Edna O’Brien est née en 1930 dans le comté de Clare, en Irlande, dans une famille modeste et rurale.
Son premier roman parut en 1960. Il s’intitulait Filles de la campagne. Sa force politique, sa limpidité littéraire, et son sujet, la vie amoureuse des jeunes filles de la campagne irlandaise, provoquèrent un tel scandale – on brûla son livre sur la place des villages – qu’elle dut quitter l’île et s’installer pour toujours à Londres où elle vit encore aujourd’hui.
Comme Alice Munro, Paula Fox, Jean Rhys, Grace Paley, Muriel Spark, Cynthia Ozyck, Rosetta Loy, ou Sylvia Townsend Warner (pour ne parler que de mes préférées, celles que j’évoque dans La Marche du Cavalier), Edna O’ Brien n’est absolument pas reconnue comme elle le devrait.
Comme elles sont nombreuses, ces écrivains immenses, nées dans les années 1930, que la misogynie invisible des échanges culturels internationaux a maintenues dans une quasi clandestinité.
Il y a là un sujet pour les sociologues de la culture, un sujet passionnant, aux ramifications innombrables.
Mais je suis écrivain, pas sociologue. Et c’est en écrivain que je veux parler ici du dernier livre traduit en France de Edna O’Brien.
Lutter avec mes forces de fourmi contre les courants si violents de fatalité sociale qui étouffent la pensée et les mots.
Comme Alice Munro, à qui elle ressemble beaucoup, la sophistication littéraire d’Edna O’Brien est d’abord invisible. Et ce qui devrait être un atout : un apparent naturel, se révèle un handicap. Elle raconte sur le mode du récit, sans chichis, et sobrement. Ses dialogues portent toutes les marques de l’oralité. Ses descriptions splendides des prairies, des fleurs, des ciels irlandais sont celles d’un peintre, elles ont l’air d’aller de soi, je ne sais trop pourquoi. L’élégance sans doute.
Mais cette apparente simplicité cache une puissance romanesque immense.
Et il est grand temps, après qu’elle ait été publiée successivement par les Éditions Fayard et les Éditions Stock, de la découvrir aujourd’hui.
Edna O’Brien est évidemment une disciple de Virginia Woolf (une Clarissa règne sur la belle nouvelle de Saints et pécheurs 1 : Manhattan Pot-pourri), mais plus physique peut-être, et blessée, et implacable. Une lectrice subtile de Joyce et de Yeats.
Une de ces écrivains qui ont changé notre manière de voir le monde.
Ainsi la première nouvelle de ce dernier recueil, Saints et Pécheurs, intitulée Rois de la Pelle, et qui fait souvent pensée à The dead, le film sublime de John Huston qui met en scène plusieurs piliers d’un bar irlandais de Londres, près de Camden. C’est la saint Patrick. Adrian sert des guinness, des whiskies, des iris coffee. La narratrice observe les uns et les autres dans cet état de disponiblilité poreuse qui est celui de l’écriture. Elle prend des verres de blanc, et va ensuite chez son psychanalyste. Passent les jours et passent les semaines. De mois en mois, plutôt, elle se met à écouter le récit d’un certain Rafferty, un type de cinquante-cinq ans, au milieu des trèfles irlandais, des chapeaux verts, irlandais et autres choses vertes qui leur rappellent leur île. Ils sont tous les deux loin de chez eux, l’Angleterre n’est pas mon pays, et l’Irlande non plus, dit-elle.
Elle écoute. Les boulots. La misère. Les déchirures. L’argile bleue des carrières de Londres qu’il creuse depuis si longtemps. Et comment la boisson a pris le dessus. Passent Madge, et son fiancé Billy qui a gâché sa vie.
En lisant ces pages denses et bourrées d’images, de sensations, de poésie, j’ai eu envie de réécouter mon vieux CD de chansons d’Aristide Bruant. Un aller et retour Londres-Paris. Camden et Ménilmontant.
Puis le psychanalyste déménage encore. Edna O’Brien vient faire ses adieux à Rafferty.
Et ces adieux sont secs comme une feuille qu’on déchire.
Il avait tiré un trait sur moi. Non qu’il eût le cœur dur, mais il l’avait incommensurablement brisé, écrit-elle.
Les dernières phrases de Edna O’Brien sont inoubliables, elles résonnent comme des gongs, et créent cette sorte particulière de silence qui clôture une histoire qui vous a nourri.
Sans cesse elle revient à son obsession : Approcher au plus près de ce mystère qui noue les êtres entre eux : ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de la haine, et le nommer le priverait de sa vérité.
Et c’est pourquoi il faut raconter des histoires qui rendent justice aux non-dits cruels, aux paroles rapportées. Des histoires de lettres envoyées et non lues, de ruptures, de silences mortels. Nos vies pétries d’innombrables malentendus.
Avec leur poids incommensurable et magnifique d’amour et de désolation.
Avec leur charge explosive de goût du défi et de goût pour la liberté.
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Saints et Pécheurs (Saints and Sinners) d’Edna O’Brien. Traduit de l’anglais (Irlande) par Pierre-Emmanuel Dauzat, éd Sabine Wespieser, 2012. ↩