Présentation
L’objet de ce colloque, c’est la question du cinéma politique. De sa philosophie. De ses philosophies. Il s’agit donc de se demander ce que peut apporter à la philosophie le cinéma politique et pas simplement ce que la philosophie peut apporter au cinéma politique.
Essayons d’abord de poser le problème en précisant les termes du rapport entre cinéma et politique. Le cinéma envisagé ici comme un des beaux arts pourrait se définir comme une manière de « représenter » le rapport de l’homme et du monde. Le politique se définirait comme une manière de « représenter » le rapport des hommes entre eux. A travers l’art, les hommes définissent la manière dont le monde leur apparaît et à travers la politique la manière dont ils se considèrent : rapport à la totalité naturelle et rapport à la totalité sociale sont intriqués de façon complexe. Rapporter le terme politique à la polis grecque ne nous paraît pas d’une très grande utilité aujourd’hui, sinon pour dire justement l’écart et la distance : de la cité antique à la « 6T » en banlieue, on est passé de la situation centrale à la situation périphérique, ce qui traduirait la marginalisation du « politique ». Car la politique n’est plus liée à un lieu assignable ou une fonction désignable. Le slogan « tout est politique » agace (« si tout est politique alors rien ne l’est » - argument classique qui est surtout une manière de (ne) rien dire) parce qu’on ignore sans doute ce que Foucault a réussi à lui faire exprimer : que tout est politique ne signifie pas que tout discours est réductible à son positionnement sur l’échiquier dit « politique » (est-il de droite ? est-il de gauche ?), cela signifie que tout est rapport de forces. La politique par là rejoint la physique.
Nous dirons : tout n’est pas politique mais il y a de la politique partout. Partout des rapports des forces dont le but est de produire des assemblages durables au sein d’un espace propre, en physique comme en politique ; la particularité du politique étant que ces rapports ne passent pas simplement entre corps mais entre affects, entre idées, entre volontés. Exister et se faire entendre : c’est le plus vital du politique et c’est ce en quoi le politique aussi rejoint l’esthétique.
Précisons ce point d’ailleurs. Il n’y a pas de philosophie politique sans philosophie tout court. La division stoïcienne de la philosophie en physique, éthique et logique, aussi académique soit-elle, a le mérite de nous indiquer que, pour qu’il y ait philosophie, il faut toujours les trois : faire de la philosophie, c’est pouvoir avoir un discours dont l’unité sémantique se déploie à travers les différents champs de la nature, de la morale et des idées, et pas simplement faire de la philosophie épistémologique, ou logique, ou politique, ou éthique, etc. Si Deleuze disait que la philosophie commence avec la honte d’être homme, la philosophie politique commencerait-elle avec la honte d’être bourgeois ? Faire sauter le verrou sociologique (du discours de classe dominante) est une des étapes du devenir philosophe, qui passe nécessairement encore par la nécessité de faire sauter le verrou biologique (se défaire de l’impératif de la survie et du besoin) et faire sauter le verrou catégoriel (se débarrasser des cadres de la doxa, pas simplement rompre avec la bêtise de l’opinion, mais aussi prendre de la distance par rapport aux savoirs des savants).
Si le politique, c’est le réel défini comme rapport de forces à l’intérieur d’un milieu interhumain et social, le pouvoir, c’est la subordination de ces rapports de forces à une instance supérieure de décision. Le pouvoir, c’est le pouvoir de produire du réel. Foucault avait raison de critiquer la définition négative du pouvoir comme ce qui opprime et oppresse. Le pouvoir, c’est le pouvoir de réaliser le réel, quoiqu’il en soit de la vérité. Si l’arbitre siffle pour attribuer un point là où il n’y a pas eu de but, le point restera acquis, inscrit dans les annales de l’histoire : que cela soit vrai ou faux, juste ou injuste n’intéresse pas le pouvoir. Ma capacité d’action effective sur le réel définit la limite de mon pouvoir : c’est pourquoi le président est le général en chef des forces armées car la plus grande possibilité d’agir sur le réel ne peut être portée que par la plus haute instance décisionnelle. Agir sur le réel est le propre du pouvoir, le propre du contre-pouvoir c’est d’agir sur la vérité : pas simplement dire la vérité, mais la construire. Il faut bien comprendre ici que le contre-pouvoir dont nous parlons ne s’oppose pas au pouvoir : car le pouvoir ne craint rien de la vérité : dire la vérité n’a jamais fait de mal au pouvoir. En effet, seul peut s’opposer au pouvoir un pouvoir plus fort. Or le but du contre-pouvoir n’est pas de prendre le pouvoir mais de faire dérailler l’acte même du pouvoir. De même que le pouvoir ne saurait se définir comme oppression, le contre-pouvoir ne saurait se définir par opposition. Le contre-pouvoir ne s’oppose pas donc au pouvoir, il ne cherche pas à réagir sur le rapport des hommes entre eux mais à agir sur le rapport des hommes au monde. C’est en cela que l’art est le premier contre-pouvoir, car la vérité esthétique du rapport de l’homme au monde agit comme un détonateur au sein de la réalité politique du rapport des hommes entre eux.
Par exemple, on voit un film et on se dit « tiens j’avais pas compris ça comme ça ; je m’étais jamais rendu compte de ça », etc. Autrement dit, on voit quelque chose dans un film et cela nous paraît suffisamment juste pour susciter une sorte de tremblement, de doute par rapport à notre perception commune de la réalité. Pourquoi la question du rapport entre réalité et vérité se pose-t-elle au cinéma ? En philosophie, la définition classique de la vérité, c’est en gros la vérité comme adéquation du discours à la chose. Pourquoi est-ce que cette définition de la vérité comme adéquation du discours à la chose ne fonctionne pas au cinéma ? Parce que le cinéma, ce n’est ni des mots ni des choses, mais des images. Or si le cinéma nous présente le symbole vivant de ce que serait un monde d’images, d’un univers sans mots ni choses, cela ne signifie pas pour autant que tout est faux et qu’il n’y a pas de vérité, ou que tout est illusion et qu’il n’y a pas de réalité. Toutes ces théories du simulacre, de la séduction, du postmodernisme se cassent le nez sur le politique, parce que les événements politiques, ça coupe, ça brise, ça casse, ça fait des marques sur les corps.
L’étude du cinéma politique doit nous aider à comprendre de manière nouvelle ce rapport entre vérité et réalité qui ne relève ni du rapport classique d’adéquation entre le discours et la chose, ni de l’affirmation postmoderne d’un monde d’illusions et de fantasmes. Dans le cinéma comme art du faux, la présence d’un cinéma politique présente cette possibilité d’une figure esthétique qui s’adresse au « réel », à construire, au nom d’une « vérité », à produire. Le point de vue phénoménologique consistant à rendre justice au réel se double du point de vue politique cherchant à donner une vision plus juste du réel.