« Les jumeaux tels qu’ils paraissent dans les mythes ne dépendent que d’eux-mêmes et de personne d’autre. Leur vie est si intimement liée que la fin brutale de l’un signifie aussi la mort de l’autre » 1
Dead ringers, ou dans son titre français Faux semblants, est le treizième long-métrage de David Cronenberg, cinéaste canadien qui a jusque-là essentiellement œuvré dans les genres de l’horreur et du fantastique. S’il fallait isoler un thème récurrent dans son œuvre, ce serait sans doute la question du corps, et plus précisément de ses transformations, de ses métamorphoses. Dans ce long-métrage, Cronenberg, en mettant en scène la vie de deux frères jumeaux gynécologues, poursuit son interrogation sur le corps à travers la question de la gémellité : jusqu’à quel point un même esprit peut-il habiter deux corps ? C’est donc la question du double qui est traitée par ce film : le double compris comme un autre soi, ou autrement dit comme une parfaite duplication de soi. D’ailleurs l’expression dead ringer 2 qui donne son titre au film signifie « An exact duplicate », c’est-à-dire « un double parfait », ou « une exacte duplication ». Le film nous pose la question de savoir jusqu’à quel point on peut vraiment adhérer à cette idée : jusqu’à quel point l’autre peut-il n’être que le même dupliqué ? jusqu’à quel point l’autre peut-il n’être que l’identique redoublé ?
Si l’on doute de la possibilité pour deux êtres d’être rigoureusement identiques, et a fortiori pour deux êtres humains, on va alors avancer l’idée que ce redoublement à l’identique, s’il n’est pas réel, ne peut être qu’imaginaire. Pourtant, cet imaginaire, qui est la manière du personnage de se rapporter au monde, produit bien des effets : il semble que ces effets soient une certaine manière de pratiquer la vie de couple, la vie à deux. Ce sont ces questions que nous allons développer.
Nous allons commencer, pour poser les jalons de notre réflexion sur le double, par établir une distinction conceptuelle entre le semblable et l’identique. Remarquons d’abord qu’en anglais l’expression « vrais jumeaux » se dit « identical twins » ; la gémellité nous pose précisément ici le problème du double sous la forme de l’identique. En quoi l’identique diffère-t-il du semblable ? Le semblable est ce qui à la fois ressemble et diffère ; s’il y a ressemblance, c’est que la différence n’est pas annulée. C’est pourquoi mon semblable est celui que je peux reconnaître comme un autre soi que soi ; il a en commun avec moi d’être un soi, une conscience de soi. Au contraire, l’identique est ce qui ne contient pas de différence, et ce qui est donc indiscernable de l’autre. C’est de cette manière que les frères Mantle se perçoivent : l’autre, dans leur relation, est perçu comme identique à soi, comme le même que soi, comme celui dont on ne diffère pas et dont on ne se distingue pas. Mais, comme ils sont deux, il faut bien qu’il y ait une différence, mais elle ne peut être qu’externe : ils n’occupent pas le même espace, c’est-à-dire pas le même corps. Le principe de l’identité pourrait être l’esprit se partageant deux corps. Ce rapport à l’autre perçu comme duplication de soi est donc soutenu par un désir d’unité fusionnelle, le désir de former une communauté une, dont les membres sont indistincts.
Voyons comment elle se réalise dans le film. Nous pouvons distinguer deux manières chez les jumeaux Mantle d’opérer cette union négatrice des différences. Premièrement, il s’agit d’une communauté du partage des expériences ; est posé comme principe que l’un n’a vécu quelque chose que si l’autre en a été informé. C’est le principe que pose Elliot lorsque Beverly rentre de sa deuxième soirée avec Claire Niveau. On voit bien que l’unité n’est pas donnée, elle doit être construite, et la réalité ici est psychique : d’un point de vue subjectif et imaginaire, les deux jumeaux ne peuvent être des doubles exacts (des dead ringers) que s’ils ont en commun toutes leurs expériences marquantes. De ce point de vue, avant la rencontre entre Claire et Beverly, la femme occupe une place centrale dans le dispositif Mantle : elle est ce qui s’échange. Le fait que généralement les femmes ne se rendent pas compte du subterfuge valide en retour la croyance des Mantle en leur indiscernabilité. Mais, au-delà de la négation de la singularité de chacun des deux jumeaux, c’est aussi la négation de la singularité de la femme qui est en jeu: les femmes ne sont que des objets interchangeables que les Mantle utilisent comme des moyens pour créer leur unité imaginaire à travers l’échange d’expériences. Par ailleurs, si l’on peut considérer qu’aimer quelqu’un, comme le dit Deleuze à partir de Proust 3 , c’est l’individualiser par les signes qu’il émet, c’est donc l’arracher au lot commun des êtres, et entretenir, ou du moins tenter d’entretenir, avec lui une relation privilégiée. On sait donc que la rencontre de l’amour est incompatible avec la croyance imaginaire des Mantle en leur identité et leur indiscernabilité. Nous pouvons en conclure ceci : leur vie de couple exclut par principe l’amour. Cette impossibilité d’accueillir l’autre est peut-être le signe d’un narcissisme tout à fait original : le narcissisme combiné de deux individus qui se perçoivent comme double l’un de l’autre. Ici, le double est un reflet spéculaire matérialisé dans un autre corps, et pas seulement dans l’image renvoyée par un miroir, ou un cours d’eau comme dans la légende grecque.
Si le partage des expériences marquantes, et tout particulièrement sexuelles, est un des moyens mis en œuvre dans le dispositif Mantle, l’autre moyen essentiel est tout simplement la croyance subjective, et, pourrait-on ajouter, délirante. En effet, nous pouvons repérer deux éléments pertinents à ce sujet. Au début du film, lors de la cérémonie de consécration de l’invention par les jumeaux d’un instrument chirurgical original, seul l’un d’entre eux (Elliot) est présent, et rejoint ensuite son frère (Beverly) dans leur chambre : à ce moment-là, celui-ci lui dit « J’y étais », alors que nous venons de voir qu’il n’y était pas présent physiquement en personne. Ce propos reçoit l’approbation de son jumeau. A ce moment du film, le spectateur comprend que leur indiscernabilité repose, non seulement sur leur apparence physique 4 , mais avant tout sur leur croyance commune d’être un seul individu, donc d’être le double identique l’un de l’autre. Cette croyance qui est fausse, ou plus précisément illusoire, devient délirante dans une autre scène du film : à un moment où Beverly a déjà entamé un processus d’autodestruction à cause de son amour malheureux pour Claire, et de la perturbation que cet amour provoque dans le couple Mantle, Elliot qui discute avec Carrie, l’une de ses conquêtes féminines, lui déclare que ce qui coule dans les veines de son frère coule dans les siennes. En d’autres termes, il considère que lui et son frère sont des siamois 5 . La réaction incrédule de l’amie est celle de toute personne sensée : il ne peut pas réellement croire quelque chose d’aussi irrationnel. On peut bien qualifier cette croyance de délirante au sens où André Green parle du délire à partir de Freud 6 : c’est une « non-réalité qui apparaît au moment où le monde semble s’effondrer » 7 . La croyance délirante est la croyance produite par le désir du sujet pour soutenir son fragile équilibre psychique ; et le film de Cronenberg met en scène le processus qui amène cet équilibre à se fissurer. Le délire d’Elliot est la production par l’imagination de l’idée qui permet d’annuler ce qui peut détruire son désir d’unité fusionnelle : l’idée de sa différence avec Beverly. On peut dire que le film, à travers la rencontre amoureuse, va mettre en scène la faillite de cette croyance illusoire en l’unité fusionnelle des deux jumeaux ; c’est ce que nous allons étudier maintenant.
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui va faire vaciller la croyance des jumeaux en leur indiscernabilité est la puissance de la rencontre amoureuse. C’est le rapport aux femmes qui va opérer la différence entre les deux frères ; déjà, au début, avant même la rencontre de Beverly et Claire, nous apprenons que les tâches sont réparties dans le couple formé par les jumeaux : Elliott est le séducteur qui fournit à son frère ses conquêtes féminines, ce sans quoi celui-ci serait encore vierge. D’une certaine manière, cette différence peut encore être annulée dans le dispositif du couple Mantle : ce n’est qu’une différence complémentaire qui ne met pas en péril l’unité fusionnelle tant recherchée. Néanmoins, la rencontre avec l’actrice de cinéma Claire Niveau va effectuer les virtualités séparatrices et différenciantes de cette différence. Si Beverly n’est pas à l’aise pour conquérir les femmes, n’est-ce pas parce qu’il les considère moins comme des objets indifférents de jouissance sexuelle ? L’amour qui va naître de sa rencontre avec Claire, amour qui naît presque immédiatement, dès la deuxième nuit, n’est pas entièrement dû au hasard : on peut dire que Beverly tombe sous le charme de Claire car celle-ci cache une monstruosité. En effet, il se trouve qu’elle a trois utérus : cette monstruosité n’est pas visible extérieurement, elle n’est accessible qu’au gynécologue qui peut fouiller l’intériorité la plus intime de la femme. La cause déclenchante du processus amoureux est sans doute chez Beverly ce qu’Augustin appelle curiosité ou « concupiscence des yeux » 8 : une fascination visuelle pour le nouveau, le différent, l’inédit, et de ce point de vue, le monstrueux est sans doute l’objet privilégié de ce désir curieux. Le rapport au monstrueux pour Beverly est double : d’un côté, il l’étudie dans le cadre de sa recherche en gynécologie (point de vue objectif du savant) ; d’un autre côté, il est fasciné par l’exhibition des prodiges de la nature que sont les monstres, et particulièrement, les monstruosités de l’intérieur du corps féminin qui touchent au mystère de la fécondation. On trouve chez le même personnage un mélange d’esprit rationnel scientifique et de curiosité fascinée par les mystères de la vie et de la nature. Ce mélange explique sans doute le caractère curieux, inquiétant des scènes d’opération : au-delà de l’utilisation des instruments monstrueux inventés par Beverly en proie au délire, l’accoutrement singulier du personnel médical en rouge déroute le spectateur : l’ambiance étrange de la scène oscille entre la science-fiction (les personnages sont vêtus comme des extra-terrestres) et le sacré (Beverly ressemble à un évêque).
Mais, plus profondément encore, la fascination qu’éprouve Beverly pour le monstre est sans doute narcissique en un sens : dès le début du film, une jeune fille lance aux jumeaux un « you, freaks ! » (« monstres »). Le terme freak est bien connu des cinéphiles depuis le film de Tod Browning : il désigne les phénomènes de foire, les monstres que l’on exhibe dans les foires . On saisit alors la situation compliquée de Beverly : animé par une curiosité à l’égard du monstrueux, il va chercher celui qui ne s’exhibe pas, celui qui n’est offert qu’au regard privilégié du fouilleur d’intimité professionnelle qu’est le gynécologue. Mais, il est également un monstre sans le percevoir : ce qu’il y a de monstrueux en lui est précisément son désir d’unité fusionnelle avec son jumeau, son désir de transgresser la loi de la nature qui veut qu’il n’y ait pas deux êtres parfaitement identiques. Cette croyance en la possibilité d’une identité parfaite entre deux individus commence à s’effondrer avec la rencontre de Claire. Attiré par elle, il la trouve distincte des autres femmes qu’il a connues, puisqu’il décide de ne pas partager cette expérience avec son frère, ce qui signifie la séparation du couple fusionnel des jumeaux. Cette idée terrifie Beverly : elle revient le hanter dans la seule scène gore du film : lors d’un cauchemar de Beverly, Claire déchire le cordon qui unit les deux frères. Tout le film va être, à partir de là, l’ambivalence de Beverly à l’égard de ce désir de séparation impossible.
Il est intéressant de noter que la monstruosité de Beverly ne va jamais lui être consciente, mais qu’il va l’exprimer en l’extériorisant dans les instruments chirurgicaux qu’il va inventer, et dans ses perceptions troublées : ainsi, il verra ses patientes comme des mutantes. Ce délire est clairement la projection de sa propre monstruosité. C’est peut-être encore la marque de sa fascination irrationnelle : Beverly est censé être un spécialiste du traitement de la stérilité féminine ; il est au contact du mystère de la fécondation et de la vie. S’il prétend rendre fécondes les femmes stériles, c’est que peut-être il désire inconsciemment maîtriser le mystère de l’engendrement. D’ailleurs, le psychanalyste Otto Rank, dans son étude du thème des jumeaux dans la littérature et le folklore, dit que les jumeaux ont souvent été perçus comme dotés du pouvoir d’auto-engendrement, et plus généralement, Rank voit dans le motif des jumeaux un désir éternel de l’immortalité du Moi 9 . Ces pistes ne sont pas à écarter si l’on tient compte du caractère non rationnel de l’attrait de Beverly pour le monstrueux.
La révélation de la monstruosité ne va pas être réellement consciente ; en revanche, lorsque Beverly, à la suite d’un malentendu, va croire que Claire le trompe, il va connaître la douleur de la séparation de la manière la plus intense qui soit, et sombrer dans l’addiction aux drogues. Le thème de l’addiction est la manifestation chimique, organique du thème de la dépendance extrême à l’égard de l‘autre. Si, à travers Claire, Beverly rencontre enfin une altérité, en revanche, il continue à vivre le couple sur le mode fusionnel, et c’est pourquoi il interprète à tort la conversation avec le secrétaire de Claire. La fin du film le montre en train de tenter de s’arracher à son frère, à travers le meurtre ; mais, en réalité, il n’est pas capable de reprendre contact avec Claire, et retourne auprès de son frère. Le plan final nous révèle un entremêlement de corps où il n’est guère possible de distinguer des êtres différents : la croyance en la possibilité d’une unité entre deux êtres identiques n’aura pas été surmontée, et le film s’achève sur la vision du résultat du désir monstrueux des deux frères : non plus simplement un même esprit dans deux corps, mais un même corps qui est en réalité un cadavre. C’est en quoi l’expression anglaise dead ringers vient résonner étrangement : comme si le désir de duplication conduisait tout droit à la mort, ou peut-être au retour fantasmatique à l’unité originaire indifférenciée qui précède la vie des jumeaux.
Bibliographie :
Rank O., Don Juan et le double, traduction française S. Lautman, Paris, Payot, 1973
Green A., « Le double double : ceci et cela », in Dostoïevski, Le Double, Paris, Gallimard, 1980
Augustin, Les Confessions, traduction J. Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1964
Deleuze G., Proust et les signes, Paris, PUF, 2003
Filmographie :
Cronenberg D., Faux semblants, 1988, Etats-Unis/Canada
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Otto Rank, Don Juan et le double, Paris, Payot, collection « Petite Bibliothèque Payot, » 1973, traduction française S. Lautman, p. 102. ↩
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Voilà ce qu’indique un site internet d’étymologie d’expressions anglaises : « A ringer is a horse substituted for another of similar appearance in order to defraud the bookies » (https://www.phrases.org.uk/meanings/dead-ringer.html); traduction : un ringer est un cheval qu’on substitue à un autre d’apparence physique semblable afin d’arnaquer les bookmakers. Par ailleurs, dead a ici le sens d’« exact ». ↩
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Gilles DELEUZE, Proust et les signes, Paris, PUF, « Quadrige », 2003, p. 14 : « Devenir amoureux, c’est individualiser quelqu’un par les signes qu’il porte ou qu’il émet ». ↩
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Celle-ci est presque dévalorisée à leurs yeux : dans la scène de rencontre entre Claire et les deux jumeaux, Elliot dit qu’une légère différence de taille les distingue. Cette différence physique ne remet pas en cause leur croyance fondamentale entre leur indiscernabilité, qui est donc avant tout fondamentalement psychologique. Disons qu’à ce moment du film, cette croyance est plus celle d’Elliot que de Beverly. ↩
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Il ne manquera pas de rappeler à son frère la fin tragique des célèbres Chang et Eng. ↩
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Dans sa préface au Double de Dostoïevski. ↩
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André Green, « Le double double : ceci et cela », in Dostoïevski, Le Double, Paris, Gallimard, Folio Classique, 1980, traduction française de Gustave Aucouturier, p. 23. ↩
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Augustin, Les Confessions, livre X, chapitre XXXV, Paris, Garnier Flammarion, traduction J. Trabucco, 1964, p. 240. ↩
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Otto Rank, Don Juan et le double, Paris, Payot, collection « Petite Bibliothèque Payot », 1973, traduction française S. Lautman. ↩