Naviguer sur les blogues de cuisine afin de trouver une recette parfaite pour le repas du soir, celle qui utilisera tous les ingrédients orphelins du réfrigérateur ; googler le nom d’une écrivaine afin de se renseigner sur l’ensemble de ses publications alors qu’on lit son dernier roman ; se donner rendez-vous au bar avec les copains en utilisant Facebook comme agenda commun ; rencontrer l’âme soeur grâce à des applications comme Tinder ou OkCupid : de tels évènements participent à l’édification et à la régulation du quotidien. Alors qu’on a souvent affirmé que l’avènement des technologies numériques dans la vie quotidienne engendrerait une rupture entre deux régimes d’historicité, l’omniprésence, voire l’ubiquité de ces pratiques aujourd’hui nous amènent plutôt à penser que notre usage d’Internet et du web est de plus en plus, pour ainsi dire, pacifié. Le passage entre le « en-ligne » et le « hors-ligne » se fait sans heurt, sans frontière sensible, alors que la manière dont dialoguent la vie de tous les jours et l’usage des outils numériques est fluide. Le numérique ne crée plus de résistance et constitue un prisme au travers duquel s’incarne notre rapport aux formes d’art. Pour le dire avec Gregory Chatonsky, « [o]n reconnaît par là même qu’Internet configure notre perception, c’est-à-dire notre esthétique, et qu’il constitue pour ainsi dire son a priori transcendantal : derrière ce que nous percevons, il y aurait toujours de l’Internet » (Chatonsky s. d.). Difficile en effet de penser aujourd’hui les technologies numériques en dehors du réel, alors qu’elles participent à sa construction. Milad Doueihi, dans Pour un humanisme numérique, a interrogé ces changements sous l’angle d’une « culture numérique », qui serait le «  résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent » (Doueihi 2011, 6). Cette culture ne saurait, à la lumière de ces considérations, se limiter à l’unique usage des écrans. Elle teinterait plutôt l’ensemble des expériences humaines, du moins celles des sociétés technologisées.
Loin d’évoluer en marge de ces considérations, la pratique littéraire ne peut donc se penser comme autarcique à ce que le numérique apporte comme changement de paradigme dans la façon d’appréhender la réalité. La question autour de laquelle s’articulent les textes de ce dossier est donc la suivante : comment pratiques littéraires et pratiques numériques peuvent-elles dialoguer aujourd’hui, et que peut-on dire des interactions qui découlent de ces échanges ? Il ne s’agit pas d’affirmer que toute la production littéraire contemporaine développe un discours sur le numérique, mais bien que les nouvelles possibilités de lecture et d’analyse qui nous sont offertes méritent d’être analysées et mises à l’épreuve. À la lumière de ces réflexions, nous souhaitons revenir sur la journée d’étude qui s’est tenue le 27 février 2015, dans les locaux du CRILCQ de l’Université de Montréal « (Re)négocier les frontières : dialogues entre littérature et numérique ». Inscrit dans le cadre des activités du groupe de recherche interuniversitaire « Porosité des pratiques narratives contemporaines au Québec », cet événement visait à questionner les approches littéraires questionnées et renouvelées par le contexte numérique, et à décrire la façon dont elles infléchissent notre rapport au texte et ce, quel que soit le support emprunté. Les communications ont donné lieu à des échanges sentis entre les intervenants et l’assistance sur les liens qui se tissent entre la littérature contemporaine et les pratiques issues des nouvelles technologies : ces liens révèlent des nœuds que nous avons soulignés, sans avoir la prétention d’en épuiser le sens. La pertinence de ces discussions nous amène aujourd’hui à poursuivre ces réflexions en proposant ce dossier, qui comprend à la fois des textes issus des présentations et d’autres qui les prolongent. Les textes présents dans ce dossier s’intéressent donc aux espaces d’interpénétration entre pratiques littéraires et pratiques numériques. En cela, le texte de Sophie Marcotte, « La sociabilité numérique comme ressort de la fiction » observe la manière dont les technologies sont mises en récit dans deux romans québécois récents, soit Scrapbook, de Nadine Bismuth (2004), et Les charmes de l’impossible, de Karine Glorieux (2012). Elle remarque en effet :
[u]ne constante semble se détacher des deux récits : les relations interpersonnelles passent par l’usage abondant de dispositifs technologiques permettant aux protagonistes de rester en contact. En effet, les téléphones cellulaires, ordinateurs, tablettes iPad, soutiennent les conversations et l’envoi de messages par courriel électronique ou par SMS.
Alors que Sophie Marcotte s’intéresse à l’utilisation des technologies dans un texte de fiction, Michael Sinatra et Dominic Forest, pour leur part, se penchent sur la latitude qu’offre la lecture lorsqu’elle s’accompagne, voire s’augmente avec les outils numériques. À partir d’un essai, Le nénuphar et l’araignée de Claire Legendre, qui n’a été publié que sous forme d’objet-livre, Sinatra et Forest se questionnent sur la façon dont « [s]es réflexes de lecture (linéaire et fragmentée) et d’annotations (individuelles ou partagées) font face au papier, poussent les marges de l’ouvrage pour potentiellement le reconcevoir hors livre ». Du même coup, ils accompagnent leur analyse de plusieurs exemples de pratiques de lecture potentielles, qui auraient accompagné et modifié son expérience si l’essai de Legendre avait été offert au public également en format numérique.
Dans son article, Chloé Savoie-Bernard s’intéresse à une nouvelle génération d’écrivains montréalais qui, faisant fi des querelles linguistiques qui ont marqué l’histoire littéraire de la province, choisit d’écrire dans et avec « la langue de l’autre ». En prenant comme exemple le travail de Guillaume Morissette, auteur d’origine francophone dont l’oeuvre est entièrement rédigée en anglais, Savoie-Bernard montre que, bien plus qu’un choix politique, cette translation linguistique s’inscrit dans l’optique d’un décloisonnement territorial qui a fortement à voir avec la culture numérique. La langue et le lieu ne sont plus considérés dans une logique d’adéquation, permettant au narrateur du roman New Tab de se soustraire « aux impératifs identitaires auxquels le confine sa langue ou son lieu d’habitation : la langue anglaise [étant], sinon le dénominateur commun d’Internet, au moins une façon de le fédérer ». La culture numérique prend ainsi des allures d’espace géographique qui donnent lieu à des possibilités d’échanges non pas nouvelles, mais très certainement déplacées.
Daphné B., pour sa part, prend comme objet d’étude le selfie, qu’elle s’applique d’abord à sortir de la définition qui l’entend comme une habitude narcissique, acceptation cristallisée autour du néologisme québécois « égoportrait », proposé par un chroniqueur du journal Le Devoir et rapidement accepté par la francophonie. En montrant que l’acceptation narcissique du selfie est devenue, en peu de temps, un non-lieu de la pensée qui « faillit à encapsuler une […] multiplicité de sens et de pratiques » et qui sert la plupart du temps à rabaisser, voire à humilier ceux qui en font la pratique (en particulier, comme le montre habillement Daphné B., les femmes), l’article propose d’envisager le selfie comme acte, avec toute la charge artistique que ce terme comporte. En se penchant sur les pratiques de poètes comme Steve Roggenbuck et Marie Darsigny, Daphné B. montre le « caractère construit » de cette pratique, sa « part de fiction » qui « nous invite explicitement à méditer sur une identité plus que jamais fluide et manifestement construite ». « Situé au carrefour de la pratique conversationnelle et de la représentation de soi, le selfie propose une réflexion sur la mise en récit identitaire et même, lorsqu’utilisé dans un contexte littéraire, sur la création », conclue-t-elle.
Finalement, Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser approfondissent une question immémoriale, celle du rapport entre la littérature et la réalité, en l’étudiant à l’aune de ce qu’ils considèrent comme un changement de paradigme ontologique majeur. De ce constat découle une question fondamentale : « si la tradition littéraire est en effet régulièrement convoquée pour éclairer les pratiques d’écriture numériques (parfois bien vite taxées de « révolutionnaires »), que peut nous dire à l’inverse la culture numérique du statut ontologique de la littérature en général ? ». À partir de certains textes de Jean-Paul Sartre et de Jacques Derrida, ils proposent une approche se situant au confluent du réel et de la l’imaginaire qui refuse toutefois de les opposer, en proposant de « mettre en place une structure ontologique nouvelle dans laquelle cette opposition n’est plus signifiante ». À la lecture des textes qui constituent ce dossier, force est de constater que littérature et pratiques numériques n’ont pas fini de se donner forme. Nous pensons que ce dossier donne ainsi à voir un tour du jardin d’un lieu qui grandit de manière exponentielle. La métaphore spatiale, ici, n’est pas utilisée en vain, les arts visuels étant de plus en plus conviés dans le travail de la fiction, ajoutant une dimension supplémentaire aux croisements entre littérature et pratiques numériques. Pensons aux deux événements « Nuit virtuelle », organisés par la (désormais défunte) plateforme Poème Sale, où des dizaines de poètes étaient invités à se filmer alors qu’il récitaient leurs textes, vidéos diffusées sur la plateforme les unes à la suite des autres, en temps réel. Pensons aussi à l’oeuvre « Félicitation » de Marie Darsigny, inassignable génériquement : à la fois poème et collage numérique, cette oeuvre était retransmise en différé pour l’exposition Silicon Vallée, chez Galerie galerie, un lieu d’exposition exclusivement numérique. C’est vers ces entrelacements entre plusieurs formes d’art que nous vous enjoignons à porter votre regard afin de comprendre que les pratiques littéraires et les pratiques numériques se chauffent, au final, du même bois.
Sommaire du dossier :
- « Ouvrir le livre et voir l’écran : pratiques littéraires et pratiques numériques »
Jean-François Thériault (Université de Montréal), Chloé Savoie-Bernard (Université de Montréal)
- « La sociabilité numérique comme ressort de la fiction »
Sophie Marcotte (Université Concordia)
- « Lire à l’ère du numérique Le nénuphar et l’araignée de Claire Legendre »
Michael Sinatra et Dominic Forest (Université de Montréal)
- « Se réinventer with a new tab : remarques croisées sur la langue et le numérique chez Guillaume Morissette »
Chloé Savoie-Bernard (Université de Montréal)
- « Le selfie, sur la phraséologie québécoise, la bêtise mimétique et la poésie »
Daphnée B. (Université du Québec à Montréal)
- « Le fait littéraire au temps du numérique : Pour une ontologie de l’imaginaire »
Servanne Monjour (Université de Montréal), Marcello Vitali-Rosati (Université de Montréal), Gérard Wormser (MSH Paris Nord)
Bibliographie
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