« On vit présentement dans l’attente perpétuelle d’une guerre ; le danger est peut-être imaginaire, mais le sentiment du danger existe, et en constitue un facteur non négligeable. » 1 .
Simone Weil
Si nous avons choisi dans ce dossier de centrer nos réflexions autour du concept de « mécanismes guerriers », c’est que la guerre n’est jamais véritablement porteuse de sa propre signification et c’est pourquoi la philosophie a toujours été embarrassée dans sa tentative de la conceptualiser. Celle-ci ne pose problème que dans une moindre mesure pour les Anciens, qui la voient comme une relation armée visant un but extérieur à elle-même. Pour Aristote notamment, la guerre ne serait qu’un moyen en vue de la paix, comme le travail tend au loisir et l’action à la pensée (Politique, VII, 14, 1334a) 2 . La guerre est l’activité normale de la société, dans la mesure où elle tend vers la pacification sociale. Nous voudrions ici comprendre philosophiquement la guerre autrement que par un schéma d’explication extrinsèque qui la légitime. Nous nous proposons donc d’aborder le phénomène de la guerre via le concept de « mécanismes guerriers », par quoi nous entendons l’ensemble des dispositifs susceptibles de se déclencher en cas d’agression, que cette agression surgisse de l’intérieur ou de l’extérieur.
Aussi est-il insuffisant d’envisager le phénomène de la guerre en l’opposant simplement à un état de paix. En effet, il existe une logique de forces présente dans la société qui justifie la constitution de celle-ci. Toute société s’institue en justifiant le lien qui l’anime et crée par conséquent un réseau de forces qui n’est pas nécessairement capté par telle organisation politique, ou par tel appareil étatique. Cette logique de forces peut cependant se transformer à tout moment en logique purement belliqueuse, s’éprouvant dans un conflit particulier. La préparation à la guerre est déjà un moment guerrier, peu importe quand le conflit proprement dit se déclenche ouvertement. Les mécanismes guerriers n’apparaissent jamais en tant que tels, dans la mesure où ils participent d’une justification imaginaire de la société, qui, pour exister, doit se défendre. Décrire les mécanismes guerriers revient à comprendre une dynamique de forces qui justifie la formation d’un ciment communautaire capable de muer en société. Qu’on les considère comme combinaison de forces, machine de guerre (Deleuze), c’est-à-dire complexe guerrier opérant la dissolution de tout lien social statique, institution ou constitution d’une société (le rapport des deux concepts sera à analyser) ou pierre angulaire d’une communauté de combat (Heidegger), on remarque qu’ils interviennent toujours à un niveau primaire.
L’enjeu est bien de construire une nouvelle polémologie, qui ne soit pas seulement la description sociologique du phénomène guerrier au sens de Gaston Bouthoul qui avait fondé ce concept et l’avait joint à une vision unilatérale et substantielle des phénomènes sociaux conflictuels. Il s’agit d’une part de décrocher la dynamique guerrière des manifestations phénoménales conflictuelles (pour aussi pouvoir comprendre comment ils engendrent ces situations) et d’autre part d’étudier la façon dont cette dynamique investit le champ économique, social, politique et technique. Derrière la présence de ces mécanismes guerriers se dessine une redéfinition forte du politique (cf. Schmitt).
Gaston Bouthoul, dans son ouvrage Le phénomène-guerre, avait défini clairement les ambitions d’un pacifisme scientifique, à partir d’une analyse rigoureuse des conditions de possibilité de la guerre :
« L’aspiration à la paix devient d’autant plus angoissante et impérieuse que les moyens de destruction deviennent plus atroces. - Mais elle n’avancera pas d’un pas si nous continuons à piétiner dans les ornières séculaires du pacifisme rhétorique et sentimental. Il nous faut mettre sur pied un pacifisme scientifique. Mais celui-ci passe nécessairement par la Polémologie » 3 .
Le discours polémologique que nous souhaiterions construire se différencie des prétentions affichées par le fondateur de la discipline, puisqu’il s’agit pour nous de créer un schéma conceptuel capable de nous faire comprendre le réel, ce qui est et doit rester la tâche première de la philosophie politique. Gaston Bouthoul entendait par Polémologie « l’étude objective et scientifique des guerres en tant que phénomène social susceptible d’être observé comme tout autre, cette étude devant, par conséquent, constituer un chapitre nouveau de la sociologie » 4 . Or, nous ne comprenons pas seulement la Polémologie comme une partie de la sociologie, mais plutôt comme un discours investissant la guerre à partir de perspectives renouvelées et mettant en jeu un travail interdisciplinaire. En l’occurrence, le concept de mécanismes guerriers intervient dans la compréhension de la guerre non plus à partir des situations de conflit, mais à partir d’une organisation spécifique du social. Comme l’écrit Simone Weil, « on ne peut résoudre ni même poser un problème relatif à la guerre sans avoir démontré au préalable le mécanisme de la lutte militaire, c’est-à-dire analysé les rapports sociaux qu’elle implique dans des conditions techniques, économiques et sociales données » 5 .
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Weil Simone, « Réflexions sur la guerre » in Œuvres Complètes, écrits historiques et politiques, éditions Gallimard, 1988, p.288. ↩
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Aristote, Politique, livre VII, 1334 a, trad. Jean AUBONNET, p. 100. ↩
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Bouthoul Gaston, Le phénomène-guerre, éditions Payot, Paris, 1962, p. 19. ↩
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Bouthoul Gaston, Le phénomène-guerre, éditions Payot, Paris, 1962, p. 8. ↩
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Weil Simone, « Réflexions sur la guerre » in Œuvres Complètes, écrits historiques et politiques, éditions Gallimard, 1988, p. 292. ↩