Aujourd’hui, Facebook est vraiment ennuyeux. Il n’y a rien, rien de rien, rien du tout. Une amie voyage seule en Écosse et publie les photos de ses repas : hier elle a pris du bacon au petit-déjeuner, aujourd’hui aussi. Un ami se marie après dix ans de fiançailles, les invités le congratulent en écrivant presque tous la même chose : félicitations, vous êtes merveilleux ! Il y a l’ami qui s’inquiète pour son chien malade, celui qui a acheté une nouvelle voiture et celui qui craint de rater son examen à la Fac. Il n’y a que cela aujourd’hui ? Ce n’est que ça la vie ? Non, pas seulement ça : un ami dit aussi qu’il fait chaud et qu’il n’a pas bien dormi cette nuit, un autre a beaucoup bu hier soir et a mal à la tête, un autre encore réfléchit sur le temps qui passe en regardant une photo de l’école maternelle. Il y a aussi celui qui dédie une chanson à sa copine et celui qui adhère bien ému à la commémoration pour les soldats morts en Afghanistan. C’est pratiquement tout pour aujourd’hui, ça suffit.
Je voudrais écrire une phrase géniale, bouleversante, provocatrice comme d’habitude, mais je ne trouve rien à dire : c’est parfait comme ça, je préfère observer cette normalité inquiétante et rassurante en même temps. Je suis off line. Si je ne fais rien, personne ne peut savoir que je suis ici et c’est tant mieux. Mon statut est le même depuis quatre jours. Il a reçu douze I like et dix commentaires d’amis qui n’avaient peut-être pas bien compris ce que je voulais dire – c’est pour ça que parfois je me commente le premier. Il y a eu des jours très amusants mais aujourd’hui je vois bien le vide. Je pourrais changer ma photo de profil, mais pour quoi faire ? Peut-être pour donner l’impression d’une nouveauté, d’un souvenir ou d’un désir... Mais ce serait un mensonge et tout le monde le découvrirait facilement, moi le premier – il est difficile de se mentir à soi-même ici aussi. Alors qu’en laissant mon profil ainsi, tout le monde pourrait penser que j’ai beaucoup de choses à faire et que c’est finalement pour ça que je ne suis pas ici depuis quatre jours. Quant à moi, et c’est ce qui compte le plus, j’y croirai. Ma fausse absence, une suspicieuse absence en verre soufflé, laisse ouvert l’espace des hypothèses – celles des autres et les miennes. Au contraire, tout ce que je pourrais écrire ou faire serait pour moi une condamnation, une condamnation à l’angoisse du jour.
Mon profil Facebook a toujours été comme le cinéma vu par Hitchcock : la vie coupée de ses parties ennuyeuses. Mon profil est une personne ironique, attentive, parfois polémique, qui adore la musique à textes et la poésie, qui cherche à avoir les répliques les plus drôles, paradoxales ou absurdes dans les discussions de forums. Dans la construction de moi-même que j’entreprends ici, la construction de mes pensées, de ma vie et de ses opportunités, il n’y a pas de place pour le vide. Je n’ai jamais écrit « aujourd’hui je ne pense rien, je ne fais rien, je ne veux rien » et, si je l’avais écrit, cela aurait de toute façon constitué quelque chose : l’admission d’une présence insuffisante, le manque de la moindre envie et donc un sentiment de culpabilité, l’embarras d’être inutile, peut-être même un appel à l’aide. J’observe alors mon profil, cette personne, sans me faire voir ou entendre, sans faire de bruit. Quant à lui, il me demande de l’animer, de lui faire dire quelque chose, d’être son fiable ventriloque télépathique : celui qui pense souvent la même chose, celui avec lequel il est presque toujours d’accord. Si dans le miroir, comme l’écrit Borges, il y a un autre qui regarde, ici il y a un autre – une personne – qui attend. Face à moi, il y a quelqu’un qui me fait du chantage car il ne supporte pas l’ennui. Il y a, finalement, quelqu’un qui ne veut pas mourir. Et celui-ci, je le sais, ne doit pas mourir, c’est là que réside son chantage : il est mon témoin, mon témoin privilégié. Mis à jour ou non, il assure de toutes façons mon existence aux autres. Il ne sait pas tout ce que je pense ou fais mais il leur dit ce que je pense ou fais, il démontre que je vis, que je me trouve dans le monde. Entre cette personne et moi, la lutte pour la survie est toujours en suspens : nous ne mourrons pas ensemble. Un de nous deux – et c’est certain – mourra le premier.
Maintenant, l’absence à laquelle j’aspire depuis quelques jours est un problème pour mon profil Facebook. La dynamique du réseau social implique une activité presque incessante : la mise à jour de son statut, l’édition d’un nouvel album de photos, l’ajout de liens vers des vidéos trouvées sur YouTube – souvent des chansons ou des extraits de films – ou encore les commentaires laissés sur les activités des autres – statut, photos, liens ou vidéos personnelles. L’opportunité d’attirer l’attention de l’autre, le primordial objet d’amour, s’est de plus en plus perfectionnée devenant ainsi plus efficace et pertinente. Auparavant, il était par exemple impossible qu’un nom cité dans un commentaire se transforme en un lien dont la personne intéressée soit immédiatement informée. Le chat était uniquement réservé à deux individus alors qu’aujourd’hui il est possible d’en impliquer plusieurs. La capacité d’interaction se multiplie car c’est justement l’interaction qui donne du sens à notre personne au sein du réseau social : si, comme l’indique Marcello Vitali-Rosati, le web est en général un espace d’action, Facebook est forcément un espace d’interaction. En effet, si notre interaction ne prolifère pas dans une foule de micro-actions capables de capter l’attention, alors notre présence n’est pas une présence conforme et adéquate, ni brillante et intéressante. Il n’y a que cette prolifération qui puisse assurer notre existence. Si nous ne nous renouvelons pas en indiquant sur notre profil quelque chose de nouveau, ou si nous ne nous adressons pas à quelqu’un sur notre page ou sur la sienne, les autres ne recevront pas de mises à jour de notre activité et, par conséquent, notre profil s’évanouit, s’évapore. Il reste alors isolé, perdu, triste. Personne ne le cherche puisqu’il n’a rien à dire, rien à faire : il est mort. Il est très facile de se transformer en épave, de devenir une personne abandonnée, marginalisée, oubliée, un asocial qui devra agir pour retrouver ses amis et s’insérer à nouveau dans le quotidien des autres.
Qui agit et joue sur Facebook déteste le vide. Facebook est un monde plein des choses, il est aussi frénétique. La première approche que nous avons en arrivant sur notre profil a la forme d’une question, très directe, très stricte, très urgente : what’s in your mind ? Tout de suite une question, la plus banale et la plus simple des questions, mais aussi la plus désarmante et dramatique : à quoi penses-tu ? Une question essaye chaque fois de remplir un vide, d’obtenir quelque chose qui nous manque, à savoir ce qu’encore on ne sait pas : what’s in your mind ? C’est probablement la seule question que nous ne nous adressons jamais à nous-même : what’s in my mind ? Il est évident que l’interrogation s’annulerait au moment d’être formulée, ce serait le cas paradoxal d’une question tautologique. On ne pose cette question qu’à un autre, celui qui ne parle pas, semble absent, absorbé par ses pensées. Son silence crée un vide, un vide entre lui et nous qui ne savons pas à quoi il pense. S’il parlait, personne ne lui demanderait à quoi il pense (il penserait à ce qu’il dit, ou sinon il parlerait, tout simplement, et cela nous conviendrait) alors que son silence nous invite à lui adresser la plus embarrassante des questions : what’s in your mind ? La réponse est, presque systématiquement, irritante : rien... je ne pense rien ! Il pense peut-être à quelque chose qu’il ne souhaite pas révéler, soit parce qu’il a peur d’échouer ou qu’il pense que c’est inintéressant. Dans tous les cas, il se dérobe. Mais ici, dans mon Facebook, c’est diffèrent : qui pose la question ? Et, à qui s’adresse-t-elle ? C’est dans ce jeu de rôles, cette représentation multiforme de quelqu’un qui veut absolument obtenir quelque chose de quelqu’un d’autre – c’est-à-dire une réponse – que nous surprenons et découvrons la dimension schizophrénique de chaque profil Facebook et de son propriétaire. Mais, je le redis, qui est celui qui formule cette question : what’s in your mind ? Et à qui cette question s’adresse-t-elle ? Quelqu’un pose la question et quelqu’un d’autre doit y répondre : il nous faut comprendre qui sont ces deux personnes.
Très facilement on pourrait dire que « c’est Facebook » qui la pose. On imaginerait alors une entité abstraite, générique, impersonnelle, qui m’interpelle comme le ferait n’importe qui, une entité étrangère à laquelle je peux répondre ou non sans problème, comme je le ferais d’habitude. Mais en y regardant de plus près, ce serait uniquement une façon expéditive d’éviter une réflexion plus poussée. Sur la page où figure la question, il y a mon nom, celui avec lequel tout le monde me connaît sur Facebook et qui, dans mon cas, est aussi mon nom usuel – Peppe Cavallari – et pas un pseudonyme. Sur cette page il y a donc un en-tête qui me renvoie à moi même. Peppe Cavallari pose la question à Peppe Cavallari, telle une voix interne, une voix parmi les autres voix du dedans caractérisant les stades psychotiques. Il y a tout sauf l’impersonnalité que je cherchais avec l’escamotage d’auparavant. Au contraire, tout est très – trop – personnel. C’est pour cela que si je m’arrête sur la question, je ne peux y répondre. En réalité, Facebook c’est moi, mon profil Facebook c’est moi : c’est donc moi qui veux savoir à quoi je pense. Pour sortir de l’impasse, je dois imaginer – un instant seulement – que c’est un autre qui pose la question : c’est alors beaucoup plus facile d’y répondre. Parfait... mais qui est cet autre ? Qui est cette personne libre de me poser sans cesse cette oppressante question ? Qui est, en somme, mon profil Facebook ? Sans moi, cette personne n’existerait pas. Il est évident que cette personne est ma création, et il en serait de même si le nom était diffèrent de mon nom usuel. Mon profil Facebook ne doit qu’à moi son existence, ce qu’il fait est ce que je lui fais faire, mais seulement jusqu’à un certain point. La question en question le démontre parfaitement : je n’ai pas une totale puissance sur lui. Qui est donc ce lui ?
Indéniablement, l’ergonomie des réseaux sociaux renverse/inverse toute la spéculation philosophique sur le concept d’altérité car elle mette en scène un mode d’altérité tout particulier, une altérité entre soi et soi-même qui aurait fait la joie de Montaigne : mon profil Facebook n’est pas seulement le moi qui n’est pas moi, selon la fameuse définition sartrienne de l’autre, étant donné que cet autre est modelé par moi, et que – dans mon cas – il a mon visage, visible à travers une myriade des photos, et mon nom. Mon profil Facebook, c’est donc l’autre identique, mon sosie, généré par une sorte de procréation assistée, assistée par l’ergonomie du réseau social. Mon profil, c’est le moi qui est aussi moi, en paraphrasant Sartre : il y a une altérité irréductible et, en même temps, une identité tout autant irréductible. Je suis devant un sujet paradoxal, une façon d’être qui auparavant n’existait pas, une personne que je suis et que je ne suis pas, dont j’ai le contrôle, mais seulement jusqu’à un certain point, une personne avec laquelle je peux prendre mes distances, mais jusqu’à un certain point. Avant de parler – pour rejoindre Dominique Cardon – d’un élargissement de l’espace public, il faut reconnaître cet élargissement de notre subjectivité, de notre personnalité, l’élargissement de l’espace de nos pensées, de nos paroles, de notre imagination et de notre mémoire : mon profil Facebook est surtout, pour moi, une façon de penser ce que probablement je ne penserais pas. Sauf qu’ici, où ma pensée se construit comme un langage multimédia, une pensée hypertextuelle, se forment des images, des vidéos, des liens exprimant mes associations d’idées, ma culture, mon esthétique et mon éthique. Il est donc désormais une manière et un moyen de démontrer ma présence dans le monde. En bref : mes choix, mon histoire. Il est autre chose encore : il est tout ce que je suis excepté mon corps. Il est alors mon âme : qui se prépare pour garder la mémoire, qui affronte la mort et la peur de mourir. En effet, la personne que je suis sur Facebook est durable et stable car son activité est l’écriture, une pollution d’écrits qui ne disparaît pas, que l’on peut toujours trouver là, ici, même si je ne fais rien aujourd’hui. Je ne suis pas absent, je ne peux pas l’être : je suis ici. Tout le monde peut regarder mes photos, lire ou voir ce que j’ai mis sur ma page ou dans mes notes jusqu’à ce jour, y écrire ou y afficher ce qu’il veut tandis que je suis ailleurs. Je suis à la disposition de n’importe qui, de qui veut me dire quelque chose, de qui veut me rendre visite, de qui veut me laisser sa trace. Même si maintenant je voudrais ne pas être ici, j’y suis. Il y a mon monument, un monument en danger dont je prends soin parce que je sais que je peux mourir d’un jour à l’autre. C’est pour ça que Facebook affronte la mort : l’enregistrement fige immédiatement le flux des pensées. Chacune pourrait être la dernier ; cela ne serait pas important pour ce qui viendrait après. Je ne peux ne pas être ici car j’y suis même quand je n’y suis pas : il y a toujours un certain Peppe Cavallari, mon autre identique, mon témoin privilégié. Il n’est pas aisé de dire s’il témoigne d’une vie ou d’une mort. Que je sois connecté ou pas, il témoigne de toute façon d’une présence obstinée et forcée qui condamne à une attente, à une éternité, à une photogénique nostalgie de moi-même.