Aujourd’hui, Ferdinand Tönnies, philosophe et sociologue allemand tombé dans l’oubli, suscite à nouveau notre intérêt. L’œuvre principale de Tönnies, Communauté et société, fut publiée en Allemagne en 1887. En 1944 la première traduction française du germaniste Joseph Leif fut disponible. Malgré sa réédition (Retz) en 1977 l’ouvrage est épuisé à l’heure actuelle. A la lumière de l’opposition entre la communauté et la société, la réflexion actuelle sur le communautarisme trouvera une assise conceptuelle plus nette. De façon générale, pour Tönnies l’opposition de la communauté et de la société repose sur l’idée que le tissu social ne se résume pas à de simples rapports contractuels entre les individus. D’autres liens, notamment familiaux, préexistent et perdurent. Ils ont leur raison d’être et demandent à être pris en compte. Tönnies se fait ainsi théoricien de la rupture qui caractérise la société allemande à la fin du 19e siècle. Pour lui, la modernité économique et sociale est essentiellement caractérisée par l’avènement de l’individu autonome. Il ne faut pas oublier le contexte historique et culturel particulier de l’Allemagne des années de fondation (Gründerjahre) qui ont définitivement mis fin à la société féodale et agricole.
Tönnies tente d’élaborer un schéma explicatif de la modernité. Pour lui, communauté et société sont des concepts opératoires et non pas des descriptions réalistes d’une situation sociale donnée. Ces deux concepts font partie de la sociologie pure qu’il élabore par la suite. Dans la première préface Tönnies insiste sur cet aspect épistémologique. Il veut « se situer tout à fait en dehors des choses et regarder les mouvements à la fois avec un microscope et un télescope » (XXI). Sous l’influence du développement de la biologie, Tönnies affirme également :
« Tout ce qui est réel est organique ». C’est le mouvement qui prime. Les concepts doivent, en quelque sorte, épouser le mouvement. Cette caractéristique rapproche la sociologie de Tönnies de celle de Weber. En effet, l’idéal-type relève de la question de la distance entre un réel en mouvement et la science qui cherche à le saisir. Tönnies contribue ainsi à créer les fondements de ce que, plus tard, Weber appelle la « sociologie compréhensive ».
Note biographique
Il n’est pas inutile de donner quelques précisions sur la vie de Ferdinand Tönnies qui, tout compte fait, reste un étranger pour la sociologie française. Ferdinand Tönnies naquit en 1855 dans le Nord de l’Allemagne, près de Husum. Il mourut à Kiel en 1936. Son père, propriétaire terrien, s’occupait de son exploitation agricole. Le jeune Tönnies fit des études de lettres classiques et de philosophie, il admirait l’écriture de Nietzsche et se consacra à l’étude de Hobbes. Pendant plusieurs années il enseigna comme Privatdozent à l’université de Kiel. Mais sa carrière universitaire était bloquée en raison de son engagement politique et de sa critique de l’État autoritaire. Proche du mouvement ouvrier - en 1890 le parti social-démocrate allemand fut créé - il défendit les réformes sociales, mais il n’adhéra au SPD qu’en 1930 convaincu qu’il fallait combattre le danger que représentait le parti national-socialiste (NSDAP) pour l’Allemagne. Ferdinand Tönnies fut également le président de la Société allemande de sociologie pendant la République de Weimar.
La sociologie comparée
Avant d’examiner le livre de Tönnies, attardons nous sur la comparaison des mots et des contextes socio-politiques. Demandons-nous ce qui est transposable d’un concept né à un moment historique précis. A la fin du 19e siècle se constitue en Allemagne une science nouvelle, la sociologie, dont les représentants les plus célèbres sont Ferdinand Tönnies, Georg Simmel et Max Weber. Marx et de Dilthey, donc le matérialisme historique et l’herméneutique, en fournissent les bases théoriques. Cette originalité théorique la distingue clairement de la sociologie française (Auguste Comte, Emile Durkheim). Il faut bien avoir à l’esprit cette particularité du contexte socio-historique allemand pour faire ce que j’aimerais appeler de la sociologie comparée. Les mots n’ont pas la même résonance sémantique. Leur force d’évocation dépasse parfois le contenu conceptuel. Cette fortune des mots peut entraîner sur une pente glissante. Mais cet embarras peut aussi être une hypothèse de travail. Le sociologue comparatiste doit d’abord être sensible à l’emploi des mots et la traduction d’une langue étrangère peut être considérée comme la traversée d’un fleuve selon le sens que Heidegger lui donne : aller d’une rive à l’autre. Les mots nous renseignent sur les choix philosophiques qui précédent la formulation de la théorie. La résonance sémantique des termes Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société) n’est pas la même dans les deux langues. Cet état de fait renvoie surtout aux différences dues aux institutions et à l’histoire politique des deux pays. De manière générale, la Gemeinschaft est le tout organique, la société holiste selon la terminologie de Louis Dumont. Elle s’oppose à un tout considéré comme une mécanique, comme un artifice se composant d’individus isolés. Compte tenu de la structure fédérale de l’Allemagne le concept de communauté a un retentissement plus fort jusqu’à nos jours où l’on enseigne dans les lycées de certains Länder une matière appelée « Gemeinschaftskunde » science de la communauté, un enseignement qui regroupe l’histoire, la géographie et l’instruction civique. La reconnaissance politique des particularismes confère à la notion de communauté ses lettres de noblesse. En France, en revanche, le terme de communauté relève plutôt d’un registre religieux. Employé - avec une certaine emphase - en politique, le mot désigne un projet politique comme l’indique le titre du livre de Dominique Schnapper La communauté des citoyens. La « communauté nationale » française est justement le dépassement des communautés singulières, tandis que la « communauté de destin » (Schicksalsgemeinschaft) est le terme que les Allemands utilisent pour parler de l’ensemble des forces actives - culturelles, politiques et sociales - qui déterminent un peuple. La pensée de Ferdinand Tönnies sensibilise aux formes intermédiaires de communauté qui ne sont ni religieuses ni politiques.
Tönnies, Kulturphilosoph
Ne perdons pas de vue que Tönnies, comme Simmel, font partie de la catégorie allemande de penseurs appelés Kulturphilosophen. Pour eux, la pensée, avant de s’inscrire dans l’universalité rationnelle, est tributaire d’une conception du monde (Weltanschauung). Toute pensée est d’abord Weltanschauung, conception du monde, tributaire d’une tradition et d’une langue. Ce rattachement à une matrice de la pensée et de l’expression fait de la culture le destin de la nation allemande. Pour Tönnies, l’opposition de la communauté et de la société procède de ce contexte particulier de la Kulturnation allemande. Plusieurs critères la définissent :
- L’Allemagne a connue tardivement, 1871, l’unité nationale. Les historiens parlent de la nation tardive (verspätete Nation).
- L’unité s’est faite autour d’un consensus ethno- culturel qui était d’autant plus aisé à réaliser qu’il a profité d’une cohésion linguistique.
- La société holiste du Moyen âge a longtemps servi de modèle social. Les valeurs comme la fidélité, la parole priment sur le contrat. A ce sujet la langue est parlante. Par exemple le détournement de fonds publics se dit en allemand Untreue ou Veruntreuung (infidélité).
- En Allemagne, la Réforme a, en quelque sorte, laïcisé le domaine religieux. Le travail de traduction de la bible entrepris par Luther est la marque de l’inscription de la tradition religieuse dans un champ sémantique. Désormais la révélation est affaire de tous ceux qui savent lire et écrire. L’instruction populaire allait de pair avec une théologie de la libération.
Retenons deux aspects de la situation historique dans laquelle Communauté et société fut publié. D’une part, quand, en 1887, Tönnies publie Communauté et société, le concept de société n’était pas seulement une réalité sociale évidente dans une Allemagne en plein essor économique mais avait déjà une assise théorique dans la philosophie de Hegel. Dans les Principes de la philosophie du droit (1820), Hegel a opposé l’État et la société civile faisant de cette dernière l’ensemble des forces particulières. Le Bürger au sens de bourgeois, non pas le citoyen, devient l’homme tout court. C’est un homme qui a des besoins et qui, par la médiation du travail, instaure un système d’échanges pour les satisfaire. Marx, par la suite, construit sa critique de la société bourgeoise sur l’incompatibilité des intérêts particuliers et l’antagonisme des classes sociales. Très tôt, la société se mue en scène politique. D’autre part, le terme de Gemeinschaft a une résonance particulière dans le contexte culturel allemand. Dans le piétisme allemand, à la suite de la Réforme luthérienne, trouve son expression propre une notion d’individu qui relie responsabilité individuelle et communauté. Valeurs modernes et structures sociales anciennes incarnées par la société hiérarchisée coexistent dans cette configuration dont l’héritage platonicien est indéniable. La préférence va à l’un, à l’union, et le multiple et sa forme sociale, la foule, suscite la méfiance. Luther, Goethe ou encore les Romantiques allemands souscrivent à ce « conservatisme révolutionnaire ».
Présupposés théoriques et considérations épistémologiques dans « Gemeinschaft und Gesellschaft »
La distinction aristotélicienne de l’organique et de l’artéfact fournit la matrice théorique de l’opposition entre communauté et société. Tönnies part de la thèse que les deux types de groupes sociaux, la communauté et la société, se caractérisent par deux sortes de volontés. En effet, pour Tönnies, comme pour Schopenhauer, la vie relève essentiellement de la volonté qui est considérée comme une force vitale, sans pour autant être associée à l’irrationnel. A la suite de Kant, Tönnies affirme également que la volonté est le fondement de la liberté humaine. La communauté est placée sous le règne de la « volonté première » ou organique (Wesenswille). Le terme désigne l’ensemble des forces propres d’une personne ou d’ un groupe. La volonté première est définie par l’instinct humain (Gefallen), l’habitude (Gewohnheit) et la mémoire (Gedächtnis). Se référant à Hobbes, Tönnies en déduit une typologie des vertus comme par exemple le courage, le sérieux, le zèle dont la source commune est l’énergie vitale et l’activité. Le corps humain est l’image que Tönnies utilise pour parler de la complexité et de l’unité de cette forme de volonté. Celle-ci inclut la pensée. En s’appuyant sur le droit naturel cette volonté désigne la persévérance dans l’être qui garantit l’unité de la vie (le conatus de Spinoza). Tönnies rattache son concept de volonté organique à la « substance concrète de l’esprit d’un peuple » de Hegel et confère ainsi une dimension politique à cette volonté. Bien que Tönnies affirme très clairement que cette volonté « implique la pensée » ces détracteurs voyaient en lui un irrationaliste. Dans la préface à la deuxième édition, il se défend contre ces accusations. Il fait observer que la « volonté première » est appetitus rationalis c’est-à-dire elle inclut la relation à l’extérieur si bien que l’altérité y a sa place. Une caractéristique essentielle de la volonté première est son inscription dans le passé.
La deuxième forme de volonté, celle qui caractérise la société, varie de la première en ce qu’elle débouche sur un choix (Kürwille). Elle est entièrement tournée vers l’avenir dont elle esquisse des représentations (Bilder). Mais son activité intéressée, son calcul, ne serait rien si elle ne s’appuyait pas sur la volonté première. De fait, la volonté élective oriente la volonté première. Elle désigne l’agencement des différentes forces en un système dont les parties se conditionnent les unes les autres. Tönnies définit la volonté élective comme l’ensemble des intentions, des idées, des aspirations et des « finalités et des moyens » dont l’homme dispose : « l’appareillage dans la tête destiné à saisir les réalités ». L’influence hobbesienne se fait sentir à travers de telles formules qui présentent les concepts comme des outils grâce auxquels l’homme taille dans le vif de la réalité. La théorie de la volonté élective culmine dans une description de la psychologie qui correspond aux aspirations humaines. Tönnies montre que les appétits des hommes se résument à la cupidité et au désir d’argent car l’argent est le moyen qui permet l’acquisition de tous les autres biens. L’auteur est convaincu que le homo homini lupus est de Hobbes trouve ainsi son expression moderne.
L’opposition des deux volontés s’exprime également à travers la façon dont chacune se rapporte au monde. Pour la volonté première ce rapport est la possession, l’appropriation, pour la volonté élective, il est Vermögen, puissance. Les lecteurs de Freud et de Heidegger connaissent la polysémie du mot allemand qui est substantif et verbe à la fois et signifie fortune, puissance, amour et capital, mais aussi la capacité de réaliser des transferts d’ordre symbolique qui précisément permettent de concevoir l’avenir comme dimension temporelle. Communauté et société.
La communauté
Au début fut la communauté. Tel est le présupposé théorique de Tönnies. Dans la communauté l’être humain est « chez soi ». La communauté protège, préserve et respecte les individus. Elle tient compte de leurs besoins affectifs. Les membres d’une communauté font partie d’un tout jusqu’à se confondre avec ce tout (la famille, le village, la corporation). Tönnies écrit : « Il n’y a d’individualisme ni en histoire et ni dans la culture ; l’individu est conditionné par la communauté, il en est le produit ». Par de telles remarques Tönnies reprend à son compte la critique marxienne selon laquelle l’individu c’est le bourgeois et le capitaliste, qui, au nom de l’humanité, ne sert que ses intérêts propres. Pour Tönnies, l’individu est une pure fiction, un artefact, qui résulte de la nécessité de vivre en société. Citant Goethe (la théorie des couleurs), Tönnies affirme que le concept d’individu relève de l’opinion, de la doxa et du préjugé. Il est donc une fiction. L’être humain, en tant qu’individu, n’apprend que ce qui correspond à son être profond. Les liens sociaux s’établissent par un mouvement d’élargissement allant de l’amour maternel, en passant par l’amitié pour enfin se concrétiser dans la communauté spirituelle. La communauté est une forme de vie commune ordonnée que Tönnies appelle communisme. En dehors de l’acception politique du terme communiste, il lui donne un sens très simple : mettre en commun, partager. Dans un usage tout aussi provocateur, Georg Simmel parlera du « communisme de l’argent ». désignant par la capacité à créer un monde commun dominé par l’échange. Les deux sociologues, fondateurs de la sociologie allemande, posent le problème des conditions de possibilité de ce monde commun.
Pour Tönnies, toute vie commence par le communisme, c’est-à-dire la communauté étroite, biologique entre la mère et l’enfant. Cet état fusionnel se prolonge et se transforme en société. Tönnies écrit : « A la base, la culture est communiste, la culture actuelle et future est socialiste. » La communauté précède donc la société. Il s’agit d’ un ordre chronologique et historique. Tönnies, dont l’enseignement fut fortement marqué par l’intérêt qu’il portait à la philosophie de Hobbes reprend ici à son compte l’idée de droit naturel, l’égalité naturelle des êtres, sans pour autant en déduire l’idée de l’état de guerre permanent. Les hommes sont simplement égaux, car ils poursuivent tous les mêmes buts vitaux. La société crée un nouvel ordre et élabore un projet de vie commune. Communauté et société désignent deux façons de vivre ensemble qui ne sont pas de nature différente. Il y a trois types de communautés : la famille, le village et la ville (pas la grande ville). L’ordre qui y règne se caractérise par la concorde (Eintracht) et l’harmonie. Il est fondé sur la différenciation des tâches à accomplir assortie d’une psychologie des membres du groupe. Leurs volontés s’accordent d’autant plus facilement que les moeurs et la religion fournissent le cadre de référence nécessaire. La communauté procède donc de la hiérarchisation, de l’ordre et de l’autorité. Le droit naturel trouve son expression propre dans la sphère de la communauté affirmant l’égalité naturelle de ses membres. Les développements de Tönnies obéissent au principe ternaire de la dialectique hégélienne, à la progression par exemple les liens de parenté, de voisinage, d’amitié sont à l’origine des communautés. L’amitié est la réalisation d’un lieu invisible sur le plan spirituel, affirme-t-il en s’inspirant du philein de Platon. La maison de la famille se mue en paradigme général de la vie communautaire. Chaque membre de la famille y joue un rôle particulier. En échange du respect de l’ordre, les membres de la communauté profitent de l’aide mutuelle. Les faibles sont protégés « tendrement par les forts », la relation mère-enfant est exemplaire d’une relation d’amour et de confiance. La compréhension mutuelle va de pair avec la dignité et le respect des membres. Par conséquent, le valet n’est pas à confondre avec l’esclave.
Le consensus (Verständnis) qui règne dans la communauté est présenté comme une matrice sémiologique. La communauté crée du sens et ce sens est la base du droit qui régit la vie commune des membres du groupe. La psychologie communautaire puise dans le respect mutuel et la capacité d’empathie. Pour étayer cette psychologie Tönnies a recours au modèle épistémologique sous-jacent au consensus communautaire. Tönnies prend à son compte les développements de Humboldt sur la langue, qui n’est pas considérée comme « ergon » (œuvre), mais comme « energeia ». Ainsi il rejette l’idée que la communauté, comme la langue, est un instrument. L’autonomie communautaire puise sa vigueur dans sa capacité à produire du sens, donc du respect. Ce consensus « vivant » crée la proximité spirituelle nécessaire à la communauté. En outre, le modèle communautaire évolue ainsi selon une logique interne auto-reproductive. La communauté n’astreint pas les personnes à rester dans un cadre donné, elle n’exclut donc pas l’évolution, mais uniquement vers un autre type de communauté. Vivre en communauté signifie posséder et jouir des biens communs. Tönnies souligne la réciprocité que la possession instaure. Il écrit : « La vie en communauté signifie la possession et la jouissance réciproques et c’est la possession et la jouissance des biens communs. » Posséder implique la volonté de préserver les biens et, le cas échéant, de les défendre. Tönnies focalise son analyse sur la maison et l’économie domestique, lieu de la production commune et du partage des biens. Les rapports de vie commune se distinguent fondamentalement de l’échange propre à la société. L’ensemble est un tout organique que Tönnies compare au corps humain. C’est un organisme auto-suffisant (selbstgenügsam). Le schéma se reproduit à l’échelle du village (artisans..) et de la petite ville qui ne sont que des « analogies de la maison ». Le foyer - la langue française maintient la métaphore - est le centre réel et symbolique de la maison de même que la table autour de laquelle les membres de la communauté se rassemblent. Malgré la complexité grandissante des structures sociales, au niveau du village et de la petite ville, les membres d’une communauté assurent la cohésion sociale du fait qu’ils considèrent leur activité comme une mission. Ils n’agissent jamais en leur nom propre, en tant qu’individu, mais en tant que représentants d’un ordre, chargés d’une mission. L’accomplissement de leur devoir envers la communauté est primordial. Quant à l’art, Tönnies insiste sur sa fonction sacrale dans la communauté. L’art re-lie les membres de la communauté et leur propose une vision harmonieuse du monde. Originellement le culte et l’art sont intimement liés ; le foyer et l’autel sont une et même chose. Ainsi, l’art et la religion garantissent l’ordre social. Toute communauté a un fondement religieux et artistique. Son maintien, le respect de ses règles et de ses institutions font appel à l’art, de même que l’exercice de la vertu du citoyen relève de l’art. Tönnies se réfère aux Lois de Platon qui décrit la vie de la cité comme un drame c’est-à-dire une oeuvre d’art. C’est grâce à l’art que les antagonismes et les conflits trouvent une solution qui renforce la communauté.
En résumé, nous pouvons dire que la communauté est l’expression de la volonté de conserver et de reproduire la matrice familiale initiale à différents niveaux de l’ordre social. L’analogie des ordres et la conception organique de la communauté qui en découle garantit sa cohésion interne. Le temps caractéristique de la communauté est le passé, elle est donc essentiellement conservatrice. Le lien social propre à la communauté relève de ce que les Stoïciens ont appelé la sympathie. Elle est d’abord incarnée par l’amour maternel, donc la communauté de sang, mais elle s’étend jusqu’à la communauté spirituelle. On peut observer que la comparaison avec la langue domine la description de la communauté. Tönnies met sur le même plan communauté et langue maternelle. La communauté (linguistique) est une matrice qui donne du sens au monde. La singularité de la langue originaire c’est qu’elle n’a même pas besoin de l’énonciation. Tönnies va même jusqu’à dire que le silence est consubstantiel à la communauté. L’entente et le consensus des membres de la communauté requièrent le silence parce que le contenu de cette entente est indicible et insaisissable. Toute communauté est donc tributaire d’un mystère qui plane au-dessus d’elle.
La société
« La théorie de la société est la construction d’un cercle de personnes qui , comme dans la communauté, vivent et habitent côte à côte dans la paix sans être liées par nature. Elles sont, au contraire, séparées par nature. Alors que dans le premier cas elles restent liées malgré tout ce qui les sépare, dans le deuxième cas elles restent séparées malgré tous leurs points communs. »
Cette définition montre la complexité des liens qui s’établissent à l’intérieur de la société. De manière générale, Tönnies associe la société à l’activité économique. Le commerce est le contraire de l’art qui domine la communauté. L’habileté du commerçant vise uniquement le profit. Il en résulte que la société (commerçante) est une construction, les liens qui unissent les personnes reposent sur des conventions. Ils sont donc artificiels. L’homme y vit dans la solitude, il est isolé tout en ayant des liens avec les autres. La jouissance des biens se fait au détriment des autres membres de la société. Elle est exclusive c’est-à-dire elle prive d’autres membres de la société. La négativité qui en résulte donne naissance à des tensions qui sont caractéristiques de la société. En même temps il devient nécessaire de créer des ersatz. Ce mécanisme de substitution est à l’origine de l’échange et de la création de la valeur sociale (la valeur d’échange). La volonté générale n’est qu’une pure fiction (« ens fictum ») qui résulte des échanges. Pour qu’il y ait des rapports sociaux, il suffit que les personnes soient capables de travailler et de promettre. Grâce au travail, la réalité est transformée et la promesse permet d’ inscrire le travail dans le temps. En ce sens, les commerçants (marchands) et les capitalistes sont les vrais maîtres de la société car celle-ci n’existe que pour eux. Chaque échange est la confirmation de la symbolique de l’argent, de sa puissance fédératrice dans la société. Comme Georg Simmel, dans la Philosophie de l’argent (1900) Tönnies construit son concept de société à l’aide de la symbolique de l’argent qui se mue en sémiotique. Ainsi la valeur de l’argent dépend étroitement de son aura qui est la volonté générale. Ce qui crée le lien entre les individus est l’échange concrétisé par la circulation de l’argent. La société civile est une société d’échange. Tönnies reprend à son compte la définition de la société d’Adam Smith selon laquelle tout le monde est commerçant. Les individus, tout en poursuivant leurs intérêts particuliers, servent la société (le concept de main invisible). Le signe manifeste de l’échange est l’argent, qui signifie liberté. Face à l’argent l’homme est libre. En ce sens, l’argent représente un énorme progrès. Nous lisons :
« En revanche, le commerçant, en plaçant le bénéfice tangible et néanmoins abstrait en dehors de son activité comme sa finalité réelle et rationnelle, est (en ce sens) le premier homme qui pense et qui est libre ».
L’homme moderne qui vit en société est potentiellement ce commerçant capable de créer de la richesse. L’argent n’est pas un bien comme les autres. En lui, valeur d’usage et valeur d’échange se confondent. Cela peut conduire à une dérive. Comme expression de la volonté générale il est une structure ouverte qui ne connaît pas de limites. L’évolution naturelle de la société tend alors à instaurer un marché mondial. Mais, du point de vue de la sémiologie, ce marché équivaut à une inflation des signes. En reprenant les analyses marxiennes du capitalisme moderne Tönnies parle de la dénaturation du processus du travail dont l’accélération est due à l’intervention des machines. Le capitaliste se mue en Spieler, figure qui, selon Tönnies, fait intrinsèquement partie de la logique de la société. Alors que le capitaliste est entièrement libre, la classe des travailleurs ne l’est qu’ « à moitié » (halb frei). Tönnies insiste sur le fait que les travailleurs ne sont pas des esclaves rendant ainsi hommage à l’idée d’échange. Par définition elle exclut tout esclavage, car le volonté de l’individu prime dans les groupes de type sociétal. En 1912, à l’occasion de la deuxième édition de Gemeinschaft und Gesellschaft Tönnies précise qu’il approuve l’idée fondamentale de Marx tout en gardant des réserves quant à la théorie de la valeur. Pour lui, seul le travail humain produit de nouvelles valeurs. Même si le travailleur est au service du capitaliste il reste maître de son travail. Il en est de même pour l’intervention de la machine dans le processus de production. En dernier lieu, pour Tönnies, le travailleur ne s’aliène pas par son travail. Tönnies reste hégélien au sens où par le travail se constituent la conscience de soi et le rapport à autrui.
Dans la dernière partie de son ouvrage Tönnies développe l’idée d’une synthèse de la volonté première propre à la communauté et de la volonté élective caractéristique de la société. Tönnies écrit : « La communauté est la représentation la plus pure du corps social, la res publica est sa représentation la plus parfaite. » Fidèle à l’exposition ternaire, Tönnies divise la res publica (Gemeinwesen) en ville, État et opinion publique. La progression des trois termes va du territoire au fait « mental », donc vers l’abstraction. Chaque terme peut être considéré de deux manières. D’un côté, chaque groupe d’hommes est une sorte d’organisme ou œuvre d’art vivante. En ce sens, tous les citoyens considèrent que la cité a été conçue par eux et que, par conséquent, elle est une œuvre d’art réalisée par eux-mêmes. De l’autre côté, ce même groupe d’hommes peut être considéré comme une sorte d’instrument, un outil qui n’a qu’une fonction. Appliqué à l’État, cette distinction fait ressortir une conception de l’État comme protecteur de la liberté et des biens des citoyens. Ainsi, selon le droit naturel, il est une personne artificielle, un contractant au même titre que n’importe quelle autre personne. Mais l’État, en détenant le droit de modifier les lois, se définit aussi comme violence. Il se place au-dessus du droit naturel en en faisant son objet et peut infléchir le droit. On pourrait imaginer que la société s’y oppose. Mais, Tönnies argumente que l’État est lui-même la société dans son unité et que par conséquent, l’opposition n’aurait pas de sens. Ainsi, conclut-il, « le droit de la politique est le droit naturel. »
Il est significatif que l’opinion publique figure en dernier lieu. Elle désigne l’ensemble des idées et des représentations au niveau de l’État. Cette forme mixte des deux volontés s’appelle opinion publique. A l’échelle de la communauté, son équivalent est la religion. Tönnies la définit ainsi :
« L’opinion publique veut elle-même fixer des normes générales et fiables. Elle ne le fait pas en raison d’une croyance aveugle, mais en considérant que les doctrines reconnues par elle sont justes. Selon sa tendance et sa forme, elle est l’opinion scientifique et éclairée. »
La religion, de même que l’opinion publique garantissent la cohésion de la res publica. Les deux, mais tout particulièrement l’opinion publique, requièrent la participation active des membres qui doivent s’intéresser aux affaires publiques et y contribuer par leurs idées. Tönnies pense qu’à l’image du marché mondial créé par la société, l’opinion publique éclairée devrait conduire à la « république mondiale ». Mais quant à la réalisation de cette république composée de gens qui « pensent, qui savent et qui écrivent » les doutes sont permis, car les États nationaux freinent cette évolution. Selon Tönnies il faudrait les supprimer. Suivant Kant et ses considérations sur la paix perpétuelle Tönnies imagine le bonheur de l’humanité toute entière sous la forme d’une existence paisible au sein d’une fédération d’États.
La question du lieu
La lecture de la modernité sociale que Tönnies propose part de l’analyse marxienne du prolétariat des grandes villes. Tönnies prend à son compte ce que Marx écrit dans le livre I du Capital : « On peut affirmer que toute l’histoire économique de la société (i.e. des nations modernes) se résume par l’opposition de la ville et de la campagne ». A tous les niveaux de l’analyse tönniesienne la référence au lieu que l’homme habite est une marque identitaire. Ainsi, l’amitié spirituelle est décrite comme « un lieu invisible », « une ville mystique » et « un rassemblement ». De même, la question sociale est avant tout liée à la configuration spatiale. La grande ville, symbole de la vie moderne, incarne l’ambivalence de la modernité. D’autres penseurs, Georg Simmel et Max Weber, ont également examiné la modernité sous le même aspect. Pensons aussi au film de Fritz Lang Métropolis (1927) qui reprend le thème du déchaînement des forces élémentaires. La ville signifie la mort de la communauté, c’est le lieu des déracinés, des errants du monde moderne. Dans Communauté et société, Tönnies élabore un concept de communauté qui opère comme une théologie négative dans « la critique de la société », la Gesellschaftskritik, genre sociologique du 20e siècle dont les pères-fondateurs sont les membres de l’École de Francfort, Horkheimer, Marcuse et Adorno. Quand ce dernier parle de « la société par trop socialisante », du danger de la socialisation, les reliquats de la tentation communautaire sont perceptibles. La mauvaise fortune de la communauté nationale dont l’Allemagne nazie a fait l’expérience, reste pour nous aujourd’hui une dure leçon de l’histoire. La réflexion de Tönnies a le mérite de rendre compte d’une réalité sociale en pleine transformation. Dans son modèle d’explication, souvent mal interprété, il met l’accent sur la fragilité de la civilisation, sur sa naissance et sa mort. Il écrit : « L’être de la civilisation est le changement ; en tant que tel il est développement et dissolution de formes existantes. Or, tout changement se comprend à partir des transitions des concepts en mouvement. »
Communauté et société sont de tels concepts. Aujourd’hui nous avons conscience que la société moderne ne donne pas un sens ultime à l’existence. Portée vers l’avenir elle dévalorise souvent le passé. C’est la raison pour laquelle la communauté sert de refuge. Le « malaise dans la civilisation » pousse les contemporains à négliger la double orientation de la vie sociale : communauté et société. Les confondre serait grave. Quand la société prend des allures de communauté elle court à sa perte. Pour Tönnies, les temps modernes ne sont pas concevables dans la simple négation du passé. Pour lui, la communauté, parce qu’elle est un passé simple, rend possible la société, dans toute sa complexité. L’art de Ferdinand Tönnies, son talent philosophique, consiste à penser la transition historique entre l’ancien et le nouveau, mais aussi le passage de l’affectif à l’intellectuel.