Il y eut d’abord la conférence de presse organisée au Musée de Teruel le 15 juillet où Sens Public établit un premier lien avec la prestigieuse revue culturelle espagnole « Turia », puis le vernissage au château, en présence des autorités aragonaises parmi lesquelles Angel Gracia, Président de la Deputación de Teruel.
Les discours des uns et des autres, suivis d’une visite guidée par le peintre lui-même, donnèrent la tonalité d’un événement culturel conçu pour dépasser le cadre habituel d’une exposition picturale. En effet, prenant appui sur la spécificité et la richesse du style de Braun-Vega qui met en rapport différentes époques de l’histoire de la peinture grâce à l’incorporation des œuvres des grands classiques, les liens esthétiques entre peinture et littérature, peinture et musique, littérature et musique furent mis en lumière. Les concepts d’interpicturalité, d’intertextualité et d’intermusicalité, en tant que caractéristiques de l’esthétique contemporaine, vinrent ainsi donner une dimension novatrice à l’exposition.
L’une des œuvres les plus explicites de Braun-Vega sur les interrelations entre les disciplines artistiques est, sans doute, le grand triptyque « ¿La realidad es así ?» dont une reproduction illustre le programme. Il s’agit d’un immense dessin au crayon et fusain sur toile (180x150 ; 220x200 ; 180x150 cm) où l’on voit Picasso et García Márquez assis confortablement au centre de l’œuvre, devant Niño de Guzmán, le grand inquisiteur peint par El Greco, tous trois entourés par des personnages empruntés à Goya, et de quelques matrones et enfants sud-américains aux traits qui révèlent leur origine métisse. Dans le volet gauche du triptyque un indien joue du violon et un jeune métisse de la quena, la flûte andine, tandis que sur le volet droit apparaissent le peintre lui-même entre une odalisque d’Ingres et quelques emprunts au Guernica de Picasso. Et, sur le cadre qui contient ce dessin colossal (tracé sans reprises d’aucune sorte), sont imprimées les illustrations de la chronique de Guamán Poma de Ayala sur les malheurs de ses frères de race, adressée au roi d’Espagne, Felipe II. Voilà donc, dans une seule œuvre, un rappel particulièrement démonstratif de l’interpicturalité associée à l’intertextualité et à l’intermusicalité.
Après la visite guidée à travers les vastes salles du château, dont les murs en pierre et le dallage semblaient avoir été conçus pour accueillir les grands formats des tableaux, le public fut invité à un somptueux buffet offert sur les terrasses de l’aile sud du bâtiment, face aux montagnes et ports de Beceite. Ce fut le moment choisi pour établir et consolider les liens entre [Sens- Public] et les représentants culturels d’Aragon, notamment avec Raúl Carlos Maíca, directeur de la revue Turia, et Manuel Siurana, le directeur de l’association Repavalde, responsable d’un programme pédagogique destiné à initier à la peinture les lycéens de la région à travers l’analyse de l’œuvre de Braun-Vega.
Le jour suivant, samedi 15 juillet à midi, eut lieu dans le Salon d’honneur de l’Ayuntamiento de Valderrobres, la présentation de La Société des Hommes Célestes (Un Faust latino-américain) , publiée par Sens Public sous la rubrique « intertexte », nouveau genre narratif dérivé du roman. Le parallèle entre ce « Faust latino-américain » tissé intertextuellement avec de nombreux Faust classiques (Marlowe, Lessing, Goethe, Lenau, Pessoa, T.Mann, Valéry, Butor, etc., etc.) et l’interpicturalité mise en œuvre dans les tableaux de Braun-Vega, est évident. D’ailleurs, mon amitié avec le peintre prit naissance le jour où j’ai découvert qu’il faisait en peinture ce que j’essaye de faire en littérature. C’est-à-dire, prendre appui sur les grands classiques pour développer de nouvelles formes artistiques et littéraires. Bien entendu, ce faisant, nous suivons la trajectoire fixée par les classiques eux-mêmes, car l’interpicturalité et l’intertextualité ont existé sous une forme ou une autre depuis toujours, comme Ingeburg Lachaussée allait le signaler très justement le lendemain, au cours du colloque de clôture. La différence c’est que nous appliquons l’interpicturalité et l’intertextualité d’une façon systématique, exhaustive et explicite.
« La Société des Hommes Célestes » étant écrite en français, Luis Hostalot, ancien acteur d’Almodovar, lut quelques fragments extraits de la version castillane encore inédite. Après un échange avec le public, le maire Julián Godès et le député Carlos Fontanet invitèrent l’assemblée à prendre un apéritif dans la « lonja », sur la place de Valderrobres. Ricard Solana faisait partie également de la table ronde. Directeur de Grafiques del Matarranya, il imprima -pour le compte de Sens-Public- l’édition papier de La Société des Hommes Célestes dans ses deux modalités, « rustique » et « prestige », qui furent sélectionnées pour le Pavillon d’Honneur du Salon du Livre 2006, à Paris. Sur la couverture du livre figure le tableau de Braun-Vega, « A Quiet Sunday in Central Park » . Ce tableau, peint en 1999, où Vermeer apparaît en tant que « peintre du dimanche » peignant à la Picasso sous le regard d’un policier perplexe, illustre également l’édition électronique de La Société des Hommes Célestes que les internautes peuvent trouver sur le site de Sens Public.
Le soir du samedi 15, à 19H30, eut lieu dans le château le colloque sur l’œuvre de Jorge Semprún et de Alfredo Bryce Echenique, en l’absence des deux intéressés, empêchés de se déplacer au dernier moment par des problèmes de santé. Amis de longue date de Braun-Vega, ils furent tous deux merveilleusement portraiturés par lui dans leur jeunesse. Jorge Semprún (qui avait rencontré Sens-Public dans l’atelier du peintre à Arcueil pour mieux préparer sa participation au colloque en Espagne) eut une influence déterminante en tant que Ministre de la Culture dans la réalisation de la rétrospective consacrée à Braun-Vega en 1992 au Museo Español de Arte Contemporáneo de Madrid. Et Alfredo Bryce, compatriote du peintre, figure dans plusieurs toiles de Braun-Vega... comme plusieurs tableaux de celui-ci illustrent les couvertures de ses livres. Fernando Carvallo, journaliste culturel à Radio France International, fin connaisseur de l’œuvre des deux écrivains, ainsi que Cécilia Hare, linguiste et professeur de littérature à l’université de Reims, spécialiste de l’œuvre de Alfredo Bryce Echenique, prirent le relais. Après la causerie sur l’œuvre des deux écrivains, Cecilia Hare lut un court texte humoristique de Bryce Echenique « La bêtise nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage », puis les invités se rendirent au restaurant « El Salt » où le chef cuisinier -José- prépara une superbe dégustation de plats et de vins d’Aragon. Car, pour intellectuelle qu’elle fût, la rencontre à Valderrobres a été aussi une rencontre de plaisir et d’amitié.
Le dimanche 16, le public et les invités officiels se rendirent au château à 11 heures du matin pour assister au concert donné par les Corales del Matarranya , notamment par les chœurs des villages de Beceite et de Calaceite, dirigés par Margarita Celma, jeune musicienne, compositeur et musicologue diplômée de l’université de Barcelone. La qualité des chœurs formés par de simples villageois, surprit agréablement le public. Tout était parfait : la sobre élégance des chanteurs, leur discipline et leur recueillement, la beauté maîtrisée des voix qui leur permit de chanter, avec une précision admirable, le programme conçu spécialement pour la rencontre où se côtoyaient classiques espagnols et auteurs populaires catalans et aragonais. Margarita Celma, en musicologue avertie, avait décelé de nombreuses relations intermusicales entre les classiques et les compositions folkloriques de la Comarca del Matarranya.
Un peu plus tard, pendant le colloque de clôture, Margarita Celma revint sur le concept d’intermusicalité qui lui avait permit d’explorer son répertoire à partir d’un point de vue novateur Ingeburg Lachaussée et Madeleine Vallette-Fondo reprirent à leur tour leur questionnement sur l’intertextualité et l’interpicturalité, et Yann Kilborne l’élargit à son propre champ d’activité, le cinéma. Leurs exposés se trouvent joints à cet article, mais ils peuvent être résumés brièvement en rappelant ce qui a été le motif central de notre rencontre de Valderrobres : une approche à la fois classique et avant-gardiste de la culture contemporaine, où nous décelons de puissantes influences et interrelations entre les différentes disciplines artistiques et littéraires, facilités par le développement de nouvelles techniques électroniques et par la communication de plus en plus ouverte entre les cultures et les populations des cinq continents.
Cette rencontre s’acheva par un grand banquet offert par l’Ayuntamiento de Valderrobres où Gérard Wormser eut l’occasion de remercier, au nom de Sens Public, la gentillesse et la réceptivité de nos amphitryons, promettant de garder et de cultiver les liens établis entre nous tous pour mettre en avant une culture revitalisée, fondée sur une pensée active et profonde, mais aussi sur une large et chaleureuse solidarité.