Présentation
Deus ex machinade l’histoire contemporaine 1 qui le consacreen sujet de l’histoireet principe fondateur de la légitimité politique, le peuple est le principe légitimant et agissant de la démocratie. Puissance omniprésente et obsédante mais énigmatique, « fantôme » 2 insaisis-sable dont le visage et les contours se laissent malaisément identifier, il hante la modernité politique.
Le mot « peuple » 3 comporte trois sens principaux : le peuple ethnique (ethnos : toute classe d’êtres d’origine ou de condition communes), le peuple concept social discriminant (plebs, vulgus, turba, laos), le peuple concept politique englobant (populus, demos) 4 . Cet aperçu étymologique suggère l’idée que toute esquisse de définition du « peuple » doit s’efforcer de répondre à une question dédoublée : « qu’est-ce qu’un peuple ? » ne se conçoit pas sans « qu’est-ce que le peuple ? », ou, dans une autre formulation, « qu’est-ce qui constitue le (un) peuple en peuple »? D’ores et déjà s’esquissent les problèmes théoriques et pratiques - les politiques publiques - que pose l’articulation entre l’unité du Peuple, concept-clé, à vocation universaliste, des philosophies du contrat et la diversité des peuples, communautés historiques particulières, articulation qui constitue l’un des axes de réflexion privilégiés et le fil conducteur des articles réunis dans ce dossier.
Sur fond de « crise de la conscience européenne » qui alimente les débats sur le fondement du lien social, l’origine du pouvoir, des normes, de la langue, les Lumières amorcent une redéfinition du principe de légitimité. Le transfert de souveraineté du « corps du roi » à cette volonté collective appelée « peuple », pensé au XVIIIe siècle, mis en application par les révolutionnaires français et inlassablement commenté aux XIXe et XXe siècles, procède de la modernité individualiste 5 selon deux voies d’acculturation sensiblement différentes qui, toutefois, n’excluent pas les phénomènes de transferts culturels. Cela concerne tout particulièrement la France et l’Allemagne ; en dépit de tout ce qui les sépare, Herder comme Rousseau partent du même postulat : le peuple est doté d’une existence et d’une légitimité indépendantes des aléas dynastiques.
L’une de ces voies d’acculturation à l’idéologie moderne affirme qu’un peuple est un fait de nature occulté et dénaturé qu’il importe de révéler à lui-même en remontant à la source, à l’origine, une donnée antérieure à toute déclaration de volonté, un fait réel ; c’est ce fait réel qui légitime sa volonté d’être reconnu comme un peuple distinct des autres peuples et désormais rassemblé, selon le schéma identitaire d’inclusion/exclusion. Le peuple est principe et agent de rupture, mais la revendication identitaire s’exerce au nom de la continuité historique ; l’accent est mis sur la filiation et sur la coïncidence séculaire d’un peuple avec son droit et ses traditions, contre toute volonté transformatrice et codificatrice imposée du dehors. Le peuple, c’est une communauté de mœurs et de culture constituant, indépendamment de toute dimension politique contractuelle, un élément de la diversité humaine.
L’autre variante, inspirée à des degrés divers de Rousseau, imprègne la culture politique française : le peuple n’existe pas comme fait donné, il n’est qu’un agrégat d’individus tant qu’il ne s’est pas constitué en tant que tel grâce au contrat social. Le peuple, c’est l’ensemble des contractants, le « corps des associés » dont il importe d’homogénéiser l’importune diversité, linguistique et sociologique au sens le plus large. La légitimité politique dépend de la congruence entre le peuple et le pouvoir qui le représente, ce qui justifie le modèle révolutionnaire fondé sur l’imaginaire insurrectionnel, l’appel subversif au peuple contre un pouvoir qui ne lui ressemble pas, mais aussi la vision unitaire, pour ne pas dire « artificialiste », d’une identité épurée construite grâce la subordination de ces déterminations objectives que constituent les réalités et pratiques sociales.
Puissance et énigme, le peuple est incontournable, mais insaisissable ; la démocratie consacre un peuple « introuvable » 6 qu’on ne sait pas figurer ; elle se heurte à une contradiction, qui lui est inhérente, entre le principe politique (la puissance d’un sujet collectif) et le principe sociologique (quelles sont la consistance, les contours, la visibilité de ce sujet ?). Le problème de la représentation du peuple et de la démocratie directe suggère une troisième, voire une quatrième formulation, impossibles à éluder, de la question de fond : « qui est le peuple ? » et « que veut le peuple ? ». Crise de la représentation démocratique ou maladie infantile liée aux processus de démocratisation, le populisme oppose aux rigidités de l’Etat de droit et à la culture des élites « déracinées » la ferveur unanimiste de l’appel au peuple trahi par ceux qui prétendent le représenter.
Voilà, brièvement esquissée, la toile de fond qui a inspiré ce projet pluridisciplinaire : dans une perspective comparatiste de « regards croisés » France-Allemagne, les auteurs de ce dossier, linguistes, juristes, philosophes du droit, historiens, apportent à la question de fond déjà définie - l’articulation théorique et pratique entre le postulat politico-juridique et la réalité sociologique, l’unité du Peuple souverain et la diversité des peuples historiques - un éclairage propre à leurs disciplines respectives. L’« intraductibilité », d’une langue à l’autre, de ce concept essentiel de l’espace public met en évidence les conditions d’émergence des institutions politiques et sociales ainsi que les inflexions des cultures politiques particulières. Chaque contribution s’interroge, sous un angle d’approche différent, sur le fondement de l’identité des peuples, fondement qui détermine les modalités d’exercice de la souveraineté « horizontale » de la modernité politique.
C’est ainsi que sont abordés, dans une première partie centrée sur la genèse des concepts de Peuple/Volk, la place, la signification et l’importance de la langue comme critère de définition d’un peuple (Annette Sousa-Costa, Jean-Jacques Briu). Stamatios Tzitzis (le Volksgeist et l’Ecole historique du droit) et Brigitte Krulic (les ambiguïtés du nationalisme français, tel qu’illustré par Maurice Barrès à la recherche d’un insaisissable « peuple français ») analysent ensuite les débats philosophico-juridiques sur les fondements, contractualistes ou historiques, de ce principe légitimant appelé « peuple ».
Les articles présentés en deuxième partie s’interrogent sur la portée opératoire du concept de peuple. Le droit positif, français et allemand, se voit confronté à la double et paradoxale nécessité de combiner le principe de souveraineté du peuple et d’en contrôler les imprévisibles débordements. En France, les trois lois constitutionnelles de 1875 organisent les pouvoirs publics sans inclure la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 ni la notion de « peuple » dans le droit positif constitutionnel. La dualité de légitimation - souveraineté nationale, souveraineté populaire 7 - aboutit au compromis formulé dans les Constitutions de la IVe et de la Ve Républiques qui introduisent la référence à la souveraineté du « peuple français » : « La souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (Titre premier, article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958). La décision du Conseil constitutionnel du 9 mai 1991 sur la notion de « peuple français », qui exclut juridiquement la notion de « peuple corse », ainsi que les décisions du même Conseil constitutionnel, depuis le 10 juin 2004, sur l’articulation entre le droit communautaire, certains principes constitutionnels français spécifiques (laïcité, égalité devant la loi) et les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale» montrent la permanence du principe d’unicité du peuple français et de la fiction juridique du peuple ancrée dans la tradition universaliste du modèle politique républicain 8 . Le nombre croissant de dérogations qui permettent d’incarner le peuple comme réalité sociologique marquée par la diversité témoigne cependant de l’évolution du modèle (voir J. Krulic sur l’idée de peuple dans la tradition constitutionnelle française).
En Allemagne fédérale, la souveraineté du peuple allemand, qui s’exprime par le biais du pouvoir constituant dérivé, rencontre cependant une limite prévue par la Loi fondamentale qui introduit des valeurs matérielles et des valeurs que l’on a pu qualifier de « méta-juridiques » au sein de l’ordre constitutionnel allemand (cf. les analyses de Thierry Rambaud). La question se pose de savoir si le pouvoir souverain du peuple se situe dans ou au-dessus de la Loi fondamentale. Cela renvoie à l’idée d’un conflit entre une conception absolue de la souveraineté constituante du peuple et ce qu’il est convenu d’appeler le « démo-constitutionnalisme » qui postule que le peuple exprime sa volonté, par l’intermédiaire des organes habilités à cet égard, dans le respect des valeurs fondamentales impliquées par l’Etat de droit.
Spécialiste du droit des minorités, Yves Plasseraud aborde le problème des interactions entre peuples majoritaires et peuples minoritaires en analysant le cas emblématique des processus d’ethnogenèses et de création des identités nationales dans l’aire baltique.
Ce dossier constitue une première étape dans la réalisation d’un projet collectif pluridisciplinaire centré autour de l’origine, des enjeux et applications contemporaines, dans l’espace européen, des problèmes linguistiques, politiques et culturels relevant des relations entre faits de langue, faits de pensée et pratiques. L’analyse des correspondances problématiques de concepts et de pratiques hétérogènes de par leur origine historique, juridique, institutionnelle - peuple et Volk, République/Republik, Famille/Familie, Education/Bildung... - peut contribuer à élucider les difficultés et malentendus à surmonter dans la perspective de la construction d’un espace européen unifié et d’une identité partagée.
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Jacques Julliard « Le Peuple », in Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Les France 1, Paris, Gallimard, 1992, p 185. ↩
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Gérard Mairet Le Principe de souveraineté. Histoire et fondements du pouvoir moderne Paris, Gallimard Folio Essais, 1996. ↩
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Voir en particulier Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction de Barbara Cassin et alii, Paris, Seuil, 2004. ↩
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Jacques Julliard, ibidem. ↩
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Louis Dumont Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1983. ↩
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Pierre Rosanvallon Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France Paris, Gallimard, 1998. ↩
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Dans Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, Sieyès contourne les difficultés théoriques et les apories du Contrat Social en substituant « nation » à « peuple ». C’est le concept de « nation » qui s’est ainsi imposé au cœur du système institutionnel français (cf. toutes les constitutions depuis 1791, à l’exception de la Charte « octroyée »), sans que le terme, donné comme « allant de soi », ait fait l’objet d’une définition ni d’une délimitation rigoureuses (cf. Claude Nicolet L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982). ↩
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Le modèle postule le principe d’indivisibilité tant de la souveraineté que du territoire de la République. ↩