Poursuivant l’entreprise d’un Méléagre rassemblant la première Anthologie d’épigrammes – ou Couronne de fleurs –, Agathias le Scholastique entreprend au VIème siècle une compilation d’épigrammes du même ordre qu’il dédiera à Théodore le Silentiaire. Le quatrième livre de l’Anthologie palatine conserve sa préface, dont nous citons quelques vers :
Καὶ πρός γε τούτῳ, δεῖπνον ἠρανισμένον
ἥκω προθήσων ἐκ νέων ἡδυσμάτων.
Ἐπεὶ γὰρ οὐκ ἔνεστιν ἐξ ἐμοῦ μόνου
ὑμᾶς μεταλαβεῖν, ἄνδρες, ἀξίας τροφῆς,
πολλοὺς ἔπεισα συλλαβεῖν μοι τοῦ πόνου
καὶ συγκαταβαλεῖν καὶ συνεστιᾶν πλέον.
D’ailleurs, à ce sujet, ce repas ramassé de tous côtés,
Je suis là pour vous l’offrir, avec ces assaisonnements nouveaux.
Puisqu’en effet, il est impossible que de moi seul,
Vous ne receviez – citoyens – une cuisine honorable,
J’en ai persuadé un grand nombre de concevoir avec moi cette entreprise,
À en partager les frais afin d’enrichir ce festin.AP IV.3, vv. 19-24 (éd. (1929); trad. personnelle)
C’est dans le prolongement de ce geste que nous avons constitué ce dossier, réalisé dans la continuité du projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque (projet AG)1 mené à la Chaire de recherche du Canada sur les Écritures numériques (CRCEN). Ce laboratoire de sciences humaines, dont le titulaire est Marcello Vitali-Rosati, questionne les processus d’écriture, leur structuration, la légitimation des connaissances en environnements numériques, proposant ainsi une analyse de la culture numérique par des outils théoriques et des pratiques issues des sciences humaines.
Le projet AG émerge un peu par hasard dès 2013, alors que Marcello Vitali-Rosati tentait de se remémorer une épigramme apprise quelques années plus tôt, au lycée. Pour mémoire, il s’agit de l’épigramme V.85 :
Φείδῃ παρθενίης. Καὶ τί πλέον; Οὐ γὰρ ἐς Ἅιδην
ἐλθοῦς᾽ εὑρήσεις τὸν φιλέοντα, κόρη.
Έν ζωοῖσι τὰ τερπνὰ τὰ Κύπριδος· ἐν δ᾽ Ἀχέροντι
ὀστέα καὶ σποδιὴ, παρθένε, κεισόμεθα.
Tu ménages ta virginité. Et à quoi bon ? Car ce n’est pas chez Hadès
Une fois rendue là, que tu trouveras quelqu’amant, jeune fille.
Aux vivants, les plaisirs de Cypris ! Près de l’Achéron,
En os et cendres – jouvencelle – nous finirons.AP V.85 (éd. Waltz (2003) ; trad. personnelle)
À l’époque déjà, le Web regorgeait d’informations disparates sur l’Anthologie et son contenu. Une simple indexation faisait toutefois défaut à ce titan de la littérature grecque – des indices sont disponibles dans certaines éditions papier, mais cela s’avérait trop important pour la simplicité de la recherche prévue. C’est face à ce constat que germe l’idée d’une plateforme dédiée à l’Anthologie – palatine d’abord.
Le projet s’étend sur diverses plateformes et change même de nom à plusieurs reprises, pour finalement devenir le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque, consistant essentiellement en une plateforme accessible à l’adresse suivante : https://anthologiagraeca.org/. Le détail des pérégrinations du projet a été documenté à plusieurs reprises (cf. notamment Mellet et Verstraete 2024 ; Agostini-Marchese et al. 2021).
Le projet réunit de nombreux partenaires2 qui ont, au cours des années de développement de cette entreprise, travaillé sur différentes facettes du projet. Forts de nombreuses collaborations et à la suite de plusieurs discussions avec nos divers partenaires (professeur·e·s universitaires, de lycée, bibliothécaires, développeur·euse·s,…), le moment était opportun d’institutionnaliser les avancées du projet tout en se faisant rencontrer ces différents mondes. C’est pourquoi, en 2022, trois journées d’étude, intitulées « Navigations anthologiques. L’Anthologie grecque à l’ère des Digital Classics », ont été organisées à l’Université de Montréal des 27 au 29 octobre. Cet événement a rassemblé des spécialistes du corpus ainsi que des experts en humanités numériques3. Les débats ont abordé diverses questions, telles que la diffusion du patrimoine des langues et littératures en grec ancien, ou les implications méthodologiques et épistémologiques des humanités numériques dans le domaine des études classiques, en partant du cas d’étude de l’Anthologie grecque. Cette rencontre a été une occasion riche de dialogues entre les différents aspects des digital classics d’une part et entre des chercheur·e·s, enseignant·e·s et programmeur·euse·s aux profils et intérêts variés d’autre part. Ce dossier s’inscrit dans la continuité de ces réflexions.
Sans vouloir prétendre à une telle fortune, le présent dossier se structure comme l’Anthologie, rassemblant dans un même recueil un ensemble d’hétérogènes – soit des articles issus de disciplines variées et aux couleurs diverses – et ce, afin de tenter prolonger l’entreprise de Méléagre.
L’article d’Émile Caron et de Maxime Guénette met en lumière les intérêts pédagogiques véhiculés par la plateforme Anthologia graeca, et ce à plusieurs niveaux d’étude. Les deux auteurs, ayant tous deux participé à l’édition de la plateforme, offrent d’une part un retour d’expérience sur leurs propres usages et les bénéfices qu’ils ont retirés de cette implication, et esquissent d’autre part une analyse de l’utilisation de la plateforme en contexte pédagogique, alors que les études classiques subissent de nombreuses mutations.
Dans la discussion proposée par Marcello Vitali-Rosati, il est question de l’Anthologie comme moteur de réflexion sur ce qu’est l’intelligence humaine face à l’émergence nouvelle d’une intelligence communément qualifiée d’« artificielle ». Cette opposition cherche à proposer une compréhension, voire une définition de l’être humain. On y retrouve une actualisation d’un discours que l’on pouvait, à peu de choses près, déjà lire chez Platon :
L’ÉTRANGER – […] tu m’as répondu avec tant d’empressement qu’il y avait deux genres de vivants, celui des hommes et celui de toutes les autres bêtes prises en bloc. […] Et j’ai bien vu alors que, détachant une partie, tu pensais que le reste que tu laissais de côté ne formait en tout qu’un seul genre, et cela parce que tu avais un même nom pour les désigner toutes, en les appelant « bêtes ». […] Or cela […], c’est ce que ferait peut-être un autre animal, s’il en existe, doué de réflexion comme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribuerait probablement les noms comme tu le fais, en prenant d’abord un seul et même genre, celui de « grue », pour l’opposer aux autres vivants et pour se glorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc le reste, y compris les hommes pour lesquels elle n’utiliserait probablement aucun autre nom que celui de « bêtes ». Nous devons donc nous efforcer de bien nous prémunir de toutes les erreurs de ce type.
Platon, le Politique, 263c-e (Brisson et Pradeau 2003).
Sa contribution interroge le concept d’« intelligence » et, plus précisément, la définition que l’on désire donner à ce terme, en ce que les implications qui en découlent sont nombreuses et fondamentales. Ce faisant, il fait un parallèle avec le projet Intelligence artificielle littéraire, né du projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque et qui lui aussi s’attache à la définition – à la formalisation d’une définition – de concepts littéraires.
L’article à dix mains – celles d’Antoine Fauchié, Marianne Reboul, Enzo Poggio, Lena Krause, Margot Mellet – revient sur l’expérience qu’ont eue ses auteur·e·s lors de leur participation au Hackathon des journées d’étude « Navigations Anthologiques », le samedi 29 octobre 2022. Ils y présentent le déroulé de la journée – le travail en équipe pluridisciplinaire, les données à disposition (soit, l’API du projet AG), les intérêts et compétences variées – mais aussi les résultats obtenus. Les auteur·e·s décrivent leur cheminement intellectuel, synergique, et technique, témoignant l’expérience vécue pas à pas, à coup d’anecdotes, de bouts de code et de visualisations et mettant en lumière l’importance de la documentation d’une part, de l’archivage des données et des projets d’autre part. Cet article rejoint le dossier en aval de sa sortie.
Enfin, les articles de Lucia Floridi et Simone Beta relèvent d’une tradition plus philologique , et tous deux examinent l’une des nombreuses facettes de l’Anthologie en en interrogeant son texte.
Simone Beta se penche sur le thème récurrent du pied dans les énigmes de l’Anthologie (qui occupent essentiellement le livre XIV). Ce motif, dont la fortune dépassa les épigrammes de l’Anthologie, est le sujet d’un parcours philologique et ludique, mettant en lumière l’importance des variations thématiques dans la poésie épigrammatique, comme le souligne également la dernière partie de l’article de Marcello Vitali-Rosati.
Lucia Floridi offre à ses lecteur·ice·s une immersion littéraire à travers plusieurs extraits de l’Anthologie palatine, les invitant à explorer leur destinées individuelles, autant de pétales qui s’assemblent pour former la corolle émergeant du bouton de rose qu’est l’épigramme originale. Elle fait également un détour à travers diverses sylloges mineures, proposant ainsi de nouvelles perspectives et valorisations.
Les cinq contributions ici rassemblées témoignent de la fécondité d’un corpus aux frontières inexhaustibles. Comme les épigrammatistes exploraient les différentes facettes d’un même sujet en le variant à travers différents poèmes, ce dossier démontre la richesse du potentiel de création qu’offre l’Anthologie – par les sujets qu’elle contient et les approches méthodologiques qui sont mobilisées –, deux millénaires après l’entreprise d’un Méléagre.
Nous tenons encore une fois à remercier de tout cœur l’ensemble des auteur·e·s de ce dossier, éditeur·ice·s et petites mains, et enfin tous les partenaires institutionnels et universitaires qui ont permis de faire vivre de différentes manières le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque.
Bibliographie
La plateforme est accessible à l’adresse suivante : https://anthologiagraeca.org.↩︎
Les noms des différents partenaires sont repris sur la page suivante : https://anthologiagraeca.org/pages/equipe-et-partenaires/.↩︎
Le site Web des journées d’étude – comprenant les enregistrements des diverses conférences – se trouve à l’adresse suivante : https://navigations.ecrituresnumeriques.ca/. Notons qu’un deuxième événement s’inscrivant dans cette lignée, « Horizons de la philologie numérique. L’Anthologie grecque pour repenser [formats], [paradigmes] et [collaboration] », aura lieu entre les 16 et 18 avril 2024, résultat d’une collaboration entre la CRCEN (Université de Montréal) et Serena Cannavale (Universtià degli Studi di Napoli Federico II) – toutes les informations sont disponibles à cette adresse : https://horizons.ecrituresnumeriques.ca/. Ces deux événements ont pu voir le jour grâce à une subvention Connexion du CRSH.↩︎