Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin. (Borges 2011, 140)
Qu’est-ce que le cinéma ? Voilà une question qui, manifestement, concerne notre présent. Elle témoigne de la vibration de la contemporanéité, elle-même faite de contingences, d’effets de mode, des goûts et perceptions du moment. Les médias sont le fruit de croisements technologiques et de l’entrelacs des discours qui les commentent « à chaud ». Les technologies se caractérisent d’abord par leur effet de nouveauté, véritable mesure de leur puissance et de leur survie. Afin de se doter d’un autre horizon et d’un meilleur champ face à ce présentisme, un pas de recul est néanmoins possible. Comme le romancier propose le lent récit d’un monde – son évolution, ses failles, ses héros ou sa chute –, les chercheurs doivent mettre l’accent sur les paradigmes historiques qui bouleversent les discours ayant entouré un art, un moyen d’expression, une technique de communication.
Pour mettre à l’épreuve l’expression aujourd’hui consacrée de cinéma « numérique », ce qu’entend faire ce dossier, il faut ainsi tenter un exercice d’équilibrisme : à la fois suivre un devenir historique, pour en questionner la trop lisse progression, et plonger dans la spirale du contemporain, pour en démêler les strates et tenter d’en faire l’archéologie. Le défi n’est pas simple : il faut viser une position médiane, qui résulte d’un double point de vue temporel où passé trop cohérent et présent trop anarchique coexistent sur la même lame tranchante. Comme l’écrit avec justesse Maurizio (2014, 21), ce qui dans notre réalité médiatique devient de plus en plus nécessaire de penser, c’est une « ontologie de l’actualité », soit la « conscience que dans la mutation et dans l’altération se manifestent l’essence, la structure ». Ce n’est donc qu’en effectuant le procès du spectre de la permanence et de l’illusion de la nouveauté que l’on peut s’interroger sur ce moment privilégié, mais historiquement et ontologiquement flou, que constitue la naissance, l’origine ou le commencement.
Il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de naissance, il n’y a pas d’origine. Et de la même manière il n’y a pas véritablement de média : Un média n’est pas un objet substantiel aux limites claires qui a un commencement et une fin. Il y a plutôt des séries culturelles (Gaudreault et Marion 2013), ou des conjonctures médiatrices (Larrue et Vitali-Rosati 2019). Analysé à partir de ces outils théoriques, « cinéma » est plus que jamais le nom donné à une multiplicité non systématique de dispositifs, de supports, de discours, d’imaginaires et d’enjeux rétrospectivement agencés. L’entrée du cinéma dans l’ère particulièrement métissée du numérique n’a donc fait que rendre plus sensible le chaos qui était déjà celui de son origine, redevable d’une autre épistémè, celle du 19e siècle, et d’un autre rapport à la culture, celle de la modernité visuelle et de la reproductibilité technique. C’est pour cette raison, comme le notent André Gaudreault et Philippe Marion – dont il sera beaucoup question dans ce dossier –, qu’il faut « faire comprendre l’histoire du cinéma comme succession de commencements et de morts » (Gaudreault et Marion 2013, 151). Plutôt que de nous faire aveugler par le renouveau technologique et ses promesses en apparence infinies, chaque nouvelle identité du cinéma doit être l’occasion d’interroger autrement sa fonction, sa mort et sa (re)naissance.
Dans le sillage de telles considérations, le présent dossier tente de mener simultanément deux réflexions. D’une part, quelles sont les renaissances du cinéma provoquées par le numérique ? D’autre part, en quoi la sphère cinématographique contemporaine représente-t-elle un observatoire privilégié pour rendre compte des naissances du numérique ? Si l’arrivée d’un cinéma numérique se forme dans l’actualité, c’est pour mieux la dépasser de toutes parts et repotentialiser notre rapport au temps, qui devient actif et incertain. Étudier les naissances du cinéma numérique sera ainsi l’occasion de revisiter certains aspects de l’histoire globale du cinéma – de ses œuvres, de ses rêves, de ses craintes –, qui, depuis la fin de l’ère analogique, se sont dotés d’une importance nouvelle.
En somme, les articles qui composent ce dossier nous amènent tous à prendre conscience que l’évolution du média cinéma est inséparable de celle des discours sur le numérique. On y découvrira aussi, non sans vertige, que le « numérique » n’existe pas, sinon que comme discours qui crée le numérique et recrée le cinéma.
Le dossier s’ouvre avec l’article « La pensée im-matérielle de l’écriture filmique », dans lequel Lucie Roy propose une réflexion philosophique et intermédiale sur la soi-disant rupture entre l’argentique et le numérique. Or, par ce recours à des outils théoriques qui permettent de resituer dans un temps plus long les phénomènes, en les éloignant de leurs strictes considérations techniques, l’auteure propose finalement une solution de continuité entre les deux paradigmes, qui se conjuguent dans une même pensée de l’écran et dans les forces d’écriture qui y ont lieu. « Qu’elles soient associées au tupos ou à la pictura, [les images] ne sont pas si différentes, pas plus que le cinéma ne l’est des jeux vidéo, de la tablette numérique et du téléphone multimédia. »
Cette volonté de penser la vraie nature de la rupture depuis le vocabulaire et les enjeux de la continuité est une constante de notre dossier. On la trouve également à l’œuvre dans l’article d’Emmanuel Plasseraud, « Quand le numérique fait ressurgir le passé… ». En particulier, l’auteur s’intéresse au « passage du paradigme de la réception filmique comme phénomène collectif – prédominant avant la Seconde Guerre mondiale – à celui de la réception filmique comme expérience individuelle — qui s’est mis en place après la Seconde Guerre mondiale ». Pour ce faire, Plasseraud met en perspective les débats théoriques récents, issus de la sphère francophone, quant à l’identité du cinéma après la révolution numérique. En particulier, il s’arrête à l’opposition entre, d’une part, le point de vue « constructiviste » d’André Gaudreault et Philippe Marion et, d’autre part, le point de vue « essentialiste » prôné par Jacques Aumont et Raymond Bellour.
Après ces deux articles plus théoriques et axés d’abord sur les discours, Arnaud Widendäle propose une étude de cas « Il mistero di Oberwald : retour sur une expérience de cinéma électronique » : par l’analyse des usages de la couleur électronique dans le film Il misterio di Oberwald (Michelangelo Antonioni, 1980) – œuvre symptomatique de l’usage des outils électroniques au cours des années 1970-1980 –, l’auteur souhaite peaufiner l’opposition, peut-être trop frontale, entre le paradigme argentique et le paradigme numérique. Il ne s’agit pas, écrit Widendäle, « de réinscrire ces œuvres au sein d’une progression téléologique qui irait de l’argentique au numérique en passant par l’électronique. Notre position consiste plutôt à relativiser la rupture du numérique tout en refusant l’hypothèse de la continuité. » Ce geste qui consiste à nuancer aussi bien le choc de la rupture que le consensus de la continuité nous amène dans une position qui n’est pas sans difficulté, car elle est plus soucieuse de restituer la singularité de l’histoire d’un média et des œuvres qui la composent.
L’article de Baptiste Creps, « Les technologies numériques au service de la cinéphilie : l’hybridation ciné-picturale dans Tintin de Steven Spielberg et l’immersion cinéphile dans Hugo Cabret de Martin Scorsese », poursuit cette tentative d’analyse filmique depuis des questionnements paradigmatiques, historiques et techniques. Par l’étude de ces deux films, l’auteur inscrit son propos dans une « mise au point sur les possibilités et problématiques qu’engendre l’ère du numérique par rapport au spectacle hollywoodien traditionnel ». La présence d’un article sur Hollywood dans ce dossier montre bien la place qu’occupe la « Mecque du cinéma » (dixit Blaise Cendrars) pour l’invention et l’utilisation des nouvelles technologies, dont l’impact vise aussi bien à renouveler le média « cinéma » qu’à conserver une certaine hégémonie. Ce que cherche Hollywood, c’est bien de préserver la série culturelle du cinéma en salles en tant que la plus grande forme de consommation des images en mouvement, repoussant toujours plus loin les limites de la technologie et du cadre.
Enfin, avec son article intitulé « The Birth of a Notation: Mythes and Histories of Digital Cinema », Enrico Terrone rouvre la discussion sur la « fin » du cinéma interrogée par Gaudreault et Marion dans leur ouvrage important de 2013. Les positions de Berys Gaut et de David Davies sont également convoquées. À nouveau, comme c’était le cas chez Roy ou Plasseraud, l’auteur est en quête d’un équilibre dialectique entre la continuité et la discontinuité. L’essentiel de sa réflexion consiste à poser cette question : où trouve-t-on les véritables changements produits par la « révolution » numérique du cinéma ? Par exemple, existe-t-il une différence tangible et clairement identifiable entre les films analogiques et numériques d’un François Ozon ? Le statut du montage est-il radicalement différent à l’ère post pelliculaire ? À travers une déconstruction de certains mythes, l’auteur rejette plusieurs fausses naissances du cinéma numérique, pour enfin identifier le lieu d’un réel changement : « The digital turn totally transforms the film as template, not the film as work nor as display. » C’est à ce genre de réflexions sur ce qui fait le suc de l’identité d’un média que nous convient tous les articles de ce dossier.
Bibliographie
Borges, Jorge Luis. 2011. Le livre de sable. Traduit par Françoise Rosset. Paris: Gallimard.
Ferraris, Maurizio. 2014. Âme et iPad. Parcours numériques. Montréal: PUM. http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/ameetipad.
Gaudreault, André, et Philippe Marion. 2013. La fin du cinéma ? : Un média en crise à l’ère du numérique. Paris: Armand Colin.
Larrue, Jean-Marc, et Vitali-Rosati, Marcello. 2019. Media do not exist. Theory on Demand. Amsterdam: Institute of Network Cultures.