Présentation
L’exigence d’interdisciplinarité est la pierre de touche de ce colloque. Les débats qui s’y développent confortent cette hypothèse centrale : les chercheurs des diverses disciplines concernées (biologie, neurobiologie, sciences cognitives, linguistique, philosophie, histoire des sciences, droit, psychiatrie, psychanalyse, médecine, sociologie...) attendent aujourd’hui de l’interdisciplinarité qu’elle les aide à préciser les contours de leurs objets spécifiques, ainsi que les distinctions de sens qui règlent l’usage des notions qu’ils travaillent dans le cadre de la culture scientifique contemporaine. Nous avons la conviction que ces approches sont requises pour favoriser la réflexion collective à propos des choix scientifiques et techniques qu’effectuent nos sociétés. N’est-il pas essentiel d’alimenter cette réflexion aux lumières des disciplines historiques et philosophiques qui inscrivent le progrès des connaissances et de ses applications dans un horizon plus large ? L’acceptation par les sociétés de leur évolution rapide sous l’effet des développements technologiques n’a-t-elle pas pour condition la compréhension des contextes décisionnels qui justifient les hypothèses dominantes, au sein des champs de connaissance concernés par ce programme ? Si tel est bien le cas, il semble nécessaire de créer des lieux pour se représenter et discuter entre chercheurs les parti-pris scientifiques et normatifs que de nouvelles connaissances viennent fragiliser ou étayer. C’est ainsi que se préciseront les termes des débats publics autour de la connaissance.
Sommaire
Normes et enjeux de la représentation du vivant
Gérard Wormser
Entre les règles du droit, les déontologies relatives aux pratiques et les jugements moraux, la réflexion éthique relativement aux sciences médicales renvoie notamment à la notion de « contexte décisionnel », qui fait retour sur les conditions spécifiques d’un jugement engagé dans les pratiques pour établir leurs normes implicites. Le champ des connaissances et des pratiques applicables à la santé humaine se doit d’éviter tant le catastrophisme que l’utopisme par une réflexion interdisciplinaire.
Neurosciences et psychiatrie. Attirance ou répulsion ?
Marc Jeannerod
Le propos de cet article est d’examiner les conditions d’une mise en commun des idées du psychiatre clinicien sur la genèse de la maladie mentale et de celles du chercheur en neurosciences sur le rôle du cerveau dans le déterminisme du comportement et de l’activité mentale. Une telle entreprise n’est ni nouvelle, si l’on considère les nombreuses tentatives de rapprochement, anciennes ou récentes, entre les deux domaines, ni facile, si l’on considère les obstacles à un voisinage trop proche entre neurosciences et psychiatrie.
La notion d’erreur médicale en droit russe
Kira Hoareau
Le médecin doit pouvoir prendre connaissance de ce que l’on attend de sa pratique et savoir quels sont les comportements qui feront, ou non, de son activité une réalisation correcte des soins. Actuellement, se pose très fortement la question de l’évaluation des soins médicaux en Russie. La reflexion juridique et médicale russe, sur ce thème, est très vive car les textes de droit très récents. En effet, l’irruption du droit dans la médecine a fait de ce qui n’était que querelles doctrinales, une nécessité. Désormais, le corpus de règles juridiques russe, ainsi que la foisonnante doctrine, permettent de définir plus précisement ce qu’est un défaut dans les soins médicaux. Les règles d’expertise médico-légale viennent appuyer ce mouvement. Et demeure une question très discutée parmi les médecins et les juristes, ce qui n’est pas une particularité russe, celle de l’erreur médicale.
La dignité de l’homme et la bioéthique
Jean-Yves Goffi
Le concept de sacralité de la vie a longtemps joué un rôle architectonique en biomédecine. Devant les difficultés et les apories qu’il entraîne, on a tendance à recourir de plus en plus au concept de "dignité", censée fonder la protection due aux êtres humains, tout en étant d’application moins rigide que le premier. On se propose donc ici d’interroger la notion de dignité. Ordinairement interprétée de façon kantienne, elle renvoie, par sa généalogie, à une instituition religieuse de la réalité. On se demandera, dans ces conditions, si les critiques qui s’attachaient au concept de sacralité de la vie ne s’attachent pas également à celui de dignité de l’homme.
Les animaux : comment, et qu’est-ce qu’en bien parler ?
Hubert Vincent
Une telle question est liée à celle de l’anthropomorphisme dans la connaissance animale. Beaucoup d’auteurs, selon des horizons différents, voulurent dire à la fois la nécessité et les limites de ce concept dans cette connaissance (Merleau-Ponty chez les philosophes, F. de Waal chez les éthologues...). D’autres souhaitèrent récuser très fortement tout anthropomorphisme dans la connaissance animale (c’est le cas en particulier chez Heidegger, mais pas seulement). Nous aimerions reprendre cette question en prenant pour appui et pour point de départ un certain nombre de déclarations ou propos touchant les animaux, selon le fil de ce qui peut sembler admissible ou inadmissible en eux, provoquant ou scandaleux, plaisant encore ; selon enfin le fil de ce qu’ils suggèrent de nos rapports au monde animal et aux animaux. Cette approche par les discours effectivement tenus ici ou là, nous est apparue un bon fil pour relier ensemble la diversité des perspectives dont le monde animal fait l’objet aujourd’hui (de ses usages publicitaires à des usages plus savants, plus poétiques, ou plus philosophiques).
Neurosciences et mémoire
Jean-Claude Dupont
Comment la mémoire est-elle devenue objet de connaissance ? De la psychiatrie aux neurosciences cognitives, quelles ont été les stratégies expérimentales et cliniques visant à établir les bases de la mémoire ? Quelles conditions matérielles et conceptuelles exigeaient-elles ? Quel fondement épistémologique et quelle "philosophie de l’esprit" postulaient-elles ? Il s’agit de partir de quelques données de la clinique des amnésies et de l’expérimentation neurobiologique sur la mémoire, replacées dans leur contexte historique et philosophique, pour réfléchir sur la nature des procédés et concepts mobilisés, et aussi sur ce qu’ils nous apprennent vraiment et ce qu’ils n’apprennent pas encore.
Actualité de l’animal-machine
Catherine Larrère, Rapahaël Larrère
On a pu croire que la théorie cartésienne de l’animal-machine avait perdu toute vertu heuristique, et que l’animal était, depuis lors, considéré comme un être sensible doté d’états mentaux. Or, on assiste avec le développement des techno-sciences, à une nouvelle réification de l’animal. Déjà la zootechnie moderne considère l’animal comme une « machine vivante à aptitude multiple ». Certes, il ne s’agit plus de l’automate cartésien : l’animal de la zootechnie est une machine thermodynamique dotée de mécanismes d’autorégulation, un engin cybernétique. On tente d’en améliorer le rendement énergétique, on tend à maximiser l’efficacité de toutes ses fonctions (nutrition, croissance, reproduction). La génétique contemporaine travaille sur une autre analogie : l’animal n’est plus une machine thermodynamique, mais un programme d’ordinateur, que l’on peut à loisir enrichir d’informations nouvelles... Si les vaches peuvent devenir « folles », c’est peut-être que ce ne sont pas que des machines thermodynamiques. Et peut-être les animaux (comme les végétaux d’ailleurs) ne sont-ils pas réductibles à leur « programme génétique ».
Les limites de l’expérience du vivant : l’enfant, son cancer, ses parents, ses soignants
Daniel Oppenheim
Le cancer confronte l’enfant à des traitements éprouvants, qui peuvent lui faire toucher les limites du supportable, mais aussi sa mort probable. Ces situations produisent chez l’enfant, chez ses parents ainsi que chez ses soignants des questions majeures dont la prise en compte leur est nécessaire pour qu’ils n’en soient pas bouleversés voire écrasés.
Le proche ou le tiers médiateur
Jacqueline Lagréé
La récente loi du 4 mars 2002 relative aux droits du malade prévoit à l’article 11 la désignation d’une »personne de confiance » pour exprimer la volonté et recevoir l’information nécessaire au cas où la personne malade en serait incapable. Alors même que se pluralise la relation thérapeutique par la multiplicité des soignants, que devient le colloque singulier du médecin et du malade ? Quel rôle est appelé à jouer le proche ? Entre justice et amitié, comment pratiquer justement la sollicitude ?
Une problématique médicale simple en apparence : l’enfant trop petit
Raphaël Rappaport
Une réflexion sur les difficultés d’une action médicale ou ses dérives lorsque la décision médicale doit (ou plutôt devrait) concilier les progrès de la recherche, les vues fluctuantes de la normalité, au sens références « normales », la quête du meilleur interlocuteur (l’enfant/ses parents) et une pluie d’autres considérations vraiment médicales. Tout ceci mis ensemble constitue un peu le fondement d’une éthique de notre action et en souligne les difficultés. Pour aborder cette problématique, je propose de prendre pour modèle « la gestion » de la croissance staturale de l’enfant : paradigme médical, priorités psychosociales et considérations économiques sont au centre de cette réflexion/action.
Trouble de la pensée et identité
Hélène Oppenheim-Gluckman
Ici est développée une réflexion sur les difficultés d’une action médicale ou ses dérives lorsque la décision médicale doit (ou plutôt devrait) concilier les progrès de la recherche, les vues fluctuantes de la normalité, au sens références « normales », la quête du meilleur interlocuteur (l’enfant/ses parents) et une pluie d’autres considérations vraiment médicales. Tout ceci mis ensemble constitue un peu le fondement d’une éthique de notre action et en souligne les difficultés. Pour aborder cette problématique, je propose de prendre pour modèle « la gestion » de la croissance staturale de l’enfant : paradigme médical, priorités psychosociales et considérations économiques sont au centre de cette réflexion/action.
Sciences cognitives et modèles de la pensée
Brigitte Chamak
Cette intervention a pour objet l’analyse des modèles de la pensée proposés par les chercheurs en sciences cognitives. Ces derniers expliquent qu’ils aspirent à regrouper diverses disciplines pour analyser les processus impliqués dans la formation et l’exploitation de la connaissance. Ils sont intéressés par l’étude du fonctionnement de l’esprit et cherchent à décrire, expliquer, simuler les fonctions cognitives telles que le langage, le raisonnement, la perception, la compréhension, la mémoire ou l’apprentissage. Ce type d’intérêt les conduit à proposer des théories de l’esprit qui ne sont pas sans conséquence puisque, en un sens, elles tentent de définir ce qui spécifie un être humain. L’interdisciplinarité prônée par les chercheurs en sciences cognitives est souvent mise à rude épreuve car, en fonction de leur discipline d’origine, ils produisent des discours différents et correspondant à des conceptions concurrentes. L’objectif est ici de comprendre dans quel univers culturel les acteurs des sciences cognitives évoluent, quelles positions philosophiques ils adoptent, quels types d’idéologie ils développent et comment leurs pratiques et leur formation influent sur leurs conceptions. Il m’a paru intéressant, dans un deuxième temps, d’analyser le processus d’institutionnalisation en France.
L’apparence et l’identité
Benjamin Kilborne
L’habit peut soit faire, soit défaire, le moine (he can be either frocked or defrocked). De quoi dépend l’apparence ? Dans quelle mesure peut-il y avoir (et doit-il y avoir) un rapport entre l’apparence et l’identité ? Enlever l’habit du moine est-ce l’équivalent d’enlever un piano à un pianiste ? Si le piano reste silencieux, est-ce que le pianiste existe toujours ? Ces questions suggèrent qu’il existe des rapports extrêmement importants et complexes entre l’apparence et l’identité. Je m’appuie ici sur mes travaux sur la honte et les fantasmes de disparition. Si nous nous trouvons tous pris dans des conflits entre le désir d’être reconnu et la peur ou l’angoisse d’être vu (et mal vu), il n’existe pas, face à ces conflits, de défense qui ne passe pas par l’apparence. Il semblerait donc que l’apparence se trouve munie des fonctions médiatrices entre les perceptions du monde extérieur et nos sentiments les plus intimes et les plus intérieurs.
De la biologie comme science historique
Jean Gayon
Whewell, qui forgea l’expression « philosophie de la biologie » en 1840, voyait dans la biologie une authentique « science », c’est-à-dire une connaissance dégageant des relations constantes et universelles. De nombreux philosophes contemporains ont désormais une vision philosophique des sciences de la vie qui est exactement l’inverse de celle que soutenait Whewell. Il est devenu problématique d’interpréter les généralisations des sciences biologiques comme des lois. La plupart, sinon toutes les généralisations, apparaissent comme contingentes par rapport à des portions définies de l’espace-temps. Aussi la biologie est-elle alors qualifiée comme une science historique. L’objet de cette communication est d’examiner les arguments en faveur de cette thèse, et ses limites.
L’organisation du vivant : émergence ou survenance ?
François Duchesneau
Dans cet article François Duchesnau, philosophe et historien des sciences, présente les conceptions qui se partagent le champ des connaissances sur le vivant, de l’époque moderne jusqu’à nos jours. Plutôt que d’antinomie des stratégies d’analyse, il conviendrait souvent, pour traduire adéquatement la perspective historique, de parler de tensions, d’alternances et en dernier ressort de complémentarité relative entre les modes de représentations dits mécanistes et vitalistes, holistes et réductionnistes.