Consacrés aux rapports entre écriture et compilation de données, les textes de ce recueil ont pour objet commun d’investir la forme de la liste en résonnance avec les pratiques computationnelles.
Au-delà des questions purement formelles que soulèvent les rapports de l’écriture à la constitution d’inventaires, l’enjeu est ici de rassembler différents gestes littéraires qui rendent compte d’un certain état de la langue, travaillée de l’intérieur par les pratiques du traitement ou de la compulsion de données. Prenant volontiers le pas sur les structures traditionnelles de la narration ou de l’argumentation, que ce soit en matière de récits collectifs ou de mythologies personnelles, de discours publiques ou de constructions identitaires, la notion de donnée tend à infuser de nombreux domaines de la pensée et, constituant un lieu commun, à reconfigurer l’imaginaire social.
Chacun à sa manière, ces textes cherchent à rendre sensible le processus de parcellarisation du sens qui accompagne ce phénomène à travers ses diverses ramifications. Processus récursif dans lequel le langage et la pensée sont conjointement engagés, processus qui n’est certes pas nouveau, mais qui atteint un point d’acmé avec la généralisation des pratiques computationnelles. Le parti-pris adopté ici est ainsi de considérer le déplacement des modes de raisonnement et des automatismes liées aux usages de l’informatique, et ce sur différents plans : déplacement de la terminologie, des structures logiques, ainsi que des habitudes développées par l’utilisation des machines numériques. Considérant l’influence des opérations de traitement de données sur la manière de concevoir la communication de façon générale, d’envisager la nature et la circulation de l’information, de définir une identité, à l’échelle collective ou individuelle ; c’est un ensemble de phénomènes connexes que ce recueil tend à mettre en lien, sur le mode d’une suite de fragments à la fois complémentaires et dépareillés.
L’idée selon laquelle l’accès à de pures données permettrait de constituer un savoir libéré des approximations du langage caractérise un idéal qui consacre le numérique au sens large du terme, pose la suprématie de ce qu’on appelle communément le langage mathématique sur l’usage de la langue maternelle. Un mythe persistant voudrait qu’en partant de ce modèle, en se débarrassant de la syntaxe porteuse de polysémie, ou du moins en limitant son usage, on puisse rationnaliser l’acte de communication, accélérer les opérations du raisonnement en raccourcissant les formules, tout en évacuant les imprécisions. Or, si ce mythe ne date pas de l’invention de l’ordinateur, il se trouve renforcé par son omniprésence dans la majeure partie des activités des pays développés.
Que ce soit par l’utilisation des interfaces de logiciels ou lors de recherches effectuées sur le web, des mots, libérés de toute syntaxe, s’offrent à la multiplicité virtuelle des commandes et des significations. Flottant dans l’éther des possibles ou déroulant des listes d’entrées potentielles, ils s’organisent en nuages de tags ou en listes ouvertes, au lieu de se soumettre au fil rouge d’un discours articulé. La compilation de données promeut tacitement un usage rationnalisé de la langue. Libres, simples, rapides, efficaces, les structures de sens que les machines numériques valorisent, ne serait-ce que par effet d’accoutumance, se déplacent et servent volontiers de modèle dans les domaines de la communication comme de la pensée. On les retrouve ainsi appliquées à l’usage quotidien que l’on fait de la langue comme à celui que l’on en fait dans les médias, influant sur nos représentations du monde et de l’espace social.
Les modalités du débat public constituent probablement l’exemple le plus flagrant de tels déplacements : le rituel des discours et des affrontements d’opinion anciennement basé sur la maîtrise de la rhétorique et de ses structures argumentatives laisse progressivement place au jeu de la répétition des mots ou formules clé : des éléments de langage isolés qui, entendus de nombreuses fois sur de nombreux supports, s’imposent avec d’autant plus de force qu’ils ne présentent rien à réfuter. La récurrence, la place, ainsi que la résonnance de telle ou telle donnée dans un contexte médiatique sont autant d’éléments qui se substituent aux structures argumentatives pour produire du sens. Le principe est comparable dans le secteur journalistique, où le terme de « donnée » est largement employé pour désigner des informations, souvent chiffrées, qui tiennent lieu d’exposé, bien que ces dites données ne constituent pas à proprement parler des unités de sens autonomes, supposant toujours un contexte de réception...
A l’échelle de la vie personnelle, la tendance à définir son identité en suites d’action dénombrables, en liste d’attributs ou à travers des listes de contacts et d’en constituer des compilations pour établir son profil peut représenter un autre aspect de la question. Envisagent la parcellarisation des données sur le web, plus comme un comparant ou une métonymie qu’une cause, c’est dans cet entremêlement des domaines privés et publiques que la question est ainsi traitée.
La question des errements du sens y trouve naturellement une bonne place : sensation de perte de sens lié à la profusion des données ; réactivation d’anciennes paranoïas liées au cryptage des données ; exacerbation des théories du complot ; attrait pour les histoires secrètes et les traditions ésotériques ; engouement pour les raisonnements labyrinthiques… Mais aussi réactivation d’anciens mythes littéraires, suscitée par l’observation des constellations de données, tel que le mythe de la fulgurance analogique, du raccourci de pensée, de l’étincelle de sens qui trouve son accomplissement dans le jeu des liens établis en un simple clic.
Enfin, qu’ils s’intéressent aux raccourcis de pensée ou s’aventurent sur les chemins qui ne mènent nulle part, les listes, inventaires, compilations, indexes, énumérations, regroupements, synthèses ou enchevêtrements de données dont on peut suivre ici les interconnections ont pour visée commune de poser la question de ce que « donne » précisément une « donnée », quand les voies qui conduisent au sens restent souvent tributaires de l’endroit d’où l’on part.