.