J’ai passé une nuit blanche devant mon ordinateur. Ce qui me passionnait autant était le site de CUTV (Concordia University Television), qui transmettait en direct les manifestations se déroulant à Montréal au moment du cocktail d’inauguration du Grand Prix de Formule 1. Une jeune journaliste commentait les images d’une manifestation pacifique durant laquelle il a été tout de même impossible d’éviter des affrontements avec le grand nombre de policiers.
La manifestation n’avait pas été organisée par les étudiants, mais par la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes).
En même temps une autre manifestation se déroulait un peu plus loin : celle de l’Association facultaire des étudiants en arts (AFEA) de l’UQAM. Quelques centaines d’étudiants défilait nus pour protester contre les valeurs capitalistes portées par le Grand Prix (une photo à 360 degrés disponible ici).
Le fil Twitter était presqu’impossible à suivre tellement la participation était importante. Les Hashtags #manifsencours, #grandprix et #ggi permettaient de suivre les commentaires. Le cocktail était prévu pour 18h (minuit à Paris) et déjà vers 17h le fil Twitter débordait de commentaires. Vers 18h15 la manifestation a été déclarée illégale (sur la base de la loi 78, cf. cet article sur Sens Public). La police a arrêté une trentaine de personnes et a ensuite dispersé les manifestants qui se sont retrouvés un peu plus loin. Pendant plusieurs heures les manifestants se sont déplacés évitant l’affrontement avec la police qui a été cependant inévitable par moment. Plus tard dans la soirée plusieurs manifestations se sont rejointes : celle organisée par la CLAC, celle organisée par l’AFEA et la manifestation habituelle de 20h30 organisée par les organisations étudiantes (voir sur ce site).
Je répète : cette activité collective, fébrile, participée, impliquée, endurante et porteuse d’idées a quelque chose de passionnant : impossible d’éteindre l’ordinateur et d’aller se coucher. Et en même temps, impossible de ne pas avoir envie de participer, du moins avec quelques tweets.
Voilà, en bref, ce qui se passait dans la rue et sur les réseaux sociaux.
En même temps, au cocktail, l’ancien champion du monde Jaques Villeneuve se plaignait de l’attitude de ces « jeunes individus », les identifiant à des enfants gâtés à qui on n’a jamais su dire non. Et dans ses déclarations nous délivrait aussi son idée de démocratie : « Ça coûte une fortune à la Ville, à la province et au Canada [les manifestations]. Ils disent que le gouvernement doit payer, mais d’où vient l’argent du gouvernement ? Ils disent : prenez l’argent des riches ! Mais les riches vont déménager dans un autre pays. Nous vivons dans une démocratie : on vote pour des gens, et quand on n’est pas content, on vote pour d’autres gens la fois suivante. »
Comme on a déjà eu l’occasion de le souligner sur Sens Public (voir cet article) le mouvement de protestation qui continue depuis février est allé beaucoup au delà d’un désaccord sur la hausse des frais de scolarité et se présente désormais comme une critique radicale et globale au gouvernement libéral de Charest. Identifier le mouvement, comme le fait Villeneuve, avec une protestation étudiante qui s’est trop prolongée signifie donc ne rien comprendre aux événements.
Ce qui est en conflit ici ce sont deux conceptions opposées de la démocratie : celle très bien exprimée par Villeneuve et celle portée par les étudiants.
L’idée de Villeneuve ressemble de près à celle qui nous est régulièrement présentée dans nos pays occidentaux lors des élections : être en démocratie signifie avoir la possibilité de voter une fois pour une personne et la fois d’après pour une autre si l’on n’est pas content. Après le vote, selon cette approche, les citoyens se transforment en une « majorité silencieuse », autre concept très en vogue actuellement dans les discours du gouvernement québécois. La majorité silencieuse est composée par tous ceux qui sont d’accord avec les représentants puisqu’ils les ont votés et qui ne manifestent d’aucune manière, pendant toute la durée du mandat, leur présence, et surtout pas leur avis politique. Dans ce sens la démocratie consiste à se désintéresser complètement de ce que les représentants font en notre nom.
Il est difficile, par ailleurs, de comprendre comment cette majorité silencieuse puisse être en désaccord avec les manifestations, puisqu’elle ne peut avoir aucune position politique. Mais soit.
Les étudiants et les manifestants en général ne formulent pas une autre idée de démocratie : ils la portent avec leurs actions. Le mouvement collectif qui continue sa lutte depuis février montre que la démocratie devrait être la possibilité pour tous de manifester son avis politique en tout moment et que cet avis soit toujours pris en compte. La démocratie est la participation de chacun aux décisions qui le concernent et en ce sens le gouvernement québécois n’a rien de démocratique : après des mois de manifestations et des millions de personnes dans les rues, aucun signe de vouloir entendre, changer.
Les manifestants québécois sont en train de nous donner un grand exemple de ce que la démocratie devrait être et hier, devant mon ordinateur, la passion que j’éprouvais était une passion pour cette idée de démocratie.
Pour finir cette brève analyse de mon expérience nocturne, quelques mots sur le rôle des outils numériques. Depuis plusieurs années on essaye d’interpréter le rapport entre le web participatif et les mouvement de protestation : la tâche est bien complexe et demande un travail de recherche approfondi et sérieux. Je me limite donc à exprimer mon ressenti. Je suis à Paris, dans mon appartement, et dans l’impossibilité donc de participer aux manifestations montréalaises. Le premier réflexe, quand j’allume l’ordinateur, est de m’informer sur le conflit en cours à partir des médias traditionnels : les sites Internet de « La presse », « Le devoir ». Ensuite, pour suivre en direct, je vais sur Twitter où je trouve, par exemple, le lien vers la CUTV qui propose le direct des manifestations avec, à côté, le fil Twitter. C’est là que quelque chose change : le fait de m’informer ne me suffit plus, j’ai envie de participer, ne serait-ce qu’avec un tweet pour rentrer dans le débat.
Comme le remarque Dominique Cardon dans La démocratie Internet , le modèle politique proposé par les technologies numériques est celui de la participation et de l’activité : l’usager qui agit beaucoup existe, celui qui n’agit pas n’existe pas. Pas de majorité silencieuse, donc, pas de possibilité de voter et puis de disparaître. C’est l’action qui compte et non pas l’expression ponctuelle et définitive d’un choix entre deux alternatives.
Cela ne signifie pas que le numérique augmente les possibilités de démocratie. Mais, probablement, les réseaux sociaux nous redonnent l’impression que nous pouvons agir et que nos actions peuvent avoir un poids sur une communauté et donc sur la société.
C’est à partir de ce sentiment que l’on devrait questionner le rapport entre action et représentation et repenser le sens que nous voulons donner au mot « démocratie ».