La Vie et le Temps : objets d’études et principes moteurs des sciences
Présentation du Colloque par Jean-Yves Heurtebise
Le vendredi 24 novembre 2006 s’est tenu à Marseille, à l’amphithéâtre des Sciences Naturelles de la Faculté des Sciences de Saint-Charles (Université de Provence Aix-Marseille I), le colloque pluridisciplinaire « la Vie et le Temps ».
Ce colloque est une initiative de l’Association RezoDoc, association des docteurs et doctorants des Universités d’Aix-Marseille organisée dans le but de diffuser les savoirs de façon pluridisciplinaire, de favoriser la rencontre entre le grand public et la recherche la plus récente et de mettre en valeur les travaux des jeunes chercheurs. En l’occurrence, ce sont les travaux de sept doctorants issus d’horizons aussi différents que la géologie, la biologie, l’esthétique, la littérature, la philosophie, la psychanalyse, l’éducation que nous présentons dans ce recueil.
Les Professeurs Pierre-Gilles de Gennes, de l’Institut Curie, prix Nobel de physique 1991, et Dominique Lecourt, de l’Université Paris VII Denis Diderot, prix Gegner de l’Académie des sciences morales et politiques en 2000, qui nous avaient fait l’honneur d’accepter notre invitation, ont introduit la matinée et l’après-midi de cette journée par deux conférences de grande tenue et d’un profond intérêt. Le Professeur Pierre-Gilles de Gennes, qui nous a récemment quittés, avait réalisé un exposé captivant sur les objets de mémoire dans le cas de l’olfaction : se présentant comme « physico-chimico-biologiste », le Professeur de Gennes était l’exemple même de la pluridisciplinarité et de l’incessante mobilité d’esprit nécessaire au chercheur. Le Professeur Dominique Lecourt, de l’Université Paris 7, directeur du comité d’éthique de l’IRD, souffrant, n’a pu être présent mais avait eu l’extrême amabilité de nous faire parvenir son texte, repris tel quel ici, sur « vie et technique », transposition inédite de la dialectique canguilhemmienne entre le vif et le normatif à l’échelle de l’histoire humaine.
Enjeu épistémologique et philosophique
Le colloque La Vie et Le Temps rassemble deux notions en un même programme. Chacune de ces deux notions est susceptible de plusieurs niveaux de lectures.
En effet, on distingue généralement deux sens du mot Vie : la vie au sens organique, c’est-à-dire le Vivant biologique, et la vie au sens psychologique, c’est-à-dire le Vécu personnel. De même, on distingue deux temps : le temps matériel physique, défini en fonction d’un Instant, et le temps humain, caractérisé par une Durée. Définir le rapport entre le temps et la vie, c’est rencontrer le problème de l’articulation entre le temps intérieur et le temps extérieur, entre le psychologique et l’organique ou le physique.
Un tel colloque sur la Vie et le Temps a donc pour but de proposer une réflexion ouverte sur la manière de vivre et de penser le temps aujourd’hui. Il est pluridisciplinaire par nature puisque la physique comme la chimie, la biologie comme la médecine, l’anthropologie et la sociologie comme la psychologie et la philosophie, traitent à chaque instant des questions du temps et de la vie. En effet, au sein d’une recherche expérimentale qui pourrait sembler étrangère à ces préoccupations, l’interrogation sur le temps et la vie est omniprésente : il faut du temps pour préparer une expérience et pour en interpréter les résultats et il faut du temps à l’expérience même pour se faire. D’autre part, au niveau social et politique, les problèmes de vie sont aussi des problèmes de temps. Gérer une entreprise, ce n’est pas simplement tracer un diagramme clair des fonctions mais gérer les flux dans le temps ; organiser une ville, ce n’est pas tracer un plan idéal dans l’espace mais raccorder des temporalités hétérogènes...
Une interrogation pluridisciplinaire sur le temps et la vie a donc pour but de soulever des problèmes à la fois vitaux et actuels, pressants et nécessaires.
En effet, on assiste aujourd’hui à un risque à la fois « d’écrasement » et de « dispersion » du savoir : d’une part l’uniformisation calibrée du flux des informations mondiales conduit à produire une idéologie homogène, facilement contrôlable, d’autre part, l’hyperspécialisation des sciences rendent opaques les nouveautés de la recherche aux yeux du grand public, de plus en plus défiant face aux progrès réels de la science. La mise en perspective pluridisciplinaire des connaissances permettrait de s’affranchir de cette double impasse qui guette le savoir.
Nous voudrions porter un moment l’interrogation sur ce fait : il est étonnant qu’à une époque où les connaissances n’ont jamais été plus sûres et plus vastes, nous permettant de retrouver une connaissance profonde et complexe des origines du monde et des hommes et, à certains égards, de renouer par la voie de la rationalité expérimentale avec les mythologies les plus anciennes, une telle connaissance n’est pas produit cet enthousiasme intellectuel qui, à l’époque renaissante, avait été permise par l’éclosion d’un nouveau savoir.
Comme si on avait seulement vu l’aspect négatif de la révolution scientifique ; le soupçon qu’elle faisait peser sur la vie et le relativisme profond qu’elle impliquait envers tous nos discours antérieurs sur le monde. Comme si le fait que la science newtonienne devenait non plus une description vraie du monde mais un simple département de sa description adéquate, comme si le fait que toute la science classique trouvait son domaine de vérité au niveau anthropique de la réalité et ne parvenait plus à rendre compte ni des univers microscopiques compris par la physique quantique avec un très haut degré de précision ni des mondes cosmologiques compris de façon à travers la nouvelle physique relativiste, comme si tout cela au lieu à la fois d’affranchir l’homme de lui-même le rendait triste et impuissant des chaînes dont il pouvait se libérer.
Car c’est bien la construction d’un homme nouveau micro-cosmologique que la « science nouvelle » permet de penser, un homme non plus réduit au visible et tangible de son monde anthropologique mais un homme moléculaire circulant à travers les choses et saisissant leur unité à travers des forces de liaison intra et interatomiques, un homme cosmologique s’étendant jusqu’aux astres les plus lointains, tournant autour des trous noirs, épousant le rythme des pulsations profondes de l’univers, le lointain ressac de la marée universelle qu’il arrive à capter à travers la conque d’une onde radio lui livrant le ressassement secret d’un bruit de fond originel.
D’où vient alors l’impression d’enfermement et la crainte inquiète que suscite la science ? C’est que si la physique a connu cette révolution quantique et relativiste qui a libéré la physique du monde de l’homme, la science biologique naissante, au contraire, a fait de l’animal homme son objet d’investissement premier. Il n’y a plus besoin d’une physique mécanique pour réduire l’homme et l’animal à l’état de machine aux réflexes commandés par les impératifs productivistes (le postulat d’une absence de sensibilité animale comme fondement de la production intensive ?) et par les lois de la guerre (La Mettrie l’auteur de L’Homme machine était bien à la cour de Frédéric II, le roi inventeur d’une mécanique extrêmement stricte du corps militaire...). La physique est assez puissante pour s’affranchir de l’univers étriqué de l’homme et le rendre à nouveau maître de son corps et de ses mouvements : l’homme s’évade alors de lui-même, il investit les cieux et voyage au-delà de la Terre, il plonge dans les océans et s’infiltre dans les failles volcaniques de la Terre. Mais la biologie, et la chimie, sciences nées de façon concomitante, ont colonisé l’humain pour en faire une entité chimico-biologique dont on peut régler les humeurs par l’administration de substances chimiques, dont on pense pouvoir contrôler la reproductibilité à travers l’examen de ses gènes et pouvoir guider la psyché par la lecture de l’IRM de son cerveau.
L’homme libre de ses mouvements en tant que corps physique mais régulé dans ses humeurs, voire ses pensées en tant qu’organisme biologique se sent à la fois libéré et dans les fers, à la fois multiple (moléculaire) et immense (cosmologique) mais étriqué et contrôlé (au niveau social et biologique). Si des triples découvertes d’Einstein en 1905 (mouvement brownien, quantification des émissions d’électrons, relativité restreinte) à 1968 et L’Odyssée de l’espace de Kubrick, l’homme a pu se rêver un moment être interstellaire franchissant les barrières de l’espace-temps et brisant les limites de la matière, il s’est vite réveillé avec la gueule de bois d’un réductionnisme génétique et neurologique lui imposant une pesanteur et un carcan nouveaux.
Il est vrai que la chimie et la biologie sont des sciences encore jeunes et que, contrairement à la physique qui s’est découverte multiple à l’orée du vingtième siècle, elles sont encore pleines du rêve de jeunesse, surtout pour la biologie, d’une possibilité de réductionnisme total. Bien entendu, le discours réductionniste constitue plus une utilisation politique des données la science biologique qu’un discours révélateur de cette science comme telle. La course aux financements auxquels se livrent les laboratoires, le désir de notoriété des savants et la nécessité d’être présent au sein de l’espace public sont autant de facteurs politiques qui expliquent que l’épistémologie complexe de la science biologique passe souvent par les fourches caudines d’un discours réductionniste, accrocheur et vendeur. Mais c’est paradoxalement un tel discours qui inquiète en révélant le potentiel devenir marchandise de toute chose : vivant brevetable, organes en vente libre, procréation à la demande...
Penser la vie et le temps de façon pluridisciplinaire, c’est les penser à la fois comme objets de l’analyse scientifique et principes moteurs de l’évolution scientifique : vie et temps ne concernent pas simplement les objets nouveaux étudiés par la science mais une manière nouvelle de faire la science aujourd’hui et de penser son évolution. Ainsi, dans les textes qui suivent montrer comment la vie et le temps sont présentes au cœur des processus géologiques, cérébraux, immunitaires, logiques et psychiques va de pair avec montrer comment les représentations scientifiques, culturelles, symboliques, évoluent et se conservent dans le temps.